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Une approche impressionniste de la question de la th ?orie du droit
jeudi 18 janvier 2007 par Stengers, Isabelle

Intervention au séminaire IVR/PAI « La pensée du droit est-elle une pratique ? » organisé par Laurent De Sutter - 1ère séance, le 28 septembre 2005

Quand Laurent m’a propos ? d’ouvrir ce s ?minaire, j’ai ?t ? fort surprise parce que, il faut bien le reconna ?tre – et vous aurez vous-m ?mes l’occasion de vous en rendre compte –, la th ?orie du droit n’est vraiment pas ma sp ?cialit ?. Mon approche sera impressionniste, au sens o ? elle repose sur des "impressions". De plus, mon rapport ? la notion m ?me de ? th ?orie ?, en tant que g ?n ?ralisable ? tous les champs, est plut ?t difficile. Quand on me nomme ? th ?oricienne ?, comme cela arrive souvent ? l’ ?tranger, je r ?ponds toujours : ? Non, philosophe. Il n’y a pas de th ?orie en philosophie ?.

Pourquoi ce rapport est-il difficile ? Et bien d’une part parce que dans les sciences que moi j’appelle th ?orico-exp ?rimentales – la premi ?re ?tant la physique, mais il y a aussi la chimie, etc. – la relation entre th ?orie et exp ?rimentation est v ?ritablement de l’ordre de la symbiose, m ?me s’il y a des distinctions tout ? fait folkloriques qui se r ?p ?tent : blagues des exp ?rimentateurs sur les th ?oriciens, et des th ?oriciens sur les exp ?rimentateurs. Les ?pisodes qui font r ?ver les praticiens sont des ?pisodes o ? il y a eu r ?ussite d’une prise de relais, que ce soit de l’exp ?rimentation vers la th ?orie – le plus connu est peut- ?tre une anomalie exp ?rimentale comme celle de la distribution des longueurs d’ondes ou fr ?quences du ? rayonnement de corps noir ?, qui a ?t ? ? l’origine d’une proposition th ?orique ? l’origine de la r ?volution quantique : la th ?orie des quanta de Planck. Quelque chose qui est bizarre exp ?rimentalement suscite une id ?e qui va bouleverser toute la construction th ?orique de la physique. Et d’autre part un cas classique de th ?orie qui m ?ne ? une innovation exp ?rimentale : c’est le trajet qui va par exemple de l’exp ?rience de pens ?e o ? un th ?oricien montre quelle pourrait ?tre une diff ?rence observable entre deux hypoth ?ses jusque l ? tenues pour ind ?cidables : une fois l’exp ?rience de pens ?e con ?ue, il y a un effort extraordinaire de l’exp ?rimentation pour passer de cette exp ?rience de pens ?e ? une situation permettant la d ?cision exp ?rimentale : ce fut le cas avec la question dite des ? variables cach ?es ? en m ?canique quantique, la question de savoir si elles sont cach ?es au sens o ? on ne pourrait pas les mesurer, ou bien si elles elles n’existent pas ou en tout cas pas comme on les imaginait (ce qui va ?tre exclu est l’existence de variables cach ?es ? locales ? ? C’ ?tait tenu pour une discussion philosophique – c’est devenu mati ?re ? exp ?rimentation. Cela fait date.

L ? il y a v ?ritablement symbiose, ou plus pr ?cis ?ment une telle symbiose effective d ?finit le ? ?? marche ? des sciences exp ?rimentales. Inversement, quand, comme c’est le cas en physique des tr ?s hautes ?nergies aujourd’hui, il y a trop de distance, il y a souffrance, il y a malaise.

Or, quand je regarde l’usage du mot th ?orie dans d’autres champs – th ?orie de l’art, th ?orie f ?ministe, th ?orie des m ?dias –, il y a plut ?t une id ?e de hi ?rarchie au sens o ? la pratique au sens actif du terme est souvent d ?finie comme ayant besoin de th ?orie sauf ? ?tre aveugle. Donc une division du travail entre activit ? et pens ?e, ?trang ?re ? l’exp ?rimentation : l ? tout le monde pense. Sur des registres et avec des instruments un peu diff ?rents – mais il n’y a rien qui soit ? une activit ? qui aurait besoin de th ?orie ?. L’exemple pour moi le plus caricatural est celui du rapport de la th ?orie des p ?dagogues au travail des enseignants. L ?, on peut v ?ritablement parler d’une infantilisation de ceux qui s’activent par les th ?oriciens, alors que – sans que cela pr ?occupe vraiment ces th ?oriciens eux-m ?mes – il n’est pas facile de voir la f ?condit ? de la th ?orie par rapport ? ce ? quoi les enseignants ont affaire. J’ai dans ce cas toujours eu l’impression qu’existe une division du travail de type hi ?rarchique aux effets n ?gatifs. Parce que quand on dit ? quelqu’un ? vous n’ ?tes pas capables de penser th ?oriquement c’est mon m ?tier ?, on lui dit ? vous ne savez pas vraiment ce que vous faites sans moi ?, et on obtient ? ce moment-l ? ce que l’on dit, c’est- ?-dire des gens qui s’interdisent de penser.

Donc rapport difficile ? la th ?orie, mais si j’ai accept ? n ?anmoins d’intervenir ici, c’est d’abord parce qu’il s’agit d’un risque que le projet PAI demande de prendre. Secundo c’est gr ?ce ? la discussion qu’on a eue la semaine pass ?e, et o ? il s’agissait de voir par quel bout je pouvais prendre ce probl ?me. Et enfin parce qu’il ne me semble pas que les praticiens du droit soient infantilis ? par les th ?oriciens – donc je ne serai pas tent ?e de d ?noncer. La question que je vais aborder n’est pas tellement celle qui m’aurait terroris ?e (? Qu’est-ce que la th ?orie du droit ? ?), mais celle des pratiques du droit du point de vue du r ?le que peut bien y jouer ce qu’on appelle th ?orie. Et l ? je peux aborder cette question par contraste. Je vais essayer de faire ce contraste avec la physique – parce que c’est celle des sciences qui poss ?de la structure la plus complexe, ? la hauteur de la complexit ? de ce qu’on m’a expliqu ? ? propos du droit. Je partirai donc de ce que j’ai appris ? propos du droit, et qui est bien entendu une simplification par rapport ? ce qu’on m’a expliqu ? - bref je travaille ? partir de la mani ?re dont ce qui m’a ?t ? expliqu ? m’a "impressionn ?e".

Il y aurait d’abord les ?nonc ?s du droit qui sont l’oeuvre des l ?gislateurs : ce sont eux qui ?noncent les lois. Puis il y a la pratique du juge. Certains l’appelleront application des ?nonc ?s, d’autres interpr ?tation active de ce qu’est l’ ?nonc ? au regard d’un cas particulier. Et puis il y a la science du droit qui serait une mise en ordre de l’ensemble de ce qui s’est produit en tant qu’ ?nonc ?s et interpr ?tations reconnues, importantes. Cela permet ? la fois l’enseignement, la cr ?ation de pr ?cis, mais aussi de sources communes. Il s’agit donc d’une source autonome de droit – que l’on peut appeler doctrine. Et enfin il y a la th ?orie du droit qui est sens ?e sur un mode ou sur un autre r ?fl ?chir : ? ne pas confondre avec la science du droit, tout en ?tant le fait de juristes, la th ?orie ne met pas en ordre mais cherche ce que dit cet ordre, tente d’en d ?gager la quintessence : qu’est-ce que le droit ? Enfin, il y a aussi l’ensemble des discours que l’on pourrait situer en ? m ?ta ?, c’est- ?-dire l’ensemble des discours des sociologues, des philosophes, etc., qui tentent ?galement de r ?pondre ? la question ? qu’est-ce que le droit ? ?, mais avec des instruments tout ? fait diff ?rents. M ?me si ce n’est pas toujours le cas puisque, comme en physique, il arrive qu’entre philosophes du droit et th ?oriciens du droit il y a un certain overlapping. Mais cela, pour moi, c’est tant pis pour la philosophie, tout comme en philosophie de la physique.

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Si j’accepte cette pr ?sentation comme hypoth ?se – puisque c’est ? partir de cette diff ?renciation-l ? que j’ai tent ? de construire mon contraste avec la physique – et si la th ?orie r ?fl ?chit au sens de juristes qui r ?fl ?chissent ? la question ? qu’est-ce que le droit ? ?, on pourrait dire que ce qu’elle fait a un rapport ? la fois positif et probl ?matique avec ce qu’on pourrait appeler l’ ?pist ?mologie des physiciens, de ces physiciens comme Henri Poincar ?, Ernst Mach, Pierre Duhem ou Niels Bohr. Les trois premiers ont fonctionn ? ? la fin du XIX ? et au d ?but du XX ?, p ?riode qui correspond ? une crise pour la physique. Je ne vais pas vous entra ?ner dans cette histoire de crise, sauf ? dire qu’elle tournait autour de questions comme ? peut-on parler d’atomes ? ? ?, ? peut-on parler d’espace-temps absolu ? ?, ? peut-on juger l’irr ?versibilit ? observable en termes de lois qui ne le seraient pas ? ?, toutes sortes de questions de type ? avons nous, nous physiciens, le droit de ? ?. Niels Bohr vient plus tard, au moment o ? le th ?me nouveau de la r ?volution change la donne les physiciens ont tous les droits. Et c’est sans doute pourquoi il a ?t ? jug ? incompr ?hensible par ses coll ?gues (? avec quoi il vient ? ?)

La crise signifie que ce que peut la physique ?tait mati ?re ? h ?sitation, c’est- ?-dire, pour reprendre le contraste propos ? par Latour, que ce qu’elle peut atteindre ou d ?crire est non matter of fact, mais un matter of concern , autour duquel se mobilisaient r ?f ?rences ? la rationalit ?, ? l’histoire, aux le ?ons du progr ?s. Matter of concern parce que la question ?tait bel et bien : qu’est-ce qui est l ?gitime pour un physicien ? Qu’est-ce qu’un physicien, en restant physicien, en ne devenant pas m ?taphysicien par exemple, a le droit d’ ?noncer ? propos de la r ?alit ? ? Quel est le rapport des ?nonc ?s th ?oriques avec la r ?alit ? ? La question ?tait donc en relation directe avec la mani ?re dont les physiciens qui ?noncent, qui font des mod ?les, qui produisent des descriptions, interpr ?tent l’exp ?rimentation.

Ainsi, Poincar ? commente le m ?ga- ?v ?nement du milieu du XIX ? si ?cle, celui de la conservation de l’ ?nergie, montre que, depuis, d’autres formes d’ ?nergies sont apparues. Qu’est-ce que l’ ?nergie ? On ne peut pas r ?pondre. La seule chose qu’on peut dire, c’est que quelque chose demeure constant dans des bilans. Et de temps en temps, quand un bilan devient d ?ficitaire, que cela ne demeure pas constant, on suppose qu’il y a une forme d’ ?nergie qu’on n’a pas rep ?r ?e. C’est, dit-il, une convention parce que cela r ?unit les physiciens. Mais attention : ce n’est pas une convention arbitraire. C’est une convention qui ne tiendra que tant qu’elle sera f ?conde. C’est- ?-dire tant que cherchant une forme d’ ?nergie inconnue, on r ?ussira ? trouver des situations exp ?rimentales o ? cette hypoth ?se portera fruit. Donc une convention mais pas un arbitraire parce qu’elle ne tient que dans la mesure o ? elle est f ?conde. Et elle a r ?ussi ? ?tre f ?conde jusqu’ici. M ?me si quelques physiciens ? l’occasion de la m ?canique quantique ont propos ? qu’au niveau des atomes l’ ?nergie ne se conserve pas, ceux qui faisaient le pari qu’il y avait de l’ ?nergie qui ?chappait aux mesures connues ont r ?ussi, et cela m ?me si pour cela ils ont d ? inventer ? un moment donn ? des particules presque fantomatiques comme les neutrinos, sans charge ni masse. Les neutrinos se sont laiss ? d ?tecter donc la conservation a triomph ?. Si les neutrinos ne s’ ?taient pas laiss ? d ?tecter la conservation de l’ ?nergie aurait ?t ? en danger.

De mani ?re diff ?rente, Pierre Duhem demande lui aussi quelle le ?on tirer de ce qu’il reconna ?t comme un progr ?s, mais un progr ?s qui m ?rite souci, qui doit ?tre prot ?g ?. Et il met quant ? lui en question la f ?condit ? de la r ?f ?rence aux atomes et la supr ?matie de la m ?canique. Pour lui, il faut g ?n ?raliser et rendre la physique beaucoup plus abstraite que n’est la m ?canique, qui favorise l’intuition de corps en mouvement.

De telles pr ?occupations ? ?pist ?mologiques ? sont en ?cart total avec ce qui a pu suivre ensuite en philosophie analytique, et que j’appellerais ? vignettes ?pist ?mologiques ?. L ? la question est tr ?s g ?n ?rale, ce n’est pas un concern mais un objet de d ?bat : quel est le rapport entre une ? th ?orie = x ? – quelle th ?orie on s’en fiche – et des faits. Pour les physiciens concern ?s, en revanche, la question ne portait pas sur un ?nonc ? th ?orique en g ?n ?ral, mais sur la physique comme science, et cette question ?tait une mati ?re ? souci historiquement enracin ?. Le moment de crise de la physique marque un moment d’h ?sitation, un moment o ? il ? faut faire attention ?, o ? ce qu’est et ce que peut la physique est en jeu. Et chacun fait attention sur un mode divergent..

Donc premier point : la question de savoir si les juges appliquent la loi n’est pas une question que je peux longtemps prendre au s ?rieux, parce qu’elle me rappelle trop les ? vignettes ?pist ?mologiques ?, o ? on a l’impression que l’id ?al serait un rapport transparent des faits ? un ?nonc ? th ?orique. Ce rapport n’est possible qu’apr ?s que tout ait ?t ? stabilis ?, lorsqu’ ? la science se faisant se substitue la science faite. Donc ce n’est pas un d ?faut que le juge doive, non pas appliquer la loi, mais mettre en œuvre la loi, avec l’ensemble des choix mais aussi des contraintes qui font qu’ ?ventuellement les amateurs vont appr ?cier un jugement. Cela, c’est un jugement int ?ressant. Et c’est quelque chose que Bruno Latour a bien montr ?, je trouve, dans La fabrique du droit : effectivement, faire du droit, fabriquer du droit, c’est ce que fait chaque juge, comme une araign ?e qui doit tisser . Mais cela ne veut pas dire qu’il fait n’importe quoi. Cela, c’est exactement le genre de grand dilemme – ou bien on d ?duit, ou bien on est dans l’arbitraire – qui est le pi ?ge des vignettes ?pist ?mologiques. Non, au contraire, s’ il y a fabrique, c’est que le juge, doit penser, mais penser en juriste (j’entends juriste au sens g ?n ?ral de praticien du droit). C’est- ?-dire qu’il n’est pas dans l’arbitraire, mais dans le type de risque qui fait le juriste. Et c’est un des grand leitmotiv de Bruno Latour, que je reprends aussi avec la notion de pratique : la n ?cessit ? de faire du droit est ? la fois ce qui d ?signe le juriste, et aussi ce qui fait de lui un juriste. C’est une coproduction. Il ne faut pas demander qui peut faire du droit ; ce sont ceux qui sont de la situation d’avoir ? en faire, et qui sont faits comme juristes par cette n ?cessit ?. Donc pas d’application, ou de pratique aveugle (dura lex sed lex) o ? l’on pourrait remplacer le juriste par une machine ? d ?cider, une machine ? faire du droit – parce que ce serait plus le n ?tre. [Intervention de Laurent De Sutter : Il y a un courant de th ?orie du droit qui ?tudie pourtant cette possibilit ? de remplacer le droit par des machines logiques ? d ?cider.] Si c’ ?tait le cas, on en verrait les cons ?quences, mais ce ne serait pas le droit qu’on conna ?t. Et l’id ?e d’une pratique qui aurait besoin d’une th ?orie parce qu’elle serait en elle-m ?me aveugle cache, dissimule l’activit ? du juge qui est pratique parce qu’elle n’est pas arbitraire.

Je risquerais un parall ?le entre l’activit ? du juge et celle de l’exp ?rimentateur, qui lui non plus ne se borne pas du tout ? enregistrer les faits mais doit les mettre en sc ?ne activement : en l’occurrence, de telle sorte que son interpr ?tation, ce qu’il propose de tirer de l’exp ?rience puisse tenir, c’est- ?-dire qu’il puisse r ?sister ? une controverse, aux objections de types ? mais vos faits ne vous permettent pas de dire cela ?. Un juge dont le jugement doit tenir et le physicien dont les propositions doivent tenir – ce rapprochement ne peut que se doubler imm ?diatement d’une divergence tr ?s forte, qui est tout ? fait int ?ressante. Pourquoi ? Parce que les objections ne seront pas les m ?mes. Par exemple on ne reprochera pas ? un exp ?rimentateur de mettre en danger la stabilit ? de l’ ?difice scientifique (sauf si le rapport de force est trop mauvais, comme dans le cas de la m ?moire de l’eau de Jacques Benv ?niste qui pr ?tendait que des faits issus de l’immunologie peut faire s’ ?crouler deux si ?cles de physique et de chimie exp ?rimentales). Corr ?lativement ce qui sera r ?ussite pour l’un et pour l’autre, comme Bruno Latour l’a aussi tr ?s bien montr ?, est pr ?cis ?ment en situation de divergence : ce qui fait la gloire d’un exp ?rimentateur, c’est de pouvoir faire ?v ?nement au sens de cr ?er quelque chose de nouveau, comme Planck avec les quanta d’ ?nergie, quelque chose qui n’ ?tait pas concevable auparavant et cela en toute irresponsabilit ? ; le reste devra s’arranger. C’est ce que depuis le XX ? si ?cle on a honor ? en termes de r ?volution. Mais la conservation de l’ ?nergie avait d ?j ? ?t ? une r ?volution au sens o ? il a fallu re-concevoir compl ?tement autrement tout ce qui t ?moignait pour une autre conservation et qui avait fait une science th ?orico-exp ?rimentale tr ?s d ?velopp ?e, c’ ?tait vraiment la big science de la premi ?re moiti ? du XIX ? si ?cle, qui ?tait la science de la chaleur. Si l’ ?nergie se conserve, la chaleur ne se conserve pas. Donc irresponsabilit ? relative, parce que s’il n’y a pas une bonne piste pour r ?interpr ?ter tout le reste, on ne vous prendra pas au s ?rieux. Quand Benveniste a dit arrangez-vous comme vous voulez, mais moi je dis que l’eau a une m ?moire, on lui r ?torque : Ah oui ? Avec tes petites cellules qui ont une activit ? mal d ?chiffrable, tu veux refaire la physico-chimie et toute notre science de l’eau des laboratoires, et tu crois que tes petites cellules ? moiti ? vivantes vont nous r ?ussir ? nous faire retravailler tout ce que nous savons ? Pas question ! Accepter une proposition ? r ?volutionnaire ? implique un app ?tit pour refaire : il faut qu’il y ait des ? mais alors ! ? et des ? et donc ! ?, des ? mais si ! ? qui suscitent l’app ?tit de ceux qui vont devoir se remettre au travail. Mais n ?anmoins le nouveau est honor ? comme tel, m ?me s’il met tout le monde en situation d’ins ?curit ?.

Tandis que ce que j’ai appris ? honorer – en lisant Bruno Latour notamment – c’est que pour un juge d’abord d ?cider, rendre d ?cidable n’est pas un ?v ?nement, c’est un devoir. Rendre d ?cidable quelque chose pour un physicien, c’est soit une routine (c’est r ?p ?ter quelque chose dont on sait que cela doit pouvoir ?tre fait), soit un ?v ?nement. Pour le juge ce n’est ni l’un ni l’autre : ni une routine parce que c’est toujours un peu diff ?rent ; ni un ?v ?nement au sens o ? le juge doit pouvoir alors qu’avec un ?v ?nement, si on ne peut pas, on ne peut pas. L’id ?e d’apprendre du nouveau qui fait vibrer le physicien est donc en contraste fort avec une r ?ussite juridique qu’on pourrait d ?crire ainsi : donner une signification juridique ? ce qui est neuf sans cr ?er d’ins ?curit ? juridique. C’est- ?-dire en cr ?ant une continuit ? et non pas des conflits ou des incoh ?rences dans le tissu du droit. Donc il s’agit d’accommoder le nouveau.

Les physiciens se sentiraient insult ?s si on leur disaient : vous avez introduit ici des modifications ad hoc qui vous permettent d’accommoder quelque chose qui aurait d ? vous d ?contenancer, vous forcer ? remettre en question ce que vous croyez savoir. Ce qui est grand pour l’un est petit pour l’autre et inversement. On retrouve ici l’id ?e de Luc Boltanski et Laurent Th ?venot dans De la justification : la question n’est pas qui a raison ou qui a tort mais la divergence entre ce qu’ils appellent ? cit ?s ? . Dans chacune il y a jugement discriminant ce qui est grand et ce qui est petit, m ?prisable. Dans la cit ? du pater familias, il est bon que le p ?re de famille prot ?ge ses enfants. Mais s’il transporte cette id ?e de la grandeur en devenant fonctionnaire, il est foutu. Eh bien ici aussi il y a une distribution compl ?tement diff ?rente, divergente, entre ce qui est grand et ce qui est petit. C’est ce qui me fait parler de pratique au sens o ? dans la notion de pratique il n’y a pas seulement un savoir-faire, mais une ?valuation sur ce qui donne sa valeur au faire, non sur ce ? quoi un bon faire, une bonne mani ?re de faire, est soumise – parce que cela n’est pas de la d ?duction – mais ce par quoi elle est oblig ?e. L’obligation, ce n’est pas quelque chose que l’on peut ?dicter comme si on pouvait en d ?duire quoi que ce soit. L’obligation c’est ce que rend perceptible la mani ?re dont un praticien h ?site : c’est ce qui fait h ?siter le praticien en tant que praticien. Et un physicien h ?sitera si on peut lui dire que l’interpr ?tation qu’il propose est ad hoc, une simple accommodation. Alors que le juge h ?sitera ? l’id ?e qu’on puisse lui dire : ? Si on vous suit, vous vous rendez compte dans quelle situation vous nous menez ? C’est la porte ouverte ?… ? Un physicien, si on lui dit ? C’est la porte ouverte ?… ? va se dire ? Chouette ! Si ?a marche, mon nom sera honor ? ? travers les ?ges : des quanta d’ ?nergie discr ?te, mais oui, c’est la porte ouverte ? des nouveaut ?s, etc. ?

Ce par quoi je d ?finirais la pratique c’est donc la mani ?re d’h ?siter. De ce point de vue l ?, le juge qui ne dit pas ? dura lex sed lex, je suis un ordinateur ? est ? grand ?, en tant que praticien : il sait h ?siter. Mais il h ?site comme un juge. Chaque mani ?re d’h ?siter est propre ? une pratique. Il s’agit donc de bien distinguer – et j’ai mis du temps ? me rendre compte qu’il fallait faire cette distinction – la question de l’ins ?curit ? juridique de la question des trous dans le droit. Bien ?videmment le droit est plein de lacunes : cela correspond au travail d’h ?sitation du juge : comment non pas boucher ce trou une fois pour toutes mais comment faire avec ce motif d’h ?siter, puisque tout n’est pas dit : il faut travailler pour d ?cider. S’il n’y avait pas de trou l ? on pourrait ?tre un ordinateur. Mais l’ins ?curit ? juridique n’est pas un trou ; c’est un devoir de l’ ?viter. Donc l’h ?sitation du juge, qui d ?signe ce qui appara ?trait comme des lacunes ?tant donn ? l’id ?al de d ?duction, n’est pas du tout identique ? la menace d’une ins ?curit ? des justiciables. C’est, je crois, important. Et c’est ce que j’avais ?t ? amen ?e ? penser avec Laurent dans l’interview qu’il m’avait faite, puisque dans l’exemple du proc ?s des OGM je prenais un peu la d ?fense de la juge qui nous avait condamn ?s . Je pouvais comprendre qu’elle h ?site et qu’elle refuse des arguments qui ?taient pour moi de parfait bon sens. [Intervention de Paul de Hert : Pouvez-vous rappeler ce proc ?s, je ne le connais pas ?] Je fais partie d’un groupe qui a ?t ? accus ? – et qui ?tait en ? aveu ? d’ailleurs – d’avoir pi ?tin ? des OGM de Monsanto. Nous sommes pass ?s en Correctionnelle alors que l’acte ?tait ?videmment politique – mais c’est un autre probl ?me que je ne vais pas aborder ici. Ce qui faisait ?videmment peur ? la juge, au sens ? ?a non ! ?, au sens d’ins ?curit ? juridique, c’ ?tait qu’elle puisse admettre qu’on ait le droit de faire justice soi-m ?me, alors m ?me que les recours qu’on avait en tant que citoyens ?taient tr ?s n ?buleux et qu’on pouvait montrer que l’Etat n’ ?tait pas ? la hauteur de ses responsabilit ?s. On n’avait pas ? prendre sur nous les responsabilit ?s d’un Etat, m ?me s’il ?tait d ?faillant. Sauf ?ventuellement en situation d’urgence. Mais voil ?, les gens n’allaient pas brouter les OGM et tomber morts imm ?diatement. Invoquer l’urgence pour des p ?rils discutables, et en tout cas ? plus long terme, c’ ?tait ? ouvrir la porte ? ? un ?largissement ? r ?volutionnaire ?, ? la possibilit ? pour chacun d’ invoquer l’urgence quand une situation lui semble contestable, m ?me s’il a de fort bonnes raisons de la contester. Donc c’est un bon exemple o ? l’ins ?curit ? juridique joue : si tout ? coup on apprenait qu’on peut d ?truire bien tranquillement la propri ?t ? de Monsanto en ?tant prot ?g ? par la loi. C’est quelque chose par rapport ? quoi la juge pas pu, pas su, ou pas tent ? de trouver la parade. Cela ne l’a pas fait h ?siter, cela l’a fait reculer. Peut- ?tre qu’elle a h ?sit ? un court moment – mais elle a recul ? tr ?s vite. Et elle nous a appliqu ? la loi, m ?me si c’ ?tait gentiment.

Donc, les physiciens (exp ?rimentateurs) et les juges n’h ?sitent pas de la m ?me mani ?re. Les juges h ?sitent, mais ils savent que ce qu’ils ne doivent pas faire - sinon leur jugement sera cass ? de toute fa ?on - c’est bouleverser sur un mode qui n’aurait pas les moyens d’ ?tre contr ?l ? : ? ouvrir la porte ? ?. Je d ?teste la notion d’ ? ouvrir la porte ? ? lorsqu’elle est employ ?e en g ?n ?ral et qu’il y a des gens qui disent qu’on ne peut pas discuter d’une controverse en physique ou de n’importe quoi d’autre parce que ? ce serait la porte ouverte ? l’irrationalit ? si on ne pr ?sente pas les sciences comme merveilleusement d ?ductives ?, etc. Cela, c’est l’id ?e d’une esp ?ce de monstruosit ? irrationnelle qui pousse derri ?re la porte, et qui profitera de la moindre ouverture pour tout envahir. Mais lorsqu’il s’agit du droit, c’est une grandeur. Et plus concr ?tement, cela se justifie parce que derri ?re la porte il y a des avocats cr ?atifs. Et donc, effectivement, il faut faire attention ? ce que l’on admet, parce que l ? ce n’est pas l’irrationalit ?, c’est l’inventivit ? qui menace. L ? on est au corps ? corps non pas avec des monstres, mais avec des opportunistes absolus, qui ont le devoir de l’ ?tre, et dont le scrupule, la grandeur propre, est d’ ?tre sans scrupule, est de servir les int ?r ?ts de leurs clients. Il y a donc un certain type de responsabilit ? qui est d’autant moins abstrait qu’il y a des gens dont la contre-responsabilit ? est de profiter de tout ce qui peut servir leur client, et donc de toute possibilit ? de s’emparer d’une possibilit ?.

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J’en viens maintenant, un peu tard, ? la question de la doctrine. J’ai parl ? de la pratique, activit ? des juges, activit ? des exp ?rimentateurs, modes d’h ?sitation. Avec la doctrine, on a aussi une analogie, encore une fois avec la physique et les autres sciences th ?orico-exp ?rimentales – c’est pour cela que je les aies choisies comme mati ?re ? contrastes. Si vous avez jamais lu Thomas Kuhn, La structure des r ?volutions scientifiques, parmi toutes les choses importantes qu’il y a dites, il y en a une qui pour moi est essentielle – surtout que j’ai ?t ? ?lev ?e comme chimiste avant de passer en philosophie – c’est l’importance des manuels . C’est le r ?le des manuels qui marque la diff ?rence entre les sciences dites molles –sociologie, … (ne parlons m ?me pas de la philosophie o ? la notion de manuels est quelque chose horrible : croire qu’on conna ?t Platon parce qu’on a lu un r ?sum ? de tout ce qu’il faut savoir de Platon dans un manuel… bon passons), et les sciences ? paradigme. En physique, un auteur de manuel, c’est quelqu’un qui, comme un auteur de pr ?cis en droit, joue un r ?le d ?cisifs. Il donne d’ailleurs son nom souvent, au manuel. ? Prenez le Machin ?, dans la bouche d’un prof signifie que ce prof consid ?re que Machin est celui qui introduira les ?tudiants au champ que recouvre le manuel. Et les ?tudiants s’y fieront. C’est- ?-dire que c’est par rapport ? ce qu’ils auront appris l ? qu’il y aura des nouveaut ?s. C’est donc vraiment un instrument de reproduction de la communaut ? en tant que telle. Et c’est avec le manuel, et surtout avec les exercices qui sont dans le manuel, que se fabrique la capacit ? de reconna ?tre ce qui va ?tre bon probl ?me, ce qui sera accept ? par la communaut ?, et les bons crit ?res de solution. S’il n’y avait pas les manuels qui fabriquent cette communaut ?, le travail de ce qu’on appelle les referees – qui sont un peu la cassation, sauf que c’est pour tout ? jugement ?, tout article publi ? – serait aussi caricatural qu’il peut l’ ?tre en philosophie par exemple : comment juger un article de philosophe quand tout vous oppose - quand je lis ce philosophe-l ? je grimpe au mur, je ne pourrais pas ?tre referee. Mais l ? on peut ?tre r ?f ?r ?, c’est un r ?le reconnu, l ?gitime et important. Pourquoi ? Parce qu’il y a une communaut ? de ce qu’on peut anticiper, de ce qu’est un travail publiable. Et c’est ? partir des exercices de manuel que ce savoir-faire, savoir-juger, savoir- ?valuer, cette esth ?tique, mais qui est une esth ?tique pratique, portant su ce qui compte, comment cela compte, comment traiter une question de mani ?re recevable, est produit ce que Kuhn appelle ? science normale ?.

Qu’est-ce que cela veut dire une science normale ? L ? cela ressemble un peu ? l’activit ? des juges. Pourquoi ? Parce ce que Kuhn appelle un puzzle, ce qui est ce par quoi la science normale progresse, met en avant la continuit ?. M ?me s’il y a innovation – et il y a de l’innovation d ?s que c’est un peu important -, c’est une innovation qui affiche des crit ?res en continu : cela se donne comme ?claircissement, d ?veloppement, explicitation, cr ?ation de distinction. Il y a de l’inattendu, mais c’est de l’inattendu qui n’implique pas la r ??criture des manuels. Le paradigme se complique, s’ ?labore, se diversifie, mais l’ordre d’allure d ?ductive qu’il fait pr ?valoir tient. Et donc le manuel est la bonne base pour comprendre comment les probl ?mes sont pos ?s. Tandis que quand il y a r ?volution, cela se traduit par la r ??criture des manuels. Et la g ?n ?ration suivante aura oubli ? qu’on a un jour pu penser autrement.

Le manuel, avec ses exercices, assure une reproduction sur le mode de ce qui va de soi, qui n’est pas cens ? inspirer le moindre doute. Comme dit Kuhn, le paradigme est d’autant plus puissant qu’il est invisible. On pourrait dire qu’il y a probablement un bon parall ?le avec les pr ?cis de droit, qui ne sont pas faits non plus pour susciter de doutes. Et ce qui est int ?ressant dans ce parall ?le, c’est que cela pose probl ?me dans les deux cas. Non pas au sens o ? ce serait un mauvais instrument : tous les praticiens diront que si vous essayez d’apprendre ? un enfant ? marcher tout en lui inspirant des doutes ? ce propos, il terminera ? quatre pattes. Mais au sens o ? cet instrument est ? conservateur par d ?faut ?, par d ?faut au sens o ? il transmet une discipline accompagn ?e d’un message implicite tr ?s puissant : ceux qui pensent, comme les Poincar ?, les Bohr, les Duhem, les Mach, etc., ne sont pas des n ?tres. Un physicien normal ne les lira pas, ne serait-ce que pour se souvenir de la p ?riode de crise qu’a travers ? sa science, et des choix dont la physique contemporaine r ?sulte. La partie scientifique de leur travail a ?t ? dig ?r ?e par les manuels, et l’autre est rang ?e chez les philosophes : il faut ?tre philosophe pour lire cela.

Cela me rappelle un tr ?s joli film o ? Gilles Deleuze s’adresse ? des ?tudiants d’une ?cole de cin ?ma, la FEMIS . Et il commence ainsi : ? Vous allez me dire que ?a ne va tr ?s bien chez vous – eh bien ?a va pas chez moi non plus. ? Donc ?a ne va peut- ?tre pas tr ?s bien en th ?orie du droit, mais pas tr ?s bien non plus pour ce qui est d’une science comme la physique. G ?rard Holton a ?crit que la vitesse est devenue ce qui tient les physiciens, comme dans une horde o ? on peut d ?crire chaque animal ? partir de sa relation avec ses voisins. Pas moyen de ralentir, de s’arr ?ter un peu pour partager un concern, pour fabriquer de la mati ?re ? penser. Et chez les philosophes cela ne va pas tr ?s bien non plus, parce que, nous philosophes, ont re ?oit chez nous comme faisant de la philosophie des gens qui sont en fait des ? r ?fugi ?s ?, qui ont ?t ?, ou se sont, exclus de la horde, et qui viennent pour r ?fl ?chir ? la science qu’ils pratiquaient. Et cela ne fait pas de la bonne science, ni de la bonne philosophie. Ce sont des casquettes tout ? fait distinctes. C’est pour cela que l’id ?e que la th ?orie du droit doit ?tre le fait de juristes est pour moi quelque chose de crucial - cela doit ?tre fait par ceux qui savent comment un juriste h ?site. Donc chez nous, philosophes, cela ne va pas non plus parce qu’on renvoie ? la philosophie, la philosophie des sciences, cette dimension de la pratique qui est le souci pour ce que devient un champ pratique, ? chaque ?poque, qui est une culture du ? faire attention ?.

J’ai d ?crit avec app ?tit et approbation les modes divergents d’h ?sitation des physiciens et des juges au travail, et donc je reconnais l’importance d’un bon manuel ou d’un bon pr ?cis – Le Dalloz, le je ne sais quoi [Intervention de Laurent De Sutter : Le De Page…], mais dans les deux cas il y a quelque chose de d ?ficient. Parce que oui un juge h ?site, ou un physicien h ?site, mais son h ?sitation n’est pas cultiv ?e. Il peut m ?me croire que c’est un d ?faut parce qu’il apprend qu’il s’agit d’h ?siter seulement sur le tas, quand il devient praticien. C’est au moment o ? un physicien commence ? faire de la recherche, ? passer des exercices, qui ont toujours une solution, ? la recherche d’une solution ? un probl ?me nouveau, qu’il d ?couvre que ce n’est pas comme dans un manuel. Et c’est peut- ?tre aussi comme cela qu’un juriste le d ?couvre. Donc ce n’est pas cultiv ? en tant que tel. Et donc il n’y a pas non plus de culture des mots pour se pr ?senter. Quand un physicien se pr ?sente au public, il va employer les mots de la vignettes ?pist ?mologiques, les mots de la d ?duction, des mots simples, des mots anhistoriques, qui sont ceux du manuel. [Intervention de Laurent De Sutter : Le chapitre un…] Le chapitre un, oui. Il parlera d’objectivit ? et de rationalit ? et cela a aussi peu de rapport avec sa pratique que l’id ?e qu’on d ?duit une sentence ou une d ?cision d’un ensemble de lois a de rapport avec le mode d’h ?sitation du juge. Donc ce mode d’h ?sitation subsiste, mais il a un statut quasi clandestin et non cultiv ?. Ce qui laisse alors la porte ouverte, ?ventuellement, aux sociologues, aux cultural studies, qui vont d ?construire ce qu’on leur pr ?sente ainsi, c’est- ?-dire l’id ?al d’une d ?duction. Mais eux, alors, l ? o ? il y avait h ?sitation, ils vont parler d’arbitraire, car si on pr ?sente l’id ?al d’une d ?duction, alors ce qui est le d ?faut d’une d ?duction, ce ne peut plus ?tre que l’arbitraire. Et donc on arrive ? cette situation ?minemment malsaine o ? des critiques peuvent insulter ou d ?construire en se r ?f ?rent non ? la pratique, mais ? la mani ?re dont cette pratique se pr ?sente. Cela produit un genre de tragicom ?die commune aux sciences et au droit : s’il n’y a pas l’autonomie de la d ?duction, eh bien c’est que ce qui se produit n’est que le reflet de rapports de domination ext ?rieurs. Tout ce qui est mati ?re ? h ?sitation est devenu d ?faut. Cette fois-ci, le monstre est derri ?re la porte, mais c’est un fant ?me - je veux dire qu’il ne pousse pas sur la porte, c’est juste les sociologues, et les cultural studies, et les d ?constructeurs, qui disent : ? Mais alors, vous voyez bien, puisque ce que vous faites n’est pas du tout ce que vous pr ?tendez faire, l’inf ?me secret que nous r ?v ?lons, c’est que le droit, ou la science, n’est que l’instrument de domination. Derri ?re toute cette technique il n’y a que de l’arbitraire, et ce n’est pas arbitraire pour tout le monde. ?

On conna ?t la mise en sc ?ne ? postmoderne ?, la fin des Grands r ?cits. Mais le Grand r ?cit n’a pas grand chose ? voir avec les pratiques, seulement avec la mani ?re dont les praticiens apprennent, par d ?faut, ? se pr ?senter, avec des mots disant que leur pratique est faite de certitudes sans histoire, se d ?veloppant selon la fl ?che du progr ?s. J’ai toujours ador ? le d ?veloppement du sujet du droit, qui d ?couvre des tas de choses ? son propre sujet. Mais dans les sciences, le grand r ?cit de la division entre ce qui est scientifique et ce qui est non-scientifique est tout aussi mensonger. Par exemple en chimie, quand une contrainte l ?gale impose par exemple qu’un proc ?d ? chimique ne devrait pas polluer comme il le fait, la division entre scientifique et non-scientifique change. Mais ce qui est important, ce n’est pas l’id ?e postmoderne d’une r ?signation ironique mais le fait que la chimie ne change pas en fonction de la loi, mais au sens o ? des nouveaux probl ?mes de chimie vont se poser aux chimistes. L’id ?e que si l ‘on met ? bas le Grand r ?cit d’un d ?veloppement autonome on va devoir accept ?e que les sciences ou le droit sont ? fonction de ? est une menace qui fait tr ?s peur, et qui fait mal dire le droit ou les sciences, mal raconter leur histoire, alors que c’est un ?pouvantail, en g ?n ?ral. Dans l’exemple de la chimie, oui il y a un ?v ?nement ext ?rieur qui impose des modifications, mais comment ces modifications vont ?tre construites, et comment elles vont produire de nouvelles h ?sitations, cela appartient ? la pratique.

Il me semble que les pratiques sont empoisonn ?es par une mentalit ? d’assi ?g ?s – notre autonomie ! notre autonomie ! – l ? o ? elles ne le sont pas du tout. Et corr ?lativement, elles ne savent pas comment se d ?fendre l ? o ? elles sont effectivement en danger. Je ne parlerai pas ici de la nouvelle ? ?conomie de la connaissance ?, qui menace les obligations des pratiques scientifiques. Plus retors est la question de l’ ?rosion du droit du travail, d ?crite dans la th ?se de Marie Th ?r ?se Jacot-Descombes , car le droit du travail est le cas m ?me d’innovation juridique impos ?e, par d ?cision politique, et v ?cue par beaucoup de juristes comme une anomalie au noble ?difice du droit des contrats. La politique a d ?cid ? que le contrat de travail n’est pas un contrat comme un autre, c’est un contrat in ?galitaire, et doit, en tant que tel, recevoir un traitement juridique particulier. Eh bien, il me semble qu’il y a un rapport entre ce qu’on pourrait appeler un corporatisme des juristes vis ? vis de cette intervention qui brouille la merveilleuse notion de contrat, et le fait que peu ? peu le droit du travail est ?rod ? : chaque fois qu’une diff ?rence est diminu ?e ou liss ?e, il y a une certaine satisfaction. On pourrait parler de question de classe, ou d’impossibilit ?, dans ce cas, de faire r ?gner la fable du sujet de droit qui gagne sans cesse en lucidit ? - on ne peut pas dire le sujet du droit se rend compte qu’il est un patron ou le sujet du droit se rend compte qu’il est un travailleur -, on ne peut pas oublier que le sujet du droit n’a pas d ?couvert qu’il ?tait un travailleur, que ce sont les organisations des travailleurs qui l’ont conquis, d’autant plus que cette conqu ?te laisse sa trace au niveau de l’organisation des tribunaux du travail. Toujours est-il que les juristes semblent, au lieu de c ?l ?brer la solution juridique donn ?e ? un probl ?me pos ? politiquement, vouloir normaliser, lisser, r ?cup ?rer le sujet du droit contractuel. C’est une mentalit ? d’assi ?g ?s qui – sans parler des pressions des patrons et des cabinets d’avocats patronaux – fait qu’il y a un pr ?jug ? favorable pour qui permettra de refaire l’oubli sur ces cat ?gories qui affichent le souvenir d’un ?v ?nement de type socio-politique. Et cela, m ?me si le r ?le jou ? par la Cour de Cassation dans ce lissage constitue bel et bien, lui, une mutilation pratique de la capacit ? d’h ?siter : les arr ?ts de la cour sont entendus non comme compliquant l’h ?sitation, mais la faisant taire, sur le mode d’une pseudo-d ?duction.

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J’en viens ? mon dernier point. Ce qui s’appelle ? th ?orie du droit ?, je proposerais de le s ?parer de toute question de type ? qu’est-ce que le droit ?, Il ne s’agit ?videmment pas du tout de la quintessence du droit. Je ne sais pas ce qu’est la quintessence de quoi que ce soit, mais l’id ?e que la pratique ait une quintessence me para ?t tr ?s dangereuse. S’il y avait quelque chose qui serait de l’ordre de la quintessence ce serait ce que j’appelle obligation, mais justement l’obligation ce n’est pas une mati ?re qu’on peut extraire. Elle est ce qui les fait h ?siter, alors que d ?gager une quintessence, c’est le contraire d’h ?siter : lorsqu’on l’aura bien d ?gag ? il n’y aura plus mati ?re ? h ?sitation. Ce qui s’appelle th ?orie du droit par rapport ? ? ?a va mal chez vous, ?a va mal chez nous aussi ?, ce ne serait pas non plus de l’ ?thique ni de la philosophie, toutes choses trop g ?n ?rales. Ce serait un mode de r ?sistance ? la routine, au suivi routinier de la doctrine, de concern, mais par les juristes, c’est- ?-dire ceux qui savent quelque chose de la pratique du droit : un type de r ?sistance interne donc ? ce qui profite de la mise en implicite d’une partie de la pratique, l’h ?sitation, au nom d’une pr ?sentation explicite, sur un mode ou sur un autre. Bien des de choses profitent de cet implicite. En l’occurrence, l’une des choses que je vois de commun entre les physiciens et les juristes ? cet ?gard, c’est qu’il s’agit toujours de r ?sister ? la tentation de prendre d’autres places que la leur.

R ?sister ? cette tentation, c’est r ?sister ? la confusion entre partiel et partial. La grandeur de toute pratique est solidaire de son caract ?re partiel, c’est- ?-dire situ ?. Sa tentation, la partialit ?, est de mettre au centre d’un probl ?me qu’elle n’a pas pos ?, ce qui r ?pond ? ses exigences, c’est- ?-dire de soumettre d’autres aux obligations qui sont les siennes – par exemple en affirmant – ceci est le point de vue scientifique, dont il faut partir, le reste s’arrangera. R ?ussi ? ?viter cela, c’est r ?ussir ? tenir sa place, au sens o ? elle est pleinement positive, o ? elle ne manque de rien : c’est la place de votre pratique, et pas le bon point de vue qui prend la place des autres ou qui renvoie les autres ? quelque chose de secondaire.

