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La pens?e scientifique comme processus contingent
Wednesday 17 January 2007 by Stengers, Isabelle

Ce texte a été présenté à Cerisy, en juillet 2006, au Colloque "Anthropologie historique de la raison scientifique"
(organisé par M. Philippe Descola et M. Bruno Latour)
Ceci est une version préliminaire de ce qui sera peut-être un jour publié.

Dans leur texte introductif ? cette rencontre Philippe Descola et Bruno Latour proposent de tenter une comparaison syst?matique des conditions favorables ou d?favorables ? l’?mergence de la pens?e scientifique dans diff?rentes parties du monde. J’ai d?cid? de partir du probl?me suivant : comment ?viter qu’une telle ambition laisse supposer que nous sommes en position de ? savoir ? ce qu’il en est d’une pens?e scientifique, de lui conf?rer une identit? telle que ses conditions d’?mergence puissent ?tre ?valu?es sur le mode du favorable ou du d?favorable.

Bien ?videmment nous ne sommes plus ? l’?poque o? se posait la question ? pourquoi Galil?e n’?tait-il pas grec ? ?, c’est-?-dire ? qu’est-ce qui a ‘bloqu?’, ou ‘retard?’ l’av?nement de la raison scientifique, cette v?ritable destin?e de l’humanit? ? ? L’appellation ? raison scientifique ? qui nous r?unit rev?t donc, je n’en doute pas, une dimension sinon provocatrice du moins probl?matique. Mais il s’agit alors de construire le probl?me. C’est ce ? quoi je voudrais contribuer en d?tachant cette question de la raison scientifique de quelques ? nous savons bien ? et en l’articulant ? quelques inconnues.

Une telle construction demande quelques d?cisions. Comme Geoffrey Lloyd nous l’a rappel?, le terme science est profond?ment ind?termin? : il peut ?tre associ? aux savoirs des chasseurs et des cueilleurs, ou alors ? l’apparition de sp?cialistes lettr?s travaillant pour le Prince, ou en comp?tition pour une client?le priv?e, ou enfin ? ce qui a commenc? en Europe au 17?me si?cle. Mon choix, celui du 17?me si?cle, r?pond non seulement ? mes int?r?ts, mais ? la singularit? de la qualification ? scientifique ? que re?oit le terme raison. Ceci correspond ? un enjeu datable car l’adjectif signale l’affirmation d’une autonomie, en l’occurrence face aux raisons philosophiques et th?ologiques, qui singularise les sciences dites modernes, et cela avec une remarquable continuit? : fonder une ? nouvelle science ? implique, geste quasi-rituel, chasser du territoire nouveau les intrus, et d’abord les philosophes.

C’est ? l’analyse de cette nouvelle figure de la raison que je voudrais contribuer, en le d?tachant de quelques ? nous savons bien ?. Et ce, non dans les termes d’une d?construction historique, mais afin de pouvoir l’articuler ? quelques inconnues portant sur l’avenir, comme aussi ? la question du naturalisme au sens de Philippe Descola.

Nous savons bien que le milieu de naissance de ce qu’on appelle ? science moderne ? ?tait favorable ? une telle innovation, et tout a ?t? ? peu pr?s dit ? cet ?gard par les historiens. Cependant, on peut ?galement souligner la mani?re dont ce milieu a rendu possible et stabilis? un lien assez nouveau entre pens?e et brutalit? pol?mique. Les Dialogues de Galil?e n’ont pas vieilli car la pol?mique est un genre qui se conserve, et c’est tout autant par la pol?mique impitoyable, infatigable men?e contre Simplicio, repr?sentant tout ? la fois de la raison philosophique et de la raison th?ologique, que par la nouveaut? vivante de ses arguments, que Galil?e noue alliance avec Sagredo, l’interlocuteur ?clair? auquel le lecteur est invit? ? s’identifier, celui qui typifie le ? