Cosmopolitics is a term which "happened" to me, but is also w proposed by others taking it in its "Kant" original meaning. Here is a maybe desesperate attempt to retrieve its "original" meaning.
This text was prepared for an encounter at Cerisy in 2003, the title of which was ... Cosmopolitiques. It may be taken as a preliminary version of what will maybe get published some day...
La proposition cosmopolitique
Isabelle Stengers, Universit? Libre de Bruxelles
Comment pr?senter une proposition dont l’enjeu n’est pas de dire ce qui est, pas non plus de dire ce qui doit ?tre, mais de faire penser, et qui ne demande pas d’autre v?rification que cela : la mani?re dont elle aura ? ralenti ? les raisonnements, cr?? l’occasion d’une sensibilit? un peu diff?rente par rapport aux probl?mes et aux situations qui nous mobilisent. Comment, donc, s?parer cette proposition des enjeux d’autorit? et de g?n?ralit? qui s’agencent autour de la notion de ? th?orie ? ? Cette question est d’autant plus importante que la proposition ? cosmopolitique ?, telle que je vais tenter de la caract?riser, ne s’adresse pas d’abord aux ? g?n?ralistes ?. Elle ne peut prendre sens que dans les situations concr?tes, l? o? oeuvrent des praticiens, et elle requiert des praticiens qui - et ceci est un probl?me politique, non pas cosmopolitique - ont appris ? hausser les ?paules devant les pr?tentions des th?oriciens g?n?ralisateurs, port?s ? les d?finir comme des ex?cutants, charg?s d’ ? appliquer ? une th?orie, ou ? capturer leur pratique comme illustration d’une th?orie.
Cette difficult? est une premi?re pr?sentation de ce qui sera un th?me de ce texte : la distinction et le caract?re ins?parable des propositions politiques et cosmopolitiques. C’est dans la mesure m?me, je tenterai de le transmettre, o? les propositions relevant de ce que l’on peut appeler l’ ? ?cologie politique ?, la mise en politique des questions de savoirs dits positifs ou des pratiques touchant aux ? choses ?, deviennent pertinentes, que la proposition cosmopolitique peut le devenir. En d’autres termes, cette proposition n’a strictement aucun sens dans la plupart des situations concr?tes d’aujourd’hui, mais elle se propose d’accompagner ceux et celles qui ont d?j? effectu? le ? mouvement politique ? associ? ? l’?cologie politique, et ont donc appris ? rire non des th?ories, certes, mais de l’autorit? qui leur est associ?e. Et un autre th?me de ce texte, connexe au premier, sera la question de la vuln?rabilit? de propositions de ce genre, expos?s ? tous les malentendus possibles, et d’abord ? leur tr?s pr?visible capture th?orique.
On me dira, je le pr?vois : il ne fallait pas, alors, reprendre un terme kantien. N’est-ce pas Kant, en effet, qui a renouvel? le th?me antique du cosmopolitisme dans la direction d’un projet de type politique, en l’occurrence celui d’une ? Paix perp?tuelle ? o? chacun ? se penserait comme un membre ? part enti?re de la soci?t? civile mondiale, conform?ment au droit des citoyens ? ? Je dois ici plaider coupable car j’ignorais l’usage kantien lorsque, en 1996, alors que je travaillais au premier volume de ce qui allait devenir une s?rie de sept Cosmopolitiques , ce terme s’est impos? ? moi. Et lorsque j’ai d?couvert que le terme ? cosmopolitique ? affirmait la confiance kantienne dans un progr?s g?n?ral du genre humain qui trouverait son expression dans l’autorit? d’un ? jus cosmopoliticum ?, il ?tait trop tard. Le mot avait pris, pour moi, sa vie et sa n?cessit? propres. Il est donc, dans l’acception que je lui donne, charg? d’un handicap de d?part. Un handicap que j’accepte parce que, de toute fa?on, il ne fait qu’accentuer la question qui se pose ? tout ? nom ? donn? ? une proposition, d?s lors que celui-ci est repris : m?me s’il s’agit d’un v?ritable n?ologisme, ce nom sera toujours vuln?rable, et il est normal qu’il en soit ainsi. Ce n’est donc pas en ? propri?taire ? que je me pr?sente, charg?e de transmettre la ? v?ritable signification ? de ce mot, cosmopolitique, mais en protagoniste int?ress?e. Int?ress?e ? la possibilit? que, entre la libert? de reprise sans contrainte et l’obligation de fid?lit? qui serait associ?e ? un ? droit de propri?t? intellectuelle ?, puissent se construire des pratiques qui conjuguent libert? et ? tra?abilit? ?, c’est-?-dire mette en sc?ne de mani?re explicite ce que la reprise ? fait ? ? ce qui a ?t? repris.
En l’occurrence, je dois donc affirmer que la proposition cosmopolitique telle que je vais la pr?senter renie explicitement toute parent? avec Kant, ou avec la pens?e antique. Le ? cosmos ?, tel que je vais essayer d’en faire passer le sens, a peu avoir avec le monde o? le citoyen antique s’affirmait partout chez lui, ni avec une terre enfin unifi?e, dont chacun serait citoyen. Que du contraire. En revanche la ? proposition cosmopolitique ? pourrait bien avoir des affinit?s avec un personnage conceptuel que le philosophe Gilles Deleuze a fait exister avec une force qui m’a marqu?e : l’idiot.
L’idiot, au sens grec, est celui qui ne parle pas la langue grecque, et qui est ainsi s?par? de la communaut? civilis?e. On retrouve ce sens avec le mot ? idiome ?, un langage quasi-priv?, qui exclut donc d’une communication r?gie par la transparence et l’anonymisation, c’est-?-dire l’interchangeabilit? des locuteurs. Mais l’idiot de Deleuze, qu’il emprunte ? Dostoievsky pour en faire un personnage conceptuel, est celui qui toujours ralentit les autre, celui qui r?siste ? la mani?re dont la situation est pr?sent?e, dont les urgences mobilisent la pens?e ou l’action. Et cela, non pas parce que la pr?sentation serait fausse, non pas parce que les urgences seraient mensong?res, mais parce qu’"il y a quelque chose de plus important". Qu’on ne lui demande pas quoi. L’idiot ne r?pondra pas, il ne discutera pas. L’idiot fait pr?sence ou, comme Whitehead le dirait, fait interstice. Il ne s’agit pas de lui demander des comptes : "qu’est-ce qui est plus important ?". "Il ne sait pas". Mais son efficace n’est pas de mettre en ab?me les savoirs, de cr?er une nuit o? toutes les vaches sont grises. Nous savons, il y a des savoirs, mais l’idiot demande que nous ne nous pr?cipitions pas, que nous ne nous sentions pas autoris?s ? nous penser d?tenteurs de la signification de ce que nous savons.
Je n’ai pas la pr?tention de me porter ? la hauteur d’un personnage conceptuel. La plupart du temps, comme tout un chacun, je crois que je sais ce que je sais. Mais ce mot, cosmopolitique, m’est venu dans un moment o? l’inqui?tude m’a saisie, o? j’ai eu besoin de ralentir face ? la possibilit? qu’en toute bonne volont?, je sois en danger de reproduire ce que, depuis que j’ai commenc? ? penser, j’ai appris ?tre le p?ch? mignon de la tradition ? laquelle j’appartiens : transformer en clef universelle neutre, c’est-?-dire valable pour tous, un type de pratique dont nous sommes particuli?rement fiers. J’avais consacr? bien des pages ? ? mettre les sciences en politique ?, ce qui ne signifie pas les dissoudre sur le mode de ? ce n’est que de la politique d?guis?e ?, mais au contraire conf?rer ? ce que nous entendons par politique une signification assez abstraite pour accueillir, ? titre de concr?tisation particuli?re, les pratiques scientifiques. Les sciences dites modernes seraient une mani?re de r?pondre ? la question politique par excellence : qui peut parler de quoi, se faire le porte parole de quoi, repr?senter quoi ? Mais j’?tais en danger de faire de cette question politique une clef pour ce que j’en ?tais venue ? nommer ? ?cologie des pratiques ?, invention des mani?res dont pourraient apprendre ? coexister des pratiques diff?rentes, r?pondant ? des obligations divergentes. J’?tais en risque d’oublier que la cat?gorie de politique avec laquelle je travaillais fait partie de notre tradition, puise dans les ressources d’invention propre ? cette tradition.
Une tentation aurait ?t? de tenter de chercher une cat?gorie ? vraiment neutre ?, anthropologique, dira-t-on. Malheureusement, l’anthropologie, c’est ?galement nous, ainsi que l’ambition de d?finir-d?couvrir ? ce qu’il y a d’humain dans l’homme ?. S’ent?ter ? tenter de formuler une proposition ? anonyme ?, ?galement valable pour tous, c’?tait, de fait, s’enferrer, poursuivre l’espoir de Munchhausen d’utiliser ses propres ressources pour les transcender . J’ai donc choisi de conserver le terme ? politique ?, qui affirme que la proposition cosmopolitique est une proposition ? sign?e ?, ce dont nous pourrions, ?ventuellement, nous rendre capables, ce qui pourrait nous devenir ? bon ? penser ?, et de l’articuler avec ce terme ?nigmatique, ? cosmos ?.
C’est ici que la proposition risque le malentendu, car l’attracteur kantien peut induire l’id?e qu’il s’agit d’une politique visant ? faire exister un ? cosmos ?, un ? bon monde commun ?. Or, ce monde commun, il s’agit justement d’en ralentir la construction, de cr?er un espace d’h?sitation portant sur ce que nous faisons lorsque nous disons ? bon ?. Lorsqu’il s’agit du monde, des questions, menaces, probl?mes dont les r?percussions se pr?sentent comme plan?taires, ce sont ? nos ? savoirs, les faits produits par ? nos ? ?quipements techniques, mais ?galement les jugements associ?s ? ? nos ? pratiques qui sont en premi?re ligne. La bonne volont?, le ? respect pour les autres ? ne suffisent pas ? effacer cette diff?rence, et la nier au nom d’une ? ?galit? en droit ? de tous les peuples de la terre n’emp?chera pas ensuite de condamner l’aveuglement fanatique ou l’?go?sme de ceux qui refuseraient d’admettre qu’ils ne peuvent s’abstraire des ? enjeux plan?taires ?. La proposition cosmopolitique est bien incapable de donner une ? bonne ? d?finition des proc?dures permettant d’atteindre la ? bonne ? d?finition d’un ? bon ? monde commun. Elle est ? idiote ? en ce sens qu’elle s’adresse ? ceux qui pensent sous cette urgence, sans la nier le moins du monde, mais en murmurant qu’il y a peut-?tre quelque chose de plus important.
Le cosmos, ici, doit donc ?tre distingu? de tout cosmos particulier, ou de tout monde particulier, tel que peut le penser une tradition particuli?re. Et il ne d?signe pas un projet qui viserait ? les englober tous, car c’est toujours une mauvaise id?e de d?signer un englobant pour ce qui refuse d’?tre englob? par quelque chose d’autre. Le cosmos tel qu’il figure dans ce terme, cosmopolitique, d?signe l’inconnue que constituent ces mondes multiples, divergents, des articulations dont ils pourraient devenir capables, contre la tentation d’une paix qui se voudrait finale, œcum?nique, au sens o? une transcendance aurait le pouvoir de demander ? ce qui diverge de se reconna?tre comme une expression seulement particuli?re de ce qui constitue le point de convergence de tous. Il n’a pas, en tant que tel, de repr?sentant, il n’exige rien, n’autorise aucun ? et donc... ?. Et sa question s’adresse donc d’abord ? ceux qui sont les ma?tres du ? et donc...?, ? nous qui, ? grands coups de ? et donc ?, pourrions bien, en toute bonne volont?, devenir les repr?sentants de probl?mes qui, que nous le voulions ou non, s’imposent ? tous.
On pourrait dire que le cosmos est un op?rateur de mise ? ?galit?, ? condition de dissocier radicalement mise ? ?galit? avec mise en ?quivalence, qui implique une mesure commune, impliquant l’interchangeabilit? des positions. Car de cette ?galit? ne suit aucun ? et donc... ? mais bien au contraire leur mise en suspens. Op?rer, ici, c’est cr?er une mise en inqui?tude des voix politiques, un sentir de ce qu’elles ne d?finissent pas ce dont elles discutent, que l’ar?ne politique est peupl?e par les ombres de ce qui n’a pas, ne peut avoir, ou ne veut pas avoir, de voix politique : ce que la bonne volont? politique pourrait si facilement oblit?rer d?s lors que r?ponse ne serait pas donn?e ? l’exigence ? exprime-toi, explicite tes objections, tes propositions, ton apport au monde commun que nous construisons ?.
La proposition cosmopolitique n’a donc rien ? voir avec un programme, beaucoup plus avec le passage d’une frayeur, faisant b?gayer les assurances. C’est cette frayeur que l’on peut entendre dans le cri que poussa, dit-on, un jour Cromwell : “My Brethern, by the bowels of Christ I beseech you, bethink that you may be mistaken !” Citer Cromwell, ici, ce tr?s brutal politique, bourreau de l’Irlande, s’adressant ? ses fr?res puritains, habit?s par une v?rit? assur?e et vengeresse, c’est insister sur ceci que le b?gaiement ne se m?rite pas, ne traduit pas une grandeur d’?me particuli?re, mais arrive. Et arrive sur le mode de l’ind?termination, c’est ? dire de l’?v?nement dont rien ne suit, aucun ? et donc... ?, mais qui pose ? chacun la question de la mani?re dont il h?ritera de lui. Certes, c’est ? ses fr?res en tant que chr?tiens que Cromwell s’adresse, et son adresse, si elle r?ussit, doit faire exister, parmi eux, la pr?sence du Christ. Mais le Christ n’est pas, ici, porteur d’un message particulier, son efficace est celle d’une pr?sence sans interaction, n’appelant ? aucune transaction, aucune n?gociation quant ? la mani?re dont elle doit ?tre prise en compte.
Si la proposition cosmopolitique a pour point d’accroche, dans nos exp?riences, l’?v?nement de cette frayeur, ? que sommes nous en train de faire ? ?, faisant interstice dans le sol des bonnes raisons que nous avons de le faire, elle ne se r?sume pas ? ce type d’?v?nement. Les interstices se referment rapidement, pire, faire taire la frayeur entra?ne souvent au redoublement des raisons par une vilenie suppl?mentaire qui colmatera l’h?sitation. C’est ce que nous raconte ? sa mani?re l’histoire de l’homme de loi qui, dans la nouvelle c?l?bre de Herman Melville, fut confront? au ? I would prefer not to ? de son scribe Bartleby.
La nouvelle de Melville est tr?s int?ressante ? cet ?gard, car le narrateur, l’homme de loi ? qui il est arriv? de prendre Bartleby pour scribe, est une figure de ce que la ? cosmopolitique ? doit ?viter. Il s’ent?te, il veut que Bartleby sorte de son abstention, qu’il rejoigne le monde commun o? les humains acceptent de s’engager. Peu ? peu il devient quasiment fou, pris ? son propre jeu, et choisit de vider les lieux puisque Bartleby a pr?f?r? ne pas vivre ailleurs que dans son bureau. Et il laisse ce faisant aux nouveaux locataires la responsabilit? dont il s’est rendu incapable, forcer Bartleby ? faire ce qu’il pr?f?re ne pas faire.
Le personnage de Bartleby op?re un passage ? la limite : nous ne saurons jamais le sens d’une indiff?rence qui le m?ne finalement ? la mort (mis en prison pour vagabondage, il pr?f?rera ne pas manger). En revanche, nous pouvons comprendre le trajet de l’homme de loi face ? cette ?nigme. Il s’y heurte, il est troubl?, profond?ment troubl?, il est pr?t ? tout, il n’arrive pas ? ne pas se sentir responsable, mais il ne peut l?cher non plus les r?gles du jeu social que Bartleby d?sarticule. Il ne peut imaginer d’autre issue que celle d’un retour de Bartleby dans le monde commun. Lorsque les clients s’offusquent du refus de ce scribe d?sœuvr? qui pr?f?re ne pas leur rendre les services qu’ils lui demandent, il n’envisage pas de partager avec eux son ? idiotie ?, et c’est sans doute ce qui le condamne ? la vilenie : d?m?nager afin de pouvoir se laver les mains du sort de cet irresponsable en sachant que d’autres r?gleront la question ? sa place.
Il faut prendre garde ? la bonne volont? individuelle. Conf?rer une dimension ? cosmopolitique ? aux probl?mes que nous pensons sur le mode de la politique ne se r?f?re pas au registre des r?ponses, mais pose la question de la mani?re dont peuvent ?tre entendus ? collectivement ?, dans l’agencement par o? se propose une question politique, le cri de la frayeur, ou le murmure de l’idiot. Ni l’idiot, ni Cromwell effray?, ni l’homme de loi obs?d? par Bartleby ne le savent. Il ne s’agit pas de s’adresser ? eux mais d’agencer l’ensemble de telle sorte que la pens?e collective se construise ? en pr?sence ? de ce dont ils font exister l’insistance. Donner ? cette insistance un nom, cosmos, inventer la mani?re dont la ? politique ?, qui est notre signature, pourrait faire exister sa ? doublure cosmique ?, les r?percussions de ce qui va ?tre d?cid?, de ce qui construit ses raisons l?gitimes, sur ce qui reste sourd ? cette l?gitimit?, c’est la proposition cosmopolitique.
Je voudrais ici citer un exemple concret de ce que peut signifier cet ? en pr?sence ?. Cet exemple concerne la question, d?sormais mise en politique, de l’exp?rimentation animale. Laissons de c?t? les cas multiples o? nous pouvons dire ? il y a abus ?, cruaut? inutile et aveugle ou r?duction syst?matique des animaux d’?levage au statut de viande sur pattes. Ce qui m’int?resse sont les cas ? difficiles ?, o? sont ? mis en balance ? l’exp?rimentation et une cause que l’on dira l?gitime, la lutte contre une ?pid?mie par exemple. Certains ont cherch? ? cr?er des ?chelles de valeur permettant de ? mesurer ? l’int?r?t humain, d’?tablir la possibilit? de mettre en rapport cet int?r?t une mesure des souffrances inflig?es ? tel type d’animal (la souffrance d’un chimpanz? ? compte ? plus que celle d’une souris). Mais cette mise en ?quivalence de type utilitariste ouvre ? toutes les vilenies : elle incite chacun ? renvoyer au compte commun la responsabilit? des cons?quences de sa propre mesure. D’autres, et c’est ce qui m’a int?ress?e, ont d?sign? un point d’accroche inattendu. Nous savons que dans les laboratoires o? se pratique l’exp?rimentation animale existent toutes sortes de rites, de mani?re de parler, de d?signer les animaux, qui t?moignent de la n?cessit? pour les chercheurs de se prot?ger. On pourrait d’ailleurs se demander si les grandes ?vocations du progr?s des savoirs, de la rationalit?, des n?cessit?s de la m?thode, ne font pas partie de tels rites, colmatant les interstices par o? le ? que suis-je en train de faire ? insiste . La n?cessit? de ? d?cider ? quant ? la l?gitimit? d’une exp?rimentation aurait alors pour corr?lat l’invention de contraintes dirig?es activement contre ces manœuvres de protection, for?ant les chercheurs concern?s ? s’exposer, ? d?cider ? en pr?sence ? de ce qui sera ?ventuellement victime de sa d?cision. La proposition va donc dans le sens d’une ? auto-r?gulation ?, mais elle a pour int?r?t de mettre en sc?ne la question du ? auto ?, de donner sa pleine signification ? l’inconnue de la question : que d?ciderait le chercheur ? de lui-m?me ? si ce ? lui-m?me ? ?tait activement d?pouill? de ce dont ses d?cisions actuelles semblent avoir besoin.
Une telle question rel?ve d’une perspective que j’appelle ? ?tho-?cologique ?, affirmant l’ins?parabilit? de l’ethos, de la mani?re de se comporter propre ? un ?tre, et de l’oikos, de l’habitat de cet ?tre, de la mani?re dont cet habitat satisfait ou contrecarre les exigences associ?es ? tel ethos, ou encore offre ? des ethos in?dits l’occasion de s’actualiser . Qui dit ins?parabilit? ne dit pas d?pendance fonctionnelle. Un ethos n’est pas fonction de son environnement, de son oikos, il sera toujours celui de l’?tre qui s’en r?v?le capable. On ne le transformera pas sur un mode pr?visible en transformant l’environnement. Mais aucun ethos n’est, en lui-m?me, d?tenteur de sa propre signification, ma?tre de ses raisons. Nous ne savons pas de quoi un ?tre est capable, peut devenir capable. L’environnement, pourrait-on dire, propose, mais c’est l’?tre qui dispose de cette proposition, qui lui donne ou lui refuse une signification ? ?thologique ?. Nous ne savons pas de quoi un chercheur affirmant aujourd’hui la l?gitimit?, voire la n?cessit? de telle exp?rimentation animale, pourrait devenir capable dans un oikos qui exige de lui qu’il pense ? en pr?sence ? des victimes de sa d?cision. Ce qui importe est que ce devenir sera celui d’un chercheur et c’est en cela qu’il ferait ?v?nement, que ce que j’appelle ? cosmos ? peut ?tre nomm?. Localement, au cas o? l’exigence ? ?cologique serait efficace, une articulation aura ?t? cr??e entre ce qui semblait se contredire, les n?cessit?s de la recherche, et ses cons?quences pour les animaux qui en sont les victimes. Ev?nement ? cosmique ?.
Cet exemple peut faire sentir pourquoi j’ai soulign? que l’idiot ne nie pas les savoirs articul?s, ne les d?nonce pas comme mensongers, n’est pas la source cach?e d’un savoir qui les transcende. Les contraintes propos?es sont ? idiotes ? en ce sens : elles ne d?signent pas d’arbitre capable de juger du bien fond? des urgences que plaident les exp?rimentateurs, elles prennent au s?rieux, ? titre hypoth?tique (cela peut rater), le fait que l’ethos de ces exp?rimentateurs, qui est d?fini comme posant probl?me par les adversaires de l’exp?rimentation animale, semble avoir besoin d’un environnement ? aseptis? ?, et elles leur refusent le droit ? un tel environnement : nous pourrons accepter d’?couter vos arguments lorsque nous serons assur?s que vous ?tes pleinement expos?s ? leurs cons?quences.
Le probl?me n’est donc pas celui des savoirs articul?s, mais de la pr?tention qui redouble ces savoirs : ceux qui savent se pr?sentent comme pr?tendant qu’ils savent ce qu’ils savent, qu’ils sont capables de savoir sur un mode ind?pendant de leur situation ? ?cologique ?, ind?pendant de ce que leur oikos leur impose de prendre en compte ou leur permet au contraire d’ignorer. Ce que murmure l’idiot ne transcende pas les savoirs et n’a en soi-m?me aucune signification. C’est la mani?re dont ce murmure modifiera ?ventuellement (sur le mode de l’?v?nement) non les raisons mais la mani?re dont les raisons de ceux qui discutent se pr?sentent qui peut faire advenir cette signification.
Il serait assez int?ressant, mais je me bornerai ici ? une simple allusion, de prolonger cet exemple ? d’autres cas o? l’anesth?sie semble partie prenante d’une situation. Ainsi, nous sommes abreuv?s de discours qui nous demandent d’accepter que les fermetures d’usines et la mise au ch?mage de milliers de travailleurs sont une cons?quence dure, mais in?vitable, de la guerre ?conomique. Si nos industries ne peuvent faire ? les sacrifices ? qu’exige la comp?titivit?, elles seront vaincues, et nous serons tous perdants. Soit, mais il faut alors nommer et honorer les ch?meurs comme victimes de guerre, ceux dont le sacrifice nous permet de survivre : c?r?monies, m?dailles, d?fil?s annuels, plaques comm?moratives, toutes les manifestations de la reconnaissance nationale, bref toutes les manifestations d’une dette qu’aucun avantage financier ne suffira ? compenser, leur sont dus. Mais que de r?percussions si toutes les souffrances et mutilations impos?es par la guerre (?conomique) ?taient ainsi ? c?l?br?es ?, mises en m?moire, activement prot?g?es de l’oubli et de l’indiff?rence, et non pas anesth?si?es par les th?mes de la flexibilit? n?cessaire, de l’ardente mobilisation de tous pour une ? soci?t? des savoirs ? o? chacun devra accepter l’obsolescence rapide de ce qu’il sait et prendre la responsabilit? de son auto-recyclage permanent. Le fait que nous soyons pris dans une guerre sans perspective concevable de paix deviendrait peut-?tre intol?rable. Proposition ? idiote ?, puisqu’il ne s’agit pas d’un programme pour un autre monde, d’un affrontement entre raisons, mais d’un diagnostic quant au mode de stabilit? ? ?tho-?cologique ? de celui-ci.
Je voudrais maintenant d?ployer la proposition cosmopolitique dans son association avec le th?me de l’?cologie politique, telle que permettent de l’envisager les travaux de Bruno Latour (Politiques de la Nature) ou de Michel Callon et ses co-auteurs (Agir dans un monde incertain). Il ne s’agit ni de critiquer, ni d’affirmer combler un ? manque ?, mais d’insister explicitement. La culture active de l’incertitude telle que la proposent notamment Callon et ses co-auteurs est d?j? un formidable d?fi, et pourtant, de mani?re idiote, il s’agit d’encore compliquer la situation. Et de marquer le fait que nous vivons dans un monde dangereux, dont il s’agit de prendre en compte explicitement les dangers.
Il me faut d’abord souligner le d?fi formidable que constitue en elle-m?me l’?cologie politique, l’id?e, pour parler vite, d’une production publique, collective de savoirs autour de situations qu’aucune expertise particuli?re ne peut suffire ? d?finir, et qui demandent la pr?sence l?gitime active, objectante, proposante, de tous ceux qui sont ? concern?s ?. Comme le dit Bruno Latour, il s’agit que la situation ?chappe aux raisons autoris?es par des matters of fact, comme aussi aux valeurs d?ductibles d’un ? int?r?t g?n?ral ? permettant l’arbitrage. La situation doit ?tre produite comme matter of concern, ce qui signifie qu’elle doit collecter autour d’elle ceux qui sont ? concern?s ?. Or, nous le savons, il y a tant de moyens de fabriquer une situation apparemment ouverte, o? tous les pouvoirs d’objecter et de proposer sont accueillis, mais le sont dans des conditions telles que, de fait, les d?s sont pip?s, les forces sont in?gales. Par exemple les modifications qui affecteront une proposition soutenue par une expertise b?n?ficiant de moyens d?mesur?s par rapport aux autres ne pourront ?tre que cosm?tiques. Ce d?fi est politique et nous ne pouvons qu’entrevoir l’?tendue et la port?e de ses cons?quences. C’est notamment, en France en particulier, tout le r?le de l’Etat qui est en question, avec une transformation de la culture politique de ses fonctionnaires.
Que demanderait le passage de fonctionnaires ayant pour charge d’assurer que des propositions d?j? lest?es d’une l?gitimit? de fait, d’une alliance d?j? formul?e avec l’int?r?t g?n?ral, soient soumises ? ? d?bat public ?, ? des fonctionnaires dont la grandeur serait de maintenir une position de ? non savoir radical ? par rapport ? ce qu’il en est de l’? int?r?t g?n?ral ?, et dont la tache serait d’assurer que toute proposition se pr?sente sur un mode qui l’expose effectivement, le plus effectivement possible, et que tous les objectants-proposants aient les moyens de d?ployer pleinement leur position ? C’est toute la politique de recherche publique qui devrait, notamment, ?tre revue.
En tant que telle, l’?cologie politique constitue d?j? un pari ?co-?thologique. En effet, l’id?e, proprement politique, de la possibilit? d’une transformation du r?le de l’Etat a pour premier int?r?t de proposer une mani?re de consid?rer les ?checs et les contrefa?ons du d?bat public, comme aussi la mani?re dont de ? bonnes intentions ? donnent lieu ? des cons?quences perverses, sur un mode qui ?loigne de toute conclusion g?n?rale, renvoyant ? des g?n?ralit?s incontournables (la science, l’expertise, l’int?r?t g?n?ral, les contraintes administratives) la responsabilit? de l’?chec, de la contrefa?on ou de la perversion. Il s’agit de susciter un ? environnement ? r?calcitrant ? de telles g?n?ralisations fatalistes : il n’y a pas lieu d’?tre ? d??u ?, comme si nous vivions dans un monde o? les bonnes intentions proclam?es pouvaient ?tre tenues pour fiables, mais il y a lieu d’apprendre ? d?crire avec pr?cision la mani?re dont des histoires que l’on aurait pu penser prometteuses tournent ? l’?chec, la contrefa?on ou la perversion, c’est-?-dire de constituer une exp?rience et une m?moire actives, partageables, cr?atrices d’exigences politiques. Pour cela, il faut ?videmment que les chercheurs int?ress?s prennent le risque de construire leurs savoirs sur un mode qui les rende ? politiquement actifs ?, engag?s dans l’exp?rimentation de ce qui peut faire la diff?rence entre r?ussite et ?chec ou contrefa?on. On ne constituera jamais de m?moire ou d’exp?rience sous le signe d’une neutralit? m?thodologique. Ce qui ne signifie pas ? quitter la science ?. Il n’y aurait jamais eu de science exp?rimentale si les chercheurs au laboratoire n’?taient pas passionn?ment int?ress?s ? la diff?rence entre ce qui ? marche ?, ce qui cr?e un rapport pertinent, ce qui produit un savoir qui importe, qui peut int?resser, et une observation m?thodologiquement impeccable mais qui n’est susceptible de cr?er aucune diff?rence, aucune cons?quence.
Mais le pari ?tho-?cologique associ? ? l’?cologie politique suppose ?galement que les pratiques productrices de savoir n’ont pas elles-m?mes besoin d’un arbitre externe, qui d?tient la responsabilit? de faire pr?valoir l’int?r?t g?n?ral. Sans quoi, la question de la diff?rence entre la r?ussite et l’?chec ou la contre-fa?on serait vide, et la question politique ne se poserait pas. Ce pari suppose donc la possibilit? d’un processus o? la situation probl?matique autour de laquelle se rassemblent les ? experts ?, ceux qui ont les moyens d’objecter et de proposer, a le pouvoir de les obliger. C’est pourquoi j’avais avanc? d?s le d?but que rien de ce que je n’avance n’a le moindre sens si ceux ? qui je m’adresse n’ont pas appris ? hausser les ?paules devant le pouvoir de th?ories qui les d?finissent comme ex?cutants. Car le pouvoir des th?ories est de d?finir chaque situation comme simple cas, c’est-?-dire interdit ? leurs repr?sentants d’?tre oblig?s ? penser, d’?tre mis en risque par ce cas. Le pari ?tho-?cologique implique donc que l’? ethos ? associ? au chercheur incapable d’abandonner la position de porte-parole d’une th?orie (ou d’une m?thode) qui est cens?e faire de lui un scientifique n’est pas le moins du monde un probl?me grave et ind?passable (du genre, c’est cela, o? nous retomberons au niveau de l’opinion). C’est une question de milieu. Cet ethos, dans le milieu actuel, permet de faire carri?re, mais si le milieu change sur un mode qui le transforme en handicap risible, il peut ?tre modifi?.
L’?cologie politique se situe donc dans la perspective de ce qu’on pourrait appeler une ? utopie ?, mais il y a toutes sortes de types d’utopies. Certaines permettent de faire l’?conomie de ce monde, au nom d’une promesse qui le transcende. D’autres, et c’est le cas, je le pense, ici, incitent ? s’adresser ? ce monde avec d’autres questions, ? r?sister aux mots d’ordre qui le pr?sentent comme ? approximativement normal ?. L’utopie n’autorise pas alors ? d?noncer ce monde au nom d’un id?al, mais elle en propose une lecture indiquant par o? pourrait passer une transformation qui ne laisse personne indemne, c’est-?-dire qui met en question tous les ? il n’y aurait qu’? ? d?signant la tr?s simpliste victoire des bons contre les mauvais. Et la proposition cosmopolitique en rajoute sur ce type d’utopie, charg?e par la m?moire de ce que nous vivons dans un monde dangereux, o? rien ne va sans dire.
Souvenir. Ici, ? Cerisy, Michel Callon est venu parler des ? forums hybrides ?, cette figure embl?matique de la transformation d’une situation en ? matter of concern ? collectif. Tout ce qu’il a dit ?tait tr?s juste, tr?s pertinent, tr?s bien pens?, mais cela n’a pas emp?ch? la cur?e. Chacun savait, reconnaissait, pratiquait d?j?. Un mus?e pouvait ?tre pr?sent? comme un forum hybride, une conf?rence interdisciplinaire aussi, et m?me les commissions charg?es du plan quinquennal. Et un ?conomiste a dit de mani?re triomphale : ? mais nous connaissons bien cela : le forum hybride par excellence, c’est le march? ! ? Le march? n’est-il pas en effet ce qui rassemble tous ceux qui sont concern?s, tous ceux qui ont un int?r?t dans une situation, tous ceux dont les int?r?ts contradictoires donnent son relief ? la situation et font finalement, sans arbitrage ext?rieur, ?merger la solution qui les articulera tous ?
J’avais d?j? eu cette impression d’horreur quasi surr?aliste quand j’avais d?couvert la mani?re dont un th?me que je tenais pour associ? aux pratiques des activistes am?ricains (et en particulier ceux qui cherchent ? se rendre capables d’actions non violentes), l’empowerment, ?tait d?sormais repris un peu partout. Il s’agissait d?sormais de ? restituer ? aux ? stakeholders ?, ? ceux qui ont des int?r?ts dans une situation, la responsabilit? de d?cider eux-m?mes, lib?r?s des pesanteurs contraignantes de r?gles qui les emp?chent de d?terminer ce qui est le meilleur pour eux. Il est inutile de pr?ciser que les r?gles dont il s’agit de se lib?rer sont ce qui reste de cr?ations politiques destin?es ? limiter les rapports de force, ? emp?cher que les in?galit?s se creusent, ? cr?er une relative solidarit? contre la pleine exploitation des avantages d’une situation. ? Nous avons le droit de b?n?ficier de notre situation, nous r?clamons que l’on nous restitue la possibilit? d’en tirer plein avantage ?, voil? ce qu’est devenu l’empowerment, et le m?me destin attend sans doute toute autre mise en cause de la relation entre Etat et arbitrage au nom de l’int?r?t g?n?ral. De m?me qu’une entreprise priv?e est fatalement mieux g?r?e qu’une entreprise publique, une ? bonne gouvernance ? ?mergera fatalement du fait que l’Etat renonce ? la pr?tention inopportune de s’ing?rer dans les affaires des stakeholders.
Nous vivons dans un monde dangereux, et on peut penser ici ? l’ancienne analyse de Joseph Needham , se demandant pourquoi, en Europe, des inventions techniques que la Chine avait absorb?es, pouvaient ?tre mises ? l’origine de ce que l’on a appel? la ? r?volution industrielle ?. Beaucoup disaient, et je l’ai encore entendu dire r?cemment : c’est la physique qui a fait la diff?rence, la grande d?couverte de la f?condit? des math?matiques pour d?crire le monde. Needham ne s’est pas arr?t? l? : embryologiste, il savait ? quel point cette f?condit? ?tait limit?e. Les travaux de Galil?e ou Newton n’expliquaient rien, c’est le fait qu’ils aient pu ? faire ?v?nement ? qui devait ?tre expliqu?. Et l’explication qu’il a retenue est celle qui met en sc?ne la libert? dont b?n?ficiaient alors les ? entrepreneurs ? europ?ens, ceux que Latour a plus tard d?crits comme s’activant ? la construction de r?seaux sans cesse plus longs, au m?pris de toute stabilit? ontologique, nouant sans trembler les int?r?ts humains avec des non humains de plus en plus nombreux et disparates. Galil?e est un constructeur de r?seau, en effet : son savoir, en fin de compte, concernait d’abord la mani?re dont quelques boules bien lisses roulent le long d’un plan inclin? et ce savoir, plus ses observations ? la lunette lui ont permis d’ajouter des arguments ? l’appui d’une hypoth?se astronomique, mais il a mis tout cela en communication directe avec la grande question de l’autorit?, des droits du savoir qui entreprend face aux traditions philosophiques et th?ologiques. Et sa condamnation n’a rien arr?t? dans l’Europe morcel?e entre ?tats rivaux, alors que dans l’Empire unifi? qu’?tait la Chine, il aurait sans doute ?t? mis hors d’?tat d’entreprendre.
Les ? stakeholders ?, ceux qui ont des int?r?ts dans une entreprise nouvelle et que cette entreprise connecte, ne doivent pas ?tre limit?s par quoi que ce soit qui soit ext?rieur ? leurs entreprises : le monde ?merge de la multiplicit? de leurs connections disparates, et cette ?mergence a pour seule ? m?canique ? les entre-emp?chements qu’ils constituent les uns pour les autres. On a souvent soulign? le lien entre cette conception de la libre ?mergence, hors transcendance, avec la m?canique. Les entrepreneurs (et un consommateur est ?galement un entrepreneur) ? composent ? ? la mani?re des forces m?caniques, par addition, et l’?mergence n’est rien d’autre que la cons?quence des obstacles factuels qu’ils constituent les uns pour les autres. Chaque entrepreneur est donc mu par ses int?r?ts bien d?finis. Certes, il peut ?tre ouvert ? tout ce qui permet de les faire avancer (voir les m?canismes de recrutement d?crits par Bruno Latour dans La science en action). Mais l’essentiel est qu’il soit l’homme de l’? opportunit? ?, sourd et aveugle ? la question du monde ? la construction duquel ses efforts participent. En effet, c’est pr?cis?ment cette d?connexion des ?chelles, celles des individus et celle de ce qu’ils font ?merger ensemble, qui permet la mise en math?matique du ? march? ? comme composition automatique, maximisant une fonction que les ?conomistes choisiront d’assimiler au bien collectif. Toute intrusion au nom d’un autre principe de composition, mais aussi toute ? entente ?, c’est-?-dire tout ?cart ? la surdit?, peuvent alors ?tre mises dans le m?me sac : elles ne seront pas d?crites mais condamn?es car toutes ont pour effet de diminuer ce que le ? march? libre ? maximise (pouvoir du th?or?me math?matique).
C’est ce que Greenpeace a bien compris, lorsqu’il a oppos? aux ? stakeholders ? ce qu’il a nomm? les ? shareholders ?, mot un peu malheureux puisque avoir des ? parts de march? ?, c’est avoir un int?r?t bien d?fini, mais mot qui vaut par son contraste : il s’agit de donner voix ? ceux qui entendent ? prendre part ?, ? participer ?, mais au nom de ce qui ?merge, au nom des cons?quences, des r?percussions, de tout ce dont les diff?rents int?r?ts font l’?conomie. Bref, il s’agit d’opposer aux entrepreneurs, d?finis par leurs int?r?ts, par ce qui les regarde, ceux qui ? se m?lent de ce qui ne devrait regarder personne ?, de ce qui ne doit pas intervenir dans la composition des forces.
La question, bien s?r, est politique, et le droit d’entreprendre reste aujourd’hui ? cet ?gard le premier mot. Le principe de pr?caution tend ? le limiter un tout petit peu, mais le respecte d’abord : pour le limiter, il faut que soient en jeu la sant? humaine ou des dommages graves et/ou irr?versibles ? l’environnement. Il n’y a donc pas de place pour la question des shareholders : dans quel monde voulons nous vivre ?, mais seulement am?nagement de la possibilit? d’une position d?fensive. Bien s?r, l’id?e de ? durabilit? ? va plus loin, mais ne nous ?tonnons pas qu’il ne s’agisse que d’une id?e : sa mise ? l’œuvre effective transformerait le ? droit ? d’entreprendre en ? proposition ?, et impliquerait que les id?es de l’?cologie politique sont devenues r?alit? institutionnelle.
Dans notre monde dangereux, le premier sens de la proposition cosmopolitique est de ? compl?ter ?, c’est-?-dire de compliquer explicitement, l’id?e de l’?cologie politique de telle sorte qu’elle devienne (peut-?tre) inassimilable par les stakeholders, de telle sorte qu’ils n’aient plus les moyens de la ? reconna?tre ?, ni de l’embrigader dans leur opposition - soit la composition libre des int?r?ts, soit l’intrusion mal venue d’une transcendance, Etat, plan, au nom d’un savoir qui n’appartient ? personne (le march? ? sait mieux ?).
J’ai soulign? le caract?re m?canique de l’?mergence par composition des int?r?ts. Je suivrai cette piste afin de voir si les sciences de la nature nous donnent d’autres mod?les d’?mergence sans transcendance. Bien s?r, le premier qui se pr?sente est le mod?le biologique : la vie d?mocratique pourrait ?tre assimil?e ? l’harmonieuse participation de chacun ? un corps unique... Vieille id?e, tr?s s?duisante, ? laquelle il convient cependant de r?sister. Car ce corps, au service duquel chacun trouverait sa v?rit? et son accomplissement, est un mauvais m?lange, anti-politique, de naturalisme et de religion.
Il n’est pas s?r, le moins du monde, qu’un corps vivant fonctionne comme sur ce mode harmonique - lisez ? ce sujet Ni Dieu ni g?ne de Kupiek et Sonigo qui ont entrepris de ? lib?rer ? la biologie de l’id?al d’une co?ncidence imm?diate, pour chaque partie, entre ? se r?aliser ? et ? contribuer au bien commun ?. Mais le corps, quelle que soit la description qu’en donnera la biologie, n’est pas un mod?le politique, car ce qu’il s’agit de comprendre ? son sujet, ce dont d?pend sa survie, est une relative stratification, ce qu’on peut appeler un d?couplage d’?chelles (cellules, organes, organismes). Lorsque le corps est malade, il devient beaucoup plus difficile ? d?crire, car c’est la stratification qui permettait la stabilit? des r?f?rences descriptives qui dispara?t. D’une mani?re ou d’une autre, les ? ?chelles ? existant dans les soci?t?s humaines sont corr?l?es : l’individu pense sa soci?t?. Chaque fois que la r?f?rence biologique pr?vaut, la pens?e devient l’ennemi, car elle brouille les ?chelles.
L’id?al d’une composition harmonique pourrait ?tre caract?ris?e comme ? l’autre ? de l’esprit d’entreprise, un r?ve (ce n’est pas ainsi que les soci?t?s traditionnelles fonctionnent) qui devient un cauchemar lorsqu’il cherche sa propre r?alisation car il se borne ? inverser les p?les du mod?le m?canique par rapport ? un invariant. Ce qui ne varie pas est que la composition n’a pas besoin de pens?e politique, de doute, d’imagination quant aux cons?quences. Le corps ? sait mieux ?, il est le cosmos, un cosmos r?alis?, non ce qui insiste dans le murmure de l’idiot, de celui qui doute. Et, de mani?re pr?visible, l’intuition, l’instinct, le sentir imm?diat seront c?l?br?s contre les artifices de la pens?e.
Si le ? cosmos ? est peut nous prot?ger d’une version ? entrepreneuriale ? de la politique, accueillant les seuls int?r?ts bien d?finis ayant les moyens de s’entre-emp?cher, nous voyons maintenant que la politique peut nous prot?ger d’un cosmos misanthrope, d’un cosmos qui communique directement avec un vrai oppos? aux artifices, h?sitations, divergences, d?mesures, conflits associ?s aux d?sordres humains. Le mod?le de l’harmonie biologique est bien trop ?crasant. Penser ce qui ?merge c’est r?sister aussi bien ? la composition m?canique de forces indiff?rentes qu’? la composition harmonique de ce qui ne trouve sa v?rit? qu’? faire corps.
Mais il existe un autre mod?le d’?mergence encore, qui ne renvoie ni la physique, science des lois qui a v?rifi? le mot d’ordre "Ob?ir ? la nature pour pouvoir la soumettre", ni la biologie, science des modes de tenir ensemble dont d?pend la vie ou la mort du corps. Il s’agit de l’art des chimistes qui comprennent ce ? quoi ils ont affaire, ? partir de ce qu’il y a moyen de leur faire faire.
Parler de l’art du chimiste, c’est se tourner non vers la chimie contemporaine, qui se pense souvent comme une sorte de ? physique appliqu?e, mais vers cette chimie du XVIII?me si?cle que certains penseurs de Lumi?res (Diderot notamment, et certainement pas Kant, qui est plut?t l’abat-jour de cette aventure des Lumi?res) avaient oppos? au mod?le m?canique, ? l’id?al d’une d?finition th?orique des corps chimiques dont devrait se d?duire la mani?re dont ils entreront en r?action (cet ? id?al ? est loin d’?tre atteint par la chimie contemporaine). S’il y a art, c’est parce que les corps chimiques sont d?finis comme ? actifs ? mais que leur activit? ne peut leur ?tre attribu?e, elle d?pend des circonstances et il appartient ? l’art des chimistes de cr?er le type de circonstances o? ils deviendront capables de produire ce que le chimiste d?sire : art de catalyse, d’activation, de mod?ration.
Si vous lisez le beau livre de Fran?ois Jullien, La propension des choses, vous d?couvrirez un art de l’?mergence assez proche de celui du chimiste. S’y trouve en effet d?crite la mani?re dont les Chinois honorent ce que nous m?prisons, la manipulation, l’art de la disposition qui permet de profiter de la propension des choses, de les ? plier ? de telle sorte qu’elles accomplissent ? spontan?ment ? ce que l’artiste, l’homme de guerre, ou l’homme politique souhaitent. Hors opposition entre soumission et libert?, une pens?e ax?e sur l’efficacit?.
On dira que c’est un ?trange mod?le pour le politique, mais ce sentiment d’?tranget? traduit notre id?e que la ? bonne ? politique devrait incarner une forme d’?mancipation universelle : levez l’ali?nation qui s?parerait les humains de leur libert?, et vous obtiendrez quelque chose qui ressemble ? une d?mocratie. L’id?e d’un art, voire d’une ? technique ?, politique est alors anath?me, artifice s?parant l’humain de sa v?rit?. Se r?f?rer ? l’art du chimiste, c’est affirmer que le rassemblement politique n’a rien de spontan?. Ce que nous appelons d?mocratie est soit la mani?re la moins pire de g?rer le troupeau humain, soit un pari ax? sur la question non de ce que sont les humains mais de ce dont ils peuvent devenir capables. C’est la question que John Dewey a mis au centre de sa vie : comment ? favoriser ?, ? cultiver ?, les habitudes d?mocratiques ? Et cette question, parce que la r?f?rence ? la chimie propose de la poser de mani?re technique, peut ?tre prolong?e par la question ? cosmopolitique ? : comment, par quels artifices, par quelles proc?dures, ralentir l’?cologie politique, conf?rer une efficace au murmure de l’idiot, ce ? il y a quelque chose de plus important ? qu’il est si facile d’ignorer puisqu’il ne peut ?tre ? pris en compte ?, puisque l’idiot n’objecte ni ne propose rien qui ? compte ?. La question est ? ?tho-?cologique ? : quel oikos peut donner son site ? l’?mergence de ce qui serait capable de ? faire importer ? ce qui ne peut s’imposer dans le compte.
L’affaire n’est pas question de bonne volont?, individuelle ou collective, car ce qu’il s’agit de penser est de l’ordre de l’?v?nement. Mais l’?v?nement ne renvoie pas, bien s?r, ? l’inspiration ineffable, ? la r?v?lation soudaine, il ne s’oppose pas ? l’explication. C’est la port?e de l’explication qui se trouve transform?e, articul?e au registre de l’art et non de la d?duction. On n’explique pas un ?v?nement, mais l’?v?nement s’explique ? partir de ce qui aura su en cr?er le site. Et un tel art me semble ? l’œuvre dans des dispositifs qu’il est facile de disqualifier comme superstitieux, parce qu’il semble en appeler ? une transcendance.
Je pense notamment ? ce que j’ai pu apprendre du dispositif de la ? palabre ? et de la mani?re dont il fait intervenir ce que j’appellerais, pour faire bref, l’ordre du monde. Ce qu’il y a de tr?s int?ressant est que ce dispositif rituel, qui semble supposer l’existence d’un ordre du monde qui donnera sa juste solution ? une situation probl?matique, ne conf?re aucune autorit? ? cet ordre. S’il y a palabre, c’est que ceux qui se rassemblent, ceux qui sont reconnus comme sachant quelque chose de cet ordre, ne savent pas comment, dans ce cas, il doit passer. S’ils sont rassembl?s, c’est ? cause d’une situation par rapport ? laquelle aucun de leurs savoirs n’est suffisant. L’ordre du monde n’est donc pas un argument, il est ce qui conf?re aux participants un r?le qui les ? d?psychologise ?, qui fait qu’ils ne se pr?sentent pas en ? propri?taires ? de leurs opinions, mais en tant qu’ils sont tous ?galement habilit?s ? t?moigner de ce que le monde a un ordre. C’est pourquoi personne ne discute de ce que dit l’autre, ne le conteste, ne met en cause la personne.
Du point de vue des savoirs des anciens chimistes, le fait que le palabre ne demande pas aux protagonistes de d?cider, mais de d?terminer comment passe ici l’ordre du monde conf?re ? celui-ci un r?le qui serait celui de l’acide qui d?sagr?ge les corps et leur permet d’entrer en proximit?, et du feu qui les active. Bref, il peut ?tre caract?ris? en termes d’efficace : il contraint chacun ? se produire, ? se fabriquer lui-m?me, sur un mode qui donne au probl?me autour duquel ils se rassemblent le pouvoir de causer de la pens?e, une pens?e qui n’appartiendra ? aucun, qui ne donnera raison ? aucun.
Deuxi?me exemple, et deuxi?me souvenir. Il para?t qu’on en parle encore dans les chaumi?res parisiennes. Ici, ? Cerisy, une sorci?re a ?t? invit?e ! Starhawk, une californienne de surcro?t : m?me pas une authentique vieille venue du fin fond de l’antique Berry mais une de ces am?ricaines qui se croient tout permis, qui pensent qu’on peut choisir tourner le dos ? la modernit? qui est notre destin. Une activiste se pr?sentant elle et les siens comme des producteurs de rituels, exp?rimentant ce qu’elles et ils osent appeler ? magie ?, d?finie non en termes de pouvoirs surnaturels, mais en termes d’efficace.
Nous continuons ? parler de magie dans des registres divers. On parlera de la magie noire des grands rituels nazis, mais aussi de la magie d’un moment, d’un livre, d’un regard, de tout ce qui rend capable de penser et de sentir autrement. Le terme magie n’est cependant pas pens?, et il en est de m?me de tous les mots associ?s ? son efficace. Pour les sorci?res, se nommer sorci?res et d?finir leur art par ce mot ? magie, sont d?j? des actes ? magiques ?, cr?ant une exp?rience inconfortable pour tous ceux qui vivent dans un monde o? la page est cens?e avoir ?t? d?finitivement tourn?e, avec l’?radication de tout ce qui a ?t? disqualifi?, m?pris?, d?truit alors que triomphait l’id?al d’une rationalit? publique, d’un Homme id?alement ma?tre de ses raisons, bient?t accompagn? de la trivialit? de la psychologie dite scientifique avec ses pr?tentions d’identifier ce ? quoi ob?issent les raisons humaines. Oser nommer ? magie ? l’art de susciter les ?v?nements o? est enjeu un ? devenir capable ? c’est accepter de laisser r?sonner en nous un cri qui peut rappeler celui de Cromwell : qu’avons nous fait, que continuons nous ? faire lorsque nous utilisons des mots qui font de nous les h?ritiers de ceux qui ont ?radiqu? les sorci?res.
La magie que les sorci?res activistes am?ricaines ont cultiv? dans le domaine politique est un art exp?rimental dont la pierre de touche est une r?ussite ind?termin?e quant ? son contenu. En effet, cet art tient de ce qu’on pourrait appeler convocation, le rituel en appelle ? une pr?sence, mais ce qui est convoqu? - ce que les sorci?res appellent D?esse - ne dit pas (pas plus que le Christ de Cromwell) ce qu’il faut faire, ne donne pas de r?ponse quant ? la d?cision ? prendre, ne livre aucune vision ? proph?tique ?. Son efficace est bien plut?t de catalyser un r?gime de pens?e et de sentir qui conf?re ? ce qui importe, ? ce autour de quoi il y a r?union, le pouvoir de devenir cause de pens?e. L’efficace du rituel n’est donc pas la convocation d’une D?esse qui inspirerait la r?ponse, mais la convocation de ce dont la pr?sence transforme les relations qu’entretient chaque protagoniste avec ses propres savoirs, espoirs, craintes, m?moires, et permet ? l’ensemble de faire ?merger ce que chacun, s?par?ment, aurait ?t? incapable de produire. Empowerment, production gr?ce au collectif, de parties capables de ce dont elles n’auraient pas ?t? capables sans lui. Art d’immanence radicale, mais l’immanence est pr?cis?ment ce qui est ? cr?er, le r?gime usuel de pens?e ?tant celui de la transcendance qui autorise position et jugement.
Ni les palabres, ni les rituels des sorci?res ne sont, bien ?videmment des mod?les, seulement des cas dont l’importance est de nous lib?rer des ou bien... ou bien... qui d?membrent nos imaginations. Je pense notamment ? la grande alternative ? citoyens nus ?, chacun arm? de sa seule bonne volont? suppos?e d?sint?ress?e, et tous confront?s ? la question de l’int?r?t g?n?ral, ou triomphe des int?r?ts corporatistes indiff?rents ? cet int?r?t g?n?ral. Cette alternative appara?t comme ind?passable tant que la g?n?ralit? pr?vaut, tant que l’int?r?t g?n?ral est ce qui peut seul imposer de mani?re l?gitime aux int?r?ts (?go?stes) de se soumettre. Elle appara?t en revanche compl?tement d?plac?e dans la perspective de l’?cologie politique, lorsque ce qui r?unit est tout sauf une g?n?ralit? (quelles sont nos ? valeurs ? ?) mais un probl?me qui, non seulement ne se laisse pas dissocier en termes faits-valeurs, mais a besoin de la mise en pr?sence active de ceux qui ont ? son sujet un savoir pertinent.
L’?cologie politique affirme qu’il n’y a pas de savoir qui soit ? la fois pertinent et d?tach? : ce n’est pas d’une ? d?finition objective ? d’un virus ou d’une inondation que l’on peut avoir besoin, mais de ceux que leur pratique a engag?s sur des modes multiples ? avec ? ce virus ou ? avec ? cette rivi?re. Mais il appartient ? la perspective cosmopolitique de poser la question de l’efficace qui pourrait ?tre associ?e au ? il n’y a pas ? de l’?cologie politique, et de concevoir la sc?ne politique ? partir de cette question. Comment le processus d’?mergence de la d?cision politique peut-il ?tre ? la fois activement prot?g? de la fiction selon laquelle des ? humains de bonne volont? d?cident au nom de l’int?r?t g?n?ral ?, et activ? par l’obligation de poser le probl?me associ? au virus ou ? la rivi?re ? en pr?sence ? de ce qui, sinon, risque d’?tre disqualifi? comme ? int?r?t ?go?ste ?, n’ayant rien ? proposer, faisant obstacle au ? compte commun ? en formation ?
Ce que je vais d?crire ? cet ?gard, et qui prolonge les th?ses d?velopp?es dans le septi?me volume des Cosmopolitiques, Pour en finir avec la tol?rance, est une approche partielle. Elle prolonge l’association propos?e entre ? ?mergence ? et ? art du chimiste ? sur un mode un peu diff?rent des cas d?j? cit?s (palabre, rituel des sorci?res) car la mani?re dont j’ai envisag? ces cas visait d’abord ? faire sentir l’? art ? l? o? on aurait ?t? tent? de parler de ? croyance ? ou de superstition. L’accent a ?t? mis sur la dimension ? activation ?, sur ce qui conf?re ? un probl?me le pouvoir d’obliger ? penser. La question de l’activation est exp?rimentale et a besoin d’un apprentissage effectif des recettes, des mani?res de proc?der qu’aucune proposition n’a le pouvoir d’anticiper . Mais l’art du chimiste a un autre aspect, qui peut nous guider : c’est un art de l’h?t?rog?n?it?, de la mise en pr?sence de corps en tant qu’h?t?rog?nes. Cet aspect est pris en compte dans le palabre (interdiction de remonter aux intentions de celui qui parle, c’est-?-dire au ? en commun ? qui permet ? l’un de pr?tendre comprendre l’autre) et il a fait l’objet de beaucoup d’attentions dans tous les groupes o?, comme c’est le cas des ? sorci?res ?, l’empowerment est en jeu. Des r?les ont ?t? cr??s, dont les contraintes cr?ent les garde fous prot?geant l’?mergence des types d’entente et de m?sentente ? spontan?es ? qui dominent nos r?unions ? de bonne volont? ?. C’est cette notion de r?les h?t?rog?nes que je vais prolonger.
L’artifice que constitue le r?le ? tenir fait exister l’h?t?rog?ne contre la tentation si puissante des prises de position au nom de ce qui autorise le compte commun (int?r?t g?n?ral, rationalit?, progr?s, etc...). Un tel r?le n’est pas un mensonge, sauf lorsque l’on se souvient de ce que tout menteur est transform? par son mensonge. Il y a une efficace propre au r?le, que connaissent bien les com?diens : le r?le n’est pas seulement tenu, il ? tient ? celui qui l’endosse.
Comment distribuer les r?les ? Il faut ici ?viter de penser en termes de r?les st?r?otypes, car, dans les termes de l’?cologie politique, c’est autour de chaque probl?me qu’ils doivent se d?terminer. Dans Pour en finir avec la tol?rance, j’ai propos? de distinguer d’abord la figure de l’expert et celle du diplomate.
L’expert est celui dont la pratique n’est pas menac?e par le probl?me discut?, et son r?le exigera de lui qu’il se pr?sente, et pr?sente ce qu’il sait, sur un mode qui ne pr?juge pas de la mani?re dont ce savoir sera pris en compte. Une telle contrainte fait ?preuve, car elle s’oppose activement ? l’ensemble des rh?toriques qui lient un savoir ? des pr?tentions court-circuitant usuellement le politique, avec des th?mes tels que d?finition objective du probl?me, approche rationnelle, progr?s, etc. C’est le savoir au sens o? il se propose comme pertinent, susceptible de s’articuler ? d’autres savoirs, en besoin d’autres savoirs pour trouver une signification par rapport au probl?me pos?, qui est accueilli, et toute pr?tention de lui conf?rer une autorit?, de le pr?senter comme ce dont la d?cision devrait pouvoir ?tre d?duite sera ? remarqu?e ? : l’expert ? sortant de son r?le ? suscitera des doutes quant ? la fiabilit? de sa constribution. Le r?le constitue donc une v?ritable ?preuve, et il est inutile de dire que cette ?preuve implique une assez drastique modification du m?tier de chercheur : le type d’assurance conf?r?e par un paradigme, au sens de Kuhn, devient ici un handicap car l’expert ? sous paradigme ? verra toute situation comme conf?rant une place centrale ? son paradigme.
Le pari ?tho-?cologique est que l’expert peut accepter cette contrainte parce que, quelle que soit la mani?re dont la d?cision int?grera son savoir, celui-ci n’est pas remis en question. En revanche le diplomate est l? pour donner voix ? ceux dont la pratique, le mode d’existence, ce qu’on appelle souvent l’identit?, sont menac?s par une d?cision. ? Si vous d?cidez cela, vous nous d?truirez ?, un tel ?nonc? est courant, et peut provenir de partout, y compris des groupes qui, dans d’autres cas, d?l?guent des experts. Mais on entend le plus souvent ? r?flexe identitaire ? ou ? expression d’int?r?ts corporatistes (et donc ?go?stes ? et on r?pond : c’est le prix du progr?s, ou de l’int?r?t g?n?ral. La diplomatie intervient usuellement entre la guerre probable et la paix possible, et a le grand int?r?t de d?finir les bellig?rants potentiels sur le mode de l’?galit?. Le r?le des diplomates est donc d’abord de lever l’anesth?sie que produit la r?f?rence au progr?s ou ? l’int?r?t g?n?ral, de donner voix ? ceux qui se d?finissent comme menac?s sur un mode propre ? faire h?siter les experts, ? les obliger ? penser la possibilit? que leur d?cision soit un acte de guerre.