J’ai ?t ? tr ?s frapp ?e par le fait que Bruno Latour, lorsqu’il ?tait dans le jury de th ?se de Marion Jacot-Descombes, ?tait v ?ritablement scandalis ? par un jugement de la cour europ ?enne, qu’elle commentait, o ? l’une des motivations du juge ?tait que la discrimination positive ne respecte pas la dignit ? du travailleur, qui tient ? ce qu’il doit sa promotion ? ses propres m ?rites. C’ ?tait d’ailleurs d’autant plus piquant qu’il s’agissait d’une mesure qui partait de la condition de ? ? valeur ?gale ? - comme si le juge pensait que n ?anmoins il devait y avoir une petite diff ?rence qui permettrait ? une femme de dire c’est ? mes m ?rites personnels que je dois ma promotion et pas ? une d ?cision politique. Mais valeur ?gale ou pas, pour Bruno, l’argument ?tait une offense ? tout l’art du droit parce qu’il m ?lageait morale et droit - cela ne veut pas dire que le juriste doit ?tre amoral, mais qu’il doit r ?sister au mauvais m ?lange, ? la confusion, parce que le droit, s’il pr ?tend ?tre outill ? pour r ?soudre des probl ?mes moraux, prend toute la place. C’est une pente de l’implicite. Quand on ne cultive pas sa place, on est toujours port ? ? prendre toute la place – enfin toutes les places int ?ressantes.

Et en physique inutile de le dire toute les mani ?res dont la physique devient m ?taphysique, vision du monde physique : nous sommes tous des compos ?s de mol ?cules… Il y a l ? une situation qui demande ce que j’appellerais une culture de l’effroi, effroi face ? la facilit ? avec laquelle on se laisse aller ? prendre toutes les places. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas se soucier de morale ou de tout ce qu’on veut. Il s’agit de ne pas confondre. Gr ?ce au PAI, j’ai entendu parler de ce qu’on appelle en pens ?e du droit les hard cases. Donc je vais faire preuve de mon incomp ?tence en intervenant aussi sur ce probl ?me. Il y a les hard cases qui sont ?ventuellement transitoires, et d’autres qui sont l ? pour rester : ce sera toujours dur parce que d’une mani ?re ou d’une autre le juge doit d ?cider, mais il n’y a pas un bon et un mauvais, il y a deux types de victimes. On peut penser ? des cas de discrimination positive, quand on fait face au brave homme qui avait toutes ses chances, mais il a eu le tort de na ?tre dans un moment o ? on a d ?cid ? qu’il fallait plus de femmes. C’est un petit hard case, c’est un soft hard case – il y en a des plus lourds. Un hard case ce n’est pas si mal, mais ? condition non pas qu’on cherche ce qui est la bonne solution mais – c’est une expression de Deleuze – qu’on pense devant la victime. Deleuze, reprenant Artaud, disait qu’il s’agit de penser et d’ ?crire devant les alcooliques, les illettr ?s et les rats qui cr ?vent . Penser devant la victime d’un hard case, c’est savoir qu’on doit trancher, mais que ce n’est pas la morale qui tranche : on doit trancher parce qu’il faut trancher – par contre on n’est pas quitte. On n’est pas quitte au sens o ? on peut avoir bien tranch ?, mais cela ne veut pas dire qu’on a rejoint le royaume des fins morales, etc. Cela veut dire qu’il y a des probl ?mes o ? il faut trancher, mais o ? aucune d ?cision ne pourra ?tre dite ? bonne ? autrement qu’au sens des obligations du droit. Et c’est la grandeur du droit d’ ?tre d ?l ?gu ? ? trancher l ? o ? on n’aurait pas envie de trancher. C’est sa grandeur, mais cela ne doit pas ?tre confondu avec la grandeur de la morale, ou d’une histoire o ? tout est bien qui finit bien, et o ? on aurait trouv ? la bonne motivation qui fait que non seulement on l’aura fait mais que c’est comme ?a que cela devait ?tre fait.

Donc, il faut affirmer ? la fois que le souci du juste n’est pas ?tranger au droit, alors qu’il l’est assez clairement ? la physique (qui ne conna ?t que des r ?gles d ?ontologiques), et qu’aucune d ?cision n’est juste. De la m ?me mani ?re le souci de la diff ?rence ? faire qui habite les physiciens entre ce qu’ils diront ? vraiment vrai ? et le reste traduit que le souci du vrai habite la physique, mais cela n’a pas ? ?tre confondu avec le ? vrai ? : le vraiment vrai traduit les obligations exp ?rimentales, et ne s’oppose pas au faux mais ? l’ind ?cidable selon ces obligations.

Ce qu’on appelle ? th ?orie du droit ?, qui r ?pond pour moi ? la question de ? faire attention ?, ? cultiver, implique me semble-t-il aussi une culture de l’effroi. Pour moi, le signe que la physique dite th ?orique est en crise peut se traduire par le fait que les physiciens sont fiers de ne plus ?tre effray ?s pas aucune pr ?tention, aussi ?videmment m ?taphysique qu’elle soit – ou plus pr ?cis ?ment aussi pseudo-m ?taphysique, car la m ?taphysique a aussi ses obligations. Une pratique du droit qui ne cultive pas l’effroi face ? l’obligation de juger me semble vuln ?rable ? des tentations analogues ? celles auxquelles c ?dent ces physiciens-m ?taphysiciens.

DISCUSSION

Laurent De Sutter : Merci Isabelle. Je voudrais profiter de ce que j’ai la parole pour tout de suite poser une question. Tu as d’une part d ?fini l’avocat comme un opportuniste dont le scrupule principal est d’ ?tre sans scrupule – et d’autre part la pratique juridique comme exigeant un art d’h ?siter sp ?cifique. Cela fait de l’avocat en tant qu’il est un praticien du droit une figure ?trange. Voudrais-tu bien articuler ? nouveau les deux ?

Isabelle Stengers : L’h ?sitation n’est pas la m ?me, je dirais que les avocats activent l’h ?sitation du juge, ils activent le paysage de toutes les mani ?res possibles pour la d ?cision. S’il y a moyen de d ?crire ce paysage d’une mani ?re qui est meilleure pour le client, il leur appartient de la faire, c’est- ?-dire de faire en sorte que l’h ?sitation du juge le prenne en compte. C’est un peu comme le physicien, comme le disait Bruno Latour dans La science en action : il n’est jamais seul dans le laboratoire. Il y a les r ?f ?rees et les coll ?gues, etc. qui sont virtuellement pr ?sent lorsqu’il h ?site : est-ce publiable ? Le juge ne peut pas h ?siter tout seul. Il est forc ? d’h ?siter par des arguments contradictoires, des possibilit ?s d’interpr ?tations diverses. Et les avocats, comme les scientifiques, sont contraints par une situation. Dans les controverses scientifiques, c’est seulement si je sens que la plupart des parties int ?ress ?es sont d’accord avec moi que je peux me permettre de poser le ? geste qui tue ?, l’argument contre la personne, ad hominem : si mon adversaire soutient cette interpr ?tation, c’est parce que sa conviction est que… En d’autres termes mon adversaire n’est plus un coll ?gue, il a trahi les obligations d’un scientifique. Si je tente une telle attaque lorsque la position de l’adversaire est encore solide, elle peut se retourner contre moi, cela pourra m’affaiblir, et pour longtemps : c’est celui qui a os ? dire… Mais si j’ai bien vu, si je r ?ussis, la controverse est close. En droit aussi, il y a des r ?gulations implicites, me semble-t-il : un avocat sait que s’il utilise tel argument, non seulement il perdra son cas, mais il y aura une certaine m ?moire : c’est celui qui a os ? plaider ?a… L’h ?sitation est toujours situ ?e…

Daniel de Beer : Ce que fait l’avocat n’est pas public – ce qu’il ?crit n’a qu’un seul destinataire : son client –, tandis que le juge doit rendre une d ?cision publique. Il devrait donc avoir d’autres obligations.

Laurent De Sutter : Dans la pr ?sentation d’Isabelle, j’avais l’impression que l’avocat surfait sur les obligations du juge.

Isabelle Stengers : Oui, exactement. On pourrait dire aussi que c’est l’artiste des ambigu ?t ?s de la loi, l’artiste des diff ?rence ? actualiser entre le tissu lacunaire des lois et les pr ?misses d’un raisonnement. C’est celui qui active cette diff ?rence – lorsque cela sert les int ?r ?ts de son client.

Daniel de Beer : Mais il n’est pas tenu ? ce que ce qu’il am ?ne tienne avec l’ensemble du droit.

Serge Gutwirth : Il n’est pas tenu, mais il doit prendre au s ?rieux les obligations du juge.

Isabelle Stengers : Lorsqu’on discutait avec Anne Krivine, ? propos du proc ?s du comit ? de soutien aux sans papiers, on sp ?culait : ? Si on disait ?a… ?, et elle r ?pondait ? Mais m ?me si le juge suivait, ce serait imm ?diatement cass ?… ?

Daniel de Beer : L’avocat peut faire une d ?fense de rupture et refuser l’ ?tat du droit.