La paix se fait ? deux. Pour que la diplomatie soit possible, il faut que ceux que repr?sentent les diplomates admettent la possibilit? d’une paix, et se d?finissent donc comme capables de participer ? son invention. Cette condition est lourde, car elle implique une capacit? de ? consultation ? lors du ? retour des diplomates ?, la capacit? d’envisager, face ? ce qu’ils proposent, la diff?rence entre ce qui peut ?tre accept? - ce qui pourra imposer une modification de certaines habitudes mais ne d?truira pas ce qui ? fait tenir ?, ce qui ? attache ? ou ? oblige ? - et ce qui ne peut l’?tre - trahison des diplomates. Ainsi, dans le cas de l’exp?rimentation animale que j’ai cit? plus haut, la proposition diplomatique est que les chercheurs devraient pouvoir supporter, sans se prot?ger, les cons?quences de l’exp?rimentation qu’ils envisagent, qu’ils ne d?finiront pas les rituels qui les prot?gent comme ce qui ne peut leur ?tre enlev?s sous peine de les d?truire.
J’ai choisi le terme ? consultation ? car il peut convenir tant dans le domaine politique que l? o? existent des invisibles qui ne partagent pas les raisons humaines, qui sont insensibles aux ? compromis ?, mais qu’il s’agit de consulter car leur existence signifie que les humains ne sont pas les d?tenteurs de ce qui fait leur ? identit? ?. Nous avons ? nouveau affaire ? un pari ? ?tho-?cologique ?, qui correspond au risque de ? donner sa chance ? la paix ?. Qu’un peuple soit, solennellement, consult? dans des termes qui mettent son identit? en cause, ou qu’un invisible soit consult?, dans les deux cas l’oikos propre ? la consultation met en suspens les habitudes qui nous font penser que nous savons ce que nous savons et qui nous sommes, que nous d?tenons le sens de ce qui nous fait exister. L’identit?, alors, n’est pas un obstacle, mais une condition de l’exercice diplomatique, du moins l’identit? ? civilis?e ?, qui sait comment consulter, comment cr?er le moment de l’interrogation sur ce qui la fait tenir (interrogation non r?flexive au sens o? on ne r?fl?chit pas ? sur ?, on ? interroge ? ce qui fait tenir ensemble, ce qui oblige, ce qui importe ? l’?preuve de la modification propos?e).
Que les diplomates ne puissent repr?senter que ceux qui savent comment consulter est le corr?lat de la d?finition de l’exercice diplomatique comme supposant l’?galit? des parties, et de la n?cessit? de diff?rencier experts et diplomates ? propos de chaque situation probl?matique. Il n’y a pas de diff?rence de nature entre ceux qui d?l?guent des experts et ceux qui envoient des diplomates, mais une diff?rence par rapport ? la situation. M?me les physiciens peuvent avoir besoin de diplomates s’ils sentent qu’une d?cision les menace dans leur pratique. Mais cette condition est restrictive, car elle exclut ceux sur qui tombe la menace d’un bouleversement de leur vie sans que rien ne les y ait pr?par?, ceux que l’on accusera du c?l?bre refus ? NIMBY ? (not in my backyard) parce que la seule chose qu’ils veulent savoir de la situation est que leur ? backyard ? va ?tre mis en danger ou d?truit. Ainsi, lorsque le loup est r?introduit, on peut concevoir que des bergers envoient des diplomates, car leur pratique, ? la diff?rence d’un backyard, a une identit?, des modes de transmission, d’?valuation, et les habitudes des bergers, leur mode de d?finition d’eux-m?mes d?pendent de toute une ?cologie complexe - y compris les subventions publiques. Mais lorsqu’un village, qui n’a rien demand?, se voit infliger la menace d’un a?roport proche, la situation est diff?rente, et il faut alors pouvoir parler non d’une situation h?sitant entre la guerre et la paix, mais d’une situation qui va faire des victimes. La mise en sc?ne diplomatique fait insulte ? ceux qui ne veulent pas se d?finir comme ? ?gaux ? parce que cette d?finition masquerait le fait qu’ils sont dans une situation de faiblesse et vou?s ? ? subir ?. Le danger est de se retrouver, comme l’homme de loi face ? Bartleby, face ? ceux dont on voudrait ? toute force faire des interlocuteurs, producteurs de contre-propositions constructives, alors qu’ils pr?f?reraient simplement qu’on les laisse tranquilles.
Les victimes ont besoin de ? t?moins ?, capables de faire exister leur pr?sence, eux dont le monde pourrait basculer. Peut-?tre est-ce l? un r?le qui conviendrait assez sp?cifiquement ? ceux qui, usuellement, se nomment ? artistes ?, car il s’agit de faire passer quelque chose qui n’est pas de l’ordre d’une position, de donner sa dignit? et son importance ? ce qui appartient d’abord ? la ? sensation ?.
Pas plus que la mise en sc?ne diplomatique, la pr?sence des victimes ne garantit ?videmment quoi que ce soit : la proposition cosmopolitique n’a rien ? voir avec le miracle de d?cisions ? mettant tout le monde d’accord ?. Ce qui, ici, importe est l’interdit de l’oubli ou, pire, de l’humiliation. Notamment celle que produisent l’id?e indigne qu’une compensation financi?re devrait suffire, la tentative obsc?ne de diviser les victimes, d’isoler les r?tifs en s’adressant d’abord ? ceux qui, pour une raison ou pour une autre, accepteront plus facilement de plier. Tout se terminera peut-?tre avec de l’argent, mais pas ? par ? de l’argent, car l’argent ne cl?t pas le compte. Ceux qui se r?unissent doivent savoir que rien ne pourra effacer la dette qui lie leur ?ventuelle d?cision avec ses victimes.
J’avais, au d?part de ce texte, pr?sent? le ? cosmos ? comme un op?rateur d’?galit?, par opposition ? toute notion d’?quivalence. Les r?les que je viens de caract?riser sommairement correspondent ? cette id?e. Aucune situation probl?matique ne s’adresse ? des protagonistes d?finis comme interchangeables, tels qu’entre eux une mesure commune permettrait de mettre en balance les int?r?ts et les arguments. L’?galit? ne signifie pas que tous ont ? pareillement voix au chapitre ? mais que tous doivent ?tre pr?sents sur le mode qui donne ? la d?cision son maximum de difficult?, qui interdit tout raccourci, toute simplification, toute diff?renciation a priori entre ce qui compte et ce qui ne compte pas. Le cosmos, tel qu’il figure dans la proposition cosmopolitique, n’a pas de repr?sentant, nul ne parle en son nom, et il ne peut faire l’objet d’aucune proc?dure de consultation. Son mode d’existence se traduit par l’ensemble des mani?res de faire, des artifices, dont l’efficace est d’exposer ceux qui vont avoir ? d?cider, de les contraindre ? cette frayeur que j’ai associ?e au cri de Cromwell. Bref d’ouvrir la possibilit? qu’au murmure de l’idiot r?ponde non certes la d?finition de ? ce qu’il y a de plus important ? mais le ralentissement sans lequel il ne peut y avoir de cr?ation.
Je l’ai soulign?, la proposition cosmopolitique n’est pas une proposition tout terrain, celle que ? nous ? pourrions pr?senter ? tous comme ?galement acceptable par tous. Elle est bien plut?t une mani?re de civiliser, de rendre ? pr?sentable ?, cette politique que nous avons un peu trop tendance ? penser comme un id?al neutre, bon pour tous. Bien ?videmment, on ne le soulignera jamais assez, cette proposition n’a rien ? voir avec un programme, mais il n’est pas inutile de souligner que tout ce qui, de mani?re tr?s ?vidente, lui fait obstacle, la renvoie ? l’utopie, est ?galement ce qui fait obstacle ? la mise en politique, au sens classique, de nos probl?mes. Et c’est l?, peut-?tre, son efficace ici et maintenant. Elle n’innove pas le moins du monde dans le diagnostic des obstacles, de ce qui voue notre politique ? n’?tre qu’un art (tenant plut?t de la magie noire) de mener les troupeaux humains, mais elle demande ? ceux qui luttent de ne pas donner ? cette lutte le pouvoir de d?finir une unit? enfin advenue du genre humain. L’appel ? l’unit? adress? hier aux travailleurs de tous les pays, ou, aujourd’hui, aux citoyens d’un nouveau r?gime cosmopolitique de type kantien , fait communiquer de mani?re pr?cipit?e le cri ? un autre monde est possible ! ? avec la d?finition de la l?gitimit? de ceux qui en seront les auteurs fiables.
Nous ne sommes pas fiables ! Et cela surtout lorsque nous pr?tendons participer ? la n?cessaire cr?ation d’un ? common sense cosmopolitique, un esprit de reconnaissance de l’alt?rit? de l’autre, capable d’appr?hender les traditions ethniques, nationales et religieuses et de les faire profiter de leurs ?changes mutuels ?. Et cela surtout lorsque la n?cessit? de cette cr?ation d’un ? bon monde commun ? o? chacun serait apte et pr?t ? voir ? avec les yeux de l’autre ? se fonde sur ce qui doit ?tre accept? par tous : non plus sur un int?r?t g?n?ral toujours discutable, mais sur l’argument massue que constitue l’urgence par excellence, la survie de l’humanit? elle-m?me.
Ulrich Beck, que j’ai cit?, le pressent. Le passage d’une certaine frayeur r?sonne ? la fin de son livre. Et on peut le comprendre. Ce moralisme de la r?ciprocit? qui nous est si bon ? penser n’est-il pas vou? ? d?noncer les ? mauvais ?, ceux pour qui, par exemple, voir avec les yeux de l’autre, c’est lui voler son ?me ? La fausse simplicit? d’une bonne volont? assoiff?e d’?changes mutuels ne finira-t-elle pas toujours par d?noncer et entreprendre de pacifier ce qui lui fait obstacle ? Il est trop tard pourtant, l’interstice se referme et le projet reste intact, ? distinguer du cauchemar que serait le ? cosmopolitisme r?ellement existant, gouvern? et tyrannis? par ses cons?quences secondaires, non intentionnelles et non per?ues ?. L’auteur se lave les mains : le projet qu’il a pr?sent? comme dot? de raisons valables pour tous ne sera pas r??crit, innocent, semble-t-il, de cons?quences secondaires pourtant d’ores et d?j? perceptibles.