Isabelle Stengers : Le proc ?s de rupture, c’est un peu comme l’attaque ad hominem dans les controverses scientifiques, un risque que l’avocat prend d ?lib ?r ?ment, et en accord avec son client, car cela peut se retourner contre lui. Il y a refus de la l ?gitimit ? du tribunal, et, dans le cas scientifique, refus de ce qu’il s’agit d’une controverse, car la position adverse est d ?nonc ?e comme ? non scientifique ?.

Pieter Dehon : La pratique juridique n’est pas que la pratique des juristes. Le droit se d ?territorialise : le champ du droit est plus large. Je trouve votre approche luhmanienne et tr ?s lib ?rale. Mais il y a des acteurs critiques du droit.

Isabelle Stengers : C’est ?trange que vous vous r ?f ?riez ? Deleuze et Guattari, avec l’id ?e de d ?territorialisation. Comme vous le savez pour qu’il y ait processus de d ?territorialisation, il faut d’abord qu’il y ait des territoires. Donc je prends au s ?rieux la notion de territoire au sens o ? si on est d ?pourvu de territoire, il n’y a pas non plus de risque ni de cr ?ation. Et le processus de d ?territorialisation est un processus de cr ?ation. Donc effectivement ce que j’entends par pratique peut avoir un rapport avec le territoire au sens o ? m ?me s’il y a des critiques qui poussent dans un sens ou dans un autre, le processus, s’il est de d ?territorialisation, se fera avec les moyens du territoire – tant que celui-ci existe… Donc la question n’est pas qu’il y ait des acteurs ext ?rieurs, critiques, incitatifs, puissants. Le territoire n’est pas clos au sens d’autonomie assi ?g ?e, avec l’injonction que personne ne doit se m ?ler de ce que nous faisons. Non. Simplement, quand on a d ?cid ? par exemple que le contrat au sens juridique ne convient pas ? la relation de travail, l’ ?nonc ? des nouvelles lois a ?t ? co-fabriqu ? par des politiques, des syndicats et des juristes parce qu’il fallait que ?a tienne, qu’il y ait des jugements qui tiennent. C’est le genre d’ ?v ?nements que j’aimerais bien qu’une pens ?e du droit c ?l ?bre. C’est- ?-dire ?tant donn ? un probl ?me pos ? de l’ext ?rieur, quelle a ?t ? la cr ?ation juridique qui a permis de prendre en compte cela, et avec quelles cons ?quences : qu’est-ce qui a pu ?tre entendu, qu’est-ce qui n’a pas ?t ? entendu, qu’est-ce qui est arriv ? ? On c ?l ?bre l’ ?v ?nement et on garde la m ?moire du fait qu’il y a eu non pas d ?veloppement autonome du droit mais cr ?ation juridique sous tension. Et cela c’est un processus qu’on peut dire d ?territorialisation. Mais ce qui serait stupide, ce serait qu’on puisse dire que n’importe quel ?nonc ? qui na ?t dans ma t ?te ? moi peut ?tre dit ?nonc ? de droit.

Mireille Hildebrandt : Il n’y a pas que les juristes qui cr ?ent le droit.

Isabelle Stengers : Je ne sais pas ce que vous entendez par juristes. Au premier niveau, il y a la production du droit qui n’est pas la responsabilit ? que des juristes, mais aussi du corps l ?gislatif. Mais habituellement – et ce n’est pas un d ?faut – entre l’intention du corps politique et la production du droit comme tel, il y a quelque chose de tr ?s int ?ressant, et qui devrait ?tre ?tudi ? par ce que j’appellerais personnellement pens ?e, et non th ?orie parce que c’est une fa ?on de garder la m ?moire contre l’ ?conomie des sch ?matisations a posteriori. Les transformations d’ ?nonc ?s, les contraintes de traduction, qui canalisent ou m ?me trahissent la volont ? du l ?gislateur, tout cela est un matter of concern. Et c’est un matter of concern des juristes, parce que c’est le droit qui l’autorise, et aussi du corps politique, et m ?me de tout autre acteur ext ?rieur. Donc, il y a un concern, et ce serait le m ?me que la diff ?rence entre partiel et partial. Le droit incorporera partiellement les intentions politiques, ce sera toujours une traduction partielle – la diff ?rence entre partiel et partial ?tant ce ? quoi il s’agit d’apprendre ? faire attention. Les informaticiens connaissent bien cela, lorsqu’ils doivent faire un programme pour un client. Certains transforment les contraintes en limit ?, ? on ne peut pas faire cela ?, d’autres sont int ?ress ?s, m ?me si c’est compliqu ?, et se font un point d’honneur ? inventer les moyens de satisfaire le client.
Mireille Hildebrandt : Mais quid des civilisations sans l ?gislateur ?

Isabelle Stengers : Qu’est-ce que cela signifie ? Faut-il parler de droit ? Le m ?me probl ?me se pose pour les sciences. Avant que ceux qui s’appellent physiciens parviennent ? produire leur propre mani ?re d’h ?siter dans les laboratoires, ce qui s’appelait science faisait partie de la philosophie – la philosophie de la nature. Dois-je d ?crire les physiciens comme les h ?ritiers de Galil ?e qui produisit le territoire propre ? la physique, ou dois-je les d ?crire d’une mani ?re telle que je puisse affirmer leur appartenace ? la philosophie de la nature ? Mais alors serai-je capable de d ?crire d’une bonne mani ?re les deux types en m ?me temps : les philosophes de la nature et les physiciens. Je ne crois pas. Je crois qu’il s’agirait de g ?n ?ralit ?s. Et cela perdrait les obligations pratiques qui animent ceux qui se pr ?sentent comme des physiciens – et les concerns divergents qui sont ceux d’une philosophie de la nature. Pour moi, lorsque je parlais d’h ?sitations pratiques, c’ ?taient les h ?sitations pratiques des juristes ? l’int ?rieur du cadre dans lequel existent l ?gislateurs, politiciens, etc. Maintenant si vous me demandez ce que serait le droit en g ?n ?ral – je crains que mes consid ?rations perdent toute pertinence. Et j’en suis heureuse : une des choses que nous devons ?viter comme la peste, me semble-t-il, lorsque nous nous occupons de pratiques modernes serait de tenter de les lier de mani ?re directe, en continuit ?, ? n’importe quelle forme de trait anthropologique g ?n ?ralisable ? toute soci ?t ? humaine. Les pratiques modernes sont des inventions de territoires, et les probl ?mes qu’elles posent doivent le prendre en compte. Comme le disaient Gilles Deleuze et F ?lix Guattari : tout change lorsque nous nous occupons d’animaux territoriaux. Aucune continuit ? entre animaux ne tiendrait, ?videmment, comme tous les animaux, les animaux territoriaux doivent se nourrir, se reproduire, ?chapper aux pr ?dateurs. Mais la mani ?re dont ils le font passe par le territoire. Donc une civilisation sans l ?gislateurs, ce n’est pas une donn ?e pour penser le droit en g ?n ?ral, cela demande beaucoup d’attention : comment font-ils ? Comment sont distribu ?s leurs territoires pratiques, leurs ?conomies de la grandeur ?

Serge Gutwirth : Il y a deux niveaux. Il y a d’une part ce que Isabelle d ?crit et qu’on pourrait appeler le droit en tant que r ?gime d’ ?nonciation, qui est propre ? notre culture moderne. Et il y a d’autre part ce que Bruno Latour appelle institution, qui est diff ?rent : les autres cultures r ?solvent certains probl ?mes que nous r ?solvons avec le droit d’une mani ?re diff ?rente – qu’on peut appeler droit ou non, cela n’a pas beaucoup d’importance. Aujourd’hui, nous discutons plut ?t le premier niveau.

Isabelle Stengers : Quant ? savoir si seuls des juristes cr ?ent le droit, cela d ?pend de ce qu’on entend par ? cr ?ation ?. La d ?finition d’un probl ?me ? la r ?solution duquel le droit devra ?ventuellement participer qui devra, par exemple celui que peut poser le droit islamique dans nos pays, ne regarde pas les juristes directement, c’est d’abord une question pour les politiques…

Mireille Hildebrandt : Je ne crois pas.

Isabelle Stengers : Les juristes peuvent participer, mais ce n’est pas leur boulot. Ils ne peuvent pas ?tre seuls, ni m ?me privil ?gi ?s. Ils peuvent apporter quelque chose de tr ?s utile du point de vue des cons ?quences : attention, si on fait ?a… Ils peuvent ?tre experts et partenaires du point de vue des cons ?quences. Mais ce n’est pas le business des juristes de faire cela, ni de la th ?orie du droit.

Mireille Hildebrandt : Il y a deux choses. Il y a ce que font nos juges. Mais il y a aussi, dans d’autres traditions, des solutions qui, ? un certain moment, arrivent chez nous et auxquelles nous devons faire face. Elles peuvent m ?me nous apprendre des choses.