Penser ? partir de ces cons?quences dites secondaires, effray?s ? l’id?e qu’un sens commun quelconque puisse lisser, pacifier, la question, toujours d?licate, h?sitant entre la guerre et la paix, de toute rencontre entre h?t?rog?nes, ce n’est certainement pas r?pondre ? l’urgence. C’est m?me idiot non seulement du point de vue des mobilisations proclam?es au nom de l’urgence, mais aussi au regard de l’urgence elle-m?me, ind?niable. Il faut oser dire que le murmure de l’idiot cosmique est indiff?rent ? l’argument de l’urgence comme ? tout autre. Il ne le nie pas, il est seulement mise en suspens des ? et donc... ? dont nous, si pleins de bonne volont?, si entreprenants, toujours pr?ts ? parler pour tous, sommes les ma?tres.
Latour offered happy turns of phrase about cosmopolitics.(Foreword to Isabelles’s "Power and Invention. Situating science." 1997. Theory out of bounds. Volume 10. University of Minnesota Press).
Ces tournures de phrase efficaces me permettent de penser le contraste entre la position politique de Foucault et la proposition cosmopolitique d’Isabelle. Et la différence entre "position" et "proposition" est de taille. Elles me permettent surtout de penser la proposition cosmopolitique comme utile à notre projet PAI qui « pose comme fait nouveau la nécessité de penser l’impact des sciences en référence à l’Etat de droit démocratique ». En d’autres mots, elles me permettent d’utiliser la proposition cosmopolitque dans l’apprentissage difficile auquel notre projet convie, celui de penser sans « la thèse de partage selon laquelle la science se borne à établir des "faits" à partir desquels la délibération politique a pour responsabilité de déterminer des "valeurs". »
Je soumets une libre lecture de ces phrases à votre appréciation.
La proposition concerne la question de savoir si une énonciation ou une pratique est CC : cosmopolitiquement correcte, et non seulement PP : politiquement correcte, ou SC : scientifiquement correcte.
Pour le savoir, il s’agit de considérer que la domination se compose des mêmes ingrédients susceptibles de produire autant de mauvaises politiques que de mauvaises sciences. Sous cet angle, la domination peut être définie comme la situation incapable d’offrir à ce à quoi elle s’adresse (humains ou non humains) des chances d’être redéfinie dans leurs propres termes.
Une pratique, ou une énonciation, cosmopolitique est celle qui, en ces termes, peut se prévaloir de ne faire subir aucune domination à ce à quoi elle s’adresse, qu’il s’agisse d’humains ou de non-humains.
La proposition cosmopolitique impose donc une même contrainte forte dans la manière de s’intéresser aux pratiques ou aux énoncés, en posant une totale indifférence préalable à ce qui différencie les questions de sociétés et les questions de sciences, à ce qui différencie les humains des non-humains.
Identifier et construire de bonnes pratiques, politiques ou scientifiques, consisteraient dès lors à distinguer les procédures dans lesquelles ceux qui les font vivre prennent tous autant de risque dans la possibilité qu’ils encourent d’être redéfinis par elles. Et ceci vaudrait autant pour le généticien interrogeant les mécanismes génétiques, que pour les enseignants en charge d’un séminaire d’exploration de controverses, que pour les experts offrant leur savoir, que pour les politiciens s’intéressant à ce qu’un public aurait à penser sur une question controversée donnée, etc.
Je ne sais pas ce que cela peut produire dans vos recherches respectives, mais je serais très intéressée de le savoir.
Cher Laurent,
ton "citoyen" me semble entrer dans ce que j’appelle "victimes", qui a besoin de "témoin". Il figure la limite de ce que j’ai appelé l’eecrice diplomatique (exercice qui implique que la décision qui le lèse ne peut être purement et simplement réduite à un jeu de pouvoirs). S’il est "nu", c’est parce que, comme je l’ai souligné, on ne peut pas exigé de chaque "intéressé" qu’il devienne une "partie" dans ce jeu politique. S’il a des arguments à faire valoir qui ne sont pas bartlebiens,il n’est plus nu. Le point c’est de ne pas EXIGER que chacun entre dans l’exercice (entre en politique) mais pas non plus de le GLORIFIER, ce dont je crains que Rancières et Rosset soient proches de faire. Il y a un certain "romantisme" de ce qui échappe à nos partages perceptifs (la "police" de Rancières) que je crains beaucoup parce que le binarisme qui en est issu épargne de penser "comment" FAIRE de la pôlitique : elle sera de toute façon de la police. Ou un aggrégat... selon Rosset. L’idiot comme ce qui fait achopper, c’est beau et radical, c’est ce qui a mené à glorifier Barlleby, alors que je m’intéresse plutôt au narrateur (il y a des relans lacanoïdes là dedans aussi, du genre "l’homme est incurable" ce qui fait que toute création d’ensemble est d’abord un symptôme, d’où glorification analytique de ce quii fait lapsus.
Moi je suis plutôt sorcière : pas de solution, mais savoir "nommer", savoir le dire "victime" et pas se borner à compensation financière. Cela impliquerait plutôt des rites... ce qui est "devant être évité", c’est l’humiliation de "ce n’est que votre intérêt privé, il est normal que vous vous incliniez, ne soyez pas égoïste". Non ce n’est pas "normal", il y a là un "sacrifice".
Cela me fait penser à la justice, qui prend sur elle, au nom de tous, la charge de poursuivre, et demande aux particuliers lésés d’accepter de ne pas "en faire une affaire personnelle". Plutôt que de dire c’est normal, il faudrait célébrer ce sacrifice demandé, le garder vivant, empêcher que cela devienne une évidence anonyme. L’appareil juridique devrait savoir demander à ce qui l’oblige d’être-de rester^-de réussir à se produire digne du sacrifice qu’il demande aux "justiciables" de ne pas, ici, se méler de ce qui est pourtant leur affaire.
Pas de solution, mais le souvenir maintenu, cultivé, de ce que rien n’est "naturel"
Chère Isabelle,
Je viens de lire ton texte - ton admirable texte -, je viens de le lire et, pour tout dire, je suis ému. Emu, si tu me permets, de te voir envers et contre tout essayer de tracer une ligne de brisée au milieu des monticules acérés qui jonchent l’espace et l’histoire de la politique - et sans doute de son futur. Disons : de son advenir - et, peut-être, de son advenir comme devenir, mais c’est une autre question.
Je souhaiterais ne pas immédiatement entrer en discussion avec ton texte. Non pas parce que j’aurais de désaccord à exprimer, des vues à corriger, que sais-je : jouer les flics de la penser. Et, au demeurant, je n’en ai certainement pas l’envergure.
La seule chose que je voudrais faire ici, ce serait signaler à ton attention quelques auteurs qui ont touché - souvent très différemment de toi - certains des lieux d’où tu regardes la question de la "cosmopolitique".
Je pense tout d’abord à quelqu’un dont la frivolité doit te donner des boutons : Clément Rosset, qui écrivait dans son petit livre sur "Le réel. Traité de l’idiotie" quelques belles pages sur la "singularité" de l’idiot. C’est-à-dire sur le fait que l’idiot n’est pas (forme passive) seulement séparé de la communauté civilisée, mais qu’il est l’irréductible "un" sur lequel toute formation de communauté (agrégat des "uns" en un "Un +") achoppe. En ce sens, on pourrait dire que l’idiot à la fois ralenti et empêche qu’à un certain moment un raccourci soit pris pour boucler une boucle que le ralentissement empêcherait, fût-ce provisoirement, de boucler. J’ignore si cela apporte quoi que ce soit à ta perspective, mais cela ne me semble pas totalement inintéressant.
Je voudrais aussi te signaler, au sujet de ce que tu appelles superbement "mise en inquiétude des voix politiques" (c’est-à-dire le fait que "l’arène politique est peuplée par les ombres de ce qui n’a pas, ne peut avoir, ou ne veut pas avoir, de voix politique") les travaux de Jacques Rancière au sujet de ce qu’il appelle "part des sans-part" en politique - et qu’il déduit du mécompte que toute police introduit en tant qu’elle a précisément pour but de compter (et de décider de) ceux qui comptent dans un événement politique. J’ai l’obscur sentiment - bien sûr, je peux me tromper - que Jacques Rancière et toi partagez quelque chose au sujet de la question générale du compte, et avec la politique comme événement de ce qui force à recompter. Je ne saurais assez te conseiller la lecture de "La Mésentente. Politique et philosophie", Paris, Galilée, 1995 ; et de "Aux bords du politique", 2° éd., Paris, La Fabrique, 1998 (réédition Folio 2003). Ne fût-ce que de manière apéritive.
J’ai enfin une petite question. Je vois très bien, dans ton texte, tout ce à quoi tu ne tiens pas et qui consiste, disons, en procédures de court-circuitage de la complexification politique. Mais je continue à avoir des difficultés à déterminer QUI, dans ta perspective cosmopolitique d’écologie politique, parle. Ou plutôt : quel régime de parole serait celui que tu retiendrais chez celui qui parle dans l’événement politique. Si je prends par exemple la personne qui a fait construire sa maison à côté d’un site ultérieurement classé SEVESO, tu ne nieras pas que cette personne est intéressée à ce classement au même titre que les entreprise qui travaillent sur le site en question. Or tu admettras que si différence il y a entre ces deux parties, elle ne se résume pas à une différence de quantité ou de qualité de pouvoir (financier, politicien, etc.). Si je te comprends bien, là où il s’agit de faire importer quelque chose, c’est au-delà de l’intérêt qui est en jeu dans le jeu des pouvoirs ou des puissances ; ce serait quelque chose qui fasse des pouvoirs ou des puissances des coordonnées plutôt que des arguments. Mais comment en arriver à cette formulation ? Comment parler pour en arriver à soustraire l’importance de la question elle-même (par exemple : une opposition à un classement de site) de mon propre intérêt - car sinon je retombe dans le jeu des pouvoirs où je constitue une partie faible ?
J’ai l’impression que dans ton texte, il y a quelque chose de sous-jacent et qui concerne la nécessité, pour accéder à une diplomatique cosmopolitique, de travailler aussi et peut-être d’abord sur ses propres intérêts et ses propres arguments. A moins, bien sûr, de considérer que le "citoyen", quel qu’il soit, arrive toujours nu dans l’échange diplomatique - c’est-à-dire que ces intérêts à lui soit seraient considérés comme toujours bons, soit à l’inverse seraient considérés comme ne comptant jamais.
Mais peut-être n’y ai-je rien compris...