Isabelle Stengers : Prenons l’excision : c’est une solution propos ?e par d’autres traditions ? la question, question ouverte d’ailleurs, ? comment devenir une femme ?. Il y a de tr ?s nombreuses mani ?res d’entrer dans ce probl ?me. Par exemple, les juristes peuvent ?tre requis dans la production d’une loi, si le probl ?me est pos ? au niveau politique. Ils peuvent aussi, comme juges, prendre des d ?cisions qui traduisent qu’ils en sont venus ? penser qu’en condamnant ceux qui la pratiquent ils font un mauvais boulot. Ils h ?siteront alors dans leurs propres termes, et affirmeront par exemple que mutiler doit ?tre d ?crit comme une intention de blesser. Ou encore, c’est le parquet, qui peut arr ?ter implicitement de poursuivre, qui peut tol ?rer certaines formes d’incision, ? l’h ?pital par exemple, sans qu’il y ait changement de loi… Ce que le droit produit fait partie d’un processus d’apprentissage plus large – mais il n’est pas l’auteur privil ?gi ? de ce processus. Ce que Mireille d ?crit fait partie des questions de notre ?poque : comment vivre dans une ?poque post-coloniale ? C’est un d ?fi qui ne doit pas ?tre relev ? que par le droit, mais par tout le monde.

Serge Gutwirth : Ce que fait le droit n’a pas pour but de r ?gler les probl ?mes, mais de r ?gler les conflits caus ?s par ces probl ?mes. Le juge instaure une tr ?ve.

Isabelle Stengers : Ce ? quoi je tiens, c’est qu’on n’apprend pas en g ?n ?ral. Comment accueillir des enfants qui viennent d’une autre culture ? Et c’est pour ?a que j’aime beaucoup le livre de Boltanski et Th ?venot tout en le g ?n ?ralisant, parce qu’il montre que notre distribution entre ce qui est grand et ce qui est petit est extr ?mement exotique, pas ?vident du tout. On a l’habitude, donc on trouve ?a ?vident. Mais plus on comprend que c’est exotique, plus on peut comprendre qu’il y ait d’autres distributions entre grand et petit, cultiv ?es ailleurs. Cela ne r ?sout pas du tout le probl ?me, mais par contre cela veut dire qu’on ne pas s’indigner, on ne va pas m ?ler des jugements moraux la difficult ?, ou fabriquer des normes anthropologiques g ?n ?ralisant ce qui sont d’abord nos convictions, ou nos habitudes. Si par exemple en tant que prof on re ?oit des ?tudiants qui semblent penser qu’en vous flattant, ils auront une bonne cote, on peut se souvenir que ce que nous appelons flatterie peut correspondre ? une grandeur ailleurs. Cela donne de l’humour ? ces bizarres situations, au lieu qu’on soit pris entre l’acceptation de n’importe quoi et l’indignation morale. Eh bien cela doit s’apprendre partout : ? l’ ?cole, comment enseigner la th ?orie darwinienne sans insulter. On n’apprend pas en g ?n ?ral. Et le droit est un des lieux d’apprentissage, mais s’il y a apprentissage en droit, c’est qu’il y a apprentissage ailleurs. C’est en ce sens l ? que le droit n’est pas clos et que des condamnations qui se faisaient de mani ?re tout ? fait tranquille avant peuvent aujourd’hui faire h ?siter.

Laurent De Sutter : C’est pour cela que la tr ?ve que peut instaurer le juge n’est qu’une tr ?ve juridique.

Serge Gutwirth : C’est une tr ?ve qui permette que le d ?bat continue ailleurs et remette la machine en marche.

Isabelle Stengers : C’est pour cela que l’art d’h ?siter est une ressource. Il y a un livre que j’ai beaucoup aim ? sur une autre pratique, l’enseignement . Ce sont des ?coles qui existent ? New York dans des lieux de multiculturalit ? conflictuelle o ? on ne sait jamais le matin si l’ ?cole sera boulevers ?e parce que les flics ont tu ? le grand fr ?re d’une ?l ?ve ou si les grands fr ?res ont tu ? trois flics, et o ? les parents sont seulement d’accord pour attaquer les profs pour racisme mais sont racistes entre eux. Bref, le r ?ve. Ces ?coles l ? ont produit l’invention de ce que c’est qu’une tr ?ve. C’est- ?-dire de faire se rejoindre ce qui oblige ? penser et ? h ?siter les profs, et la mani ?re dont l’enseignement va ?tre fait : il faut que d’une mani ?re ou d’une autre on pr ?sente les savoirs et les probl ?mes sur un mode qui ne prenne jamais un ?l ?ve en otage – ou bien c’est l’ ?cole qui a raison ou bien mes parents. Il faut que d’une mani ?re ou d’une autre, et activement, on r ?ussisse non pas ? donner raison mais ? ne pas donner tort. Ils appellent cela power of the idea. Toutes les mati ?res sont toujours pr ?sent ?es du point de vue de ceux pour qui ce probl ?me-l ? compte, de comment il pourrait compter autrement, c’est- ?-dire toujours sur le mode de ce que les f ?ministes appellent standpoint. Donc un savoir n’est jamais construit comme neutre, sinon il donnerait tort ? la moiti ? des parents. C’est aussi un lieu de tr ?ve, au sens o ? la tr ?ve ?a se cr ?e, cela ne fait pas que se d ?cr ?ter. Et je crois que le droit est un instrument de tr ?ve – mais parmi d’autres. Ne jamais penser que la solution juridique est la solution g ?n ?rale. Il y en a d’autres, et il y a une contemporan ?it ? entre elles.

Serge Gutwirth : Ce qui peut faire bouger au niveau de l’institution, c’est que les juges peuvent instaurer une tr ?ve dont le sens peut ?tre oppos ? ? celui, par exemple, de la politique ou de la morale du moment.

Isabelle Stengers : Pour moi, la th ?orie du droit devrait consister ? garder la m ?moire de ce pass ? o ? soit le droit a ?t ? en avant, ou a ?t ? en retard, soit a r ?pondu – mais comment. Nourrir le sens d’une aventure propre au droit – mais pas une fl ?che du progr ?s.

Laurent De Sutter : En somme, ? la question ? La pens ?e du droit est-elle une pratique ? ?, tu r ?ponds si c’est une pens ?e et pas une th ?orie.

Isabelle Stengers : C’est parce que je prends le mot th ?orie au sens o ? on l’utilise en sciences exp ?rimentales. Quelque part, d’une mani ?re ou d’une autre, cela traduit le fait que l ? on conna ?t la prise, on a d ?fini l’objet, et donc la th ?orie est le triomphe de la possibilit ? de faire certaines ?conomies, de d ?finir ce ? quoi on a affaire en termes ? ?conomiques ?. Si je m’int ?resse ? l’ ?lectricit ?, je n’ai plus besoin de m’int ?resser, comme les premiers ?lectriciens, ? l’odeur d ?gag ?e lors d’une d ?charge – cela, c’est pour la chimie, cela ne me regarde pas, etc. Or la pens ?e, c’est le contraire : c’est lutter contre les routines ?conomiques, et se souvenir du risque de toute ?conomie. Ce n’est pas lutter contre l’ ?conomie – l’ ?conomie des pr ?cis juridiques par exemple - ce n’est pas les d ?construire, mais les replonger dans quelque chose qui doit ?tre explicit ?, parce que si ?a reste implicite ? ce moment-l ? ce seront les routines du pouvoir qui prendront la place. Penser c’est r ?sister.

Serge Gutwirth : Il faudrait trouver un autre mot pour la th ?orie du droit.

Isabelle Stengers : C’est le probl ?me de plein de disciplines : le mot th ?orie est devenu une esp ?ce de monnaie d’ ?change. ? Theory ?…

Serge Gutwirth : La th ?orie du droit serait un peu dans la m ?me situation que l’ ?pist ?mologie, en fait.

Isabelle Stengers : Mais pas l’ ?pist ?mologie des ?pist ?mologues, ou celle qui voit une g ?n ?ralisation. Les Poincar ?, Duhem et Cie que j’ai cit ?s ont un souci. Ce qui pose d’ailleurs probl ?me est que la th ?me des ? r ?volutions ? a servi ? faire taire ce souci au XX ?me si ?cle, et je pense que la pratique de la physique en paie un prix assez lourd, avec l’invocation des r ?volutions de demain qui viendront r ?soudre les probl ?mes qui se posent aujourd’hui, et qu’on peut donc n ?gliger. Ce qui me semble important c’est ce que j’ai appel ? ? concern ? - le lien actif, toujours situ ?, entre une question d’apparence g ?n ?rale, ? qu’est-ce que la physique, ou le droit ?, et ce qui la fait poser ? chaque ?poque : ? qu’est-ce que la physique, ou le droit, sont en train de devenir ?. Aussi loin que possible de l’ ?pist ?mologie des vignettes ou d’une d ?finition du droit au sens o ? on pourrait la faire valoir pour toutes les cultures, toutes les ?poques : depuis toujours l’Homme se trouve dans des situations o ? il faut faire ce que nous appelons droit. A ce moment-l ?, tr ?s curieusement, ce qui arrive c’est qu’on est d’abord tol ?rant - les hommes font tous pareil – puis qu’on juge - mais enfin il faut bien reconna ?tre aussi que nous le faisons mieux . C’est ce qui arrive aussi avec les d ?finitions ? larges ? de la science : on part d’une base large, et on se retrouve au sommet de la pyramide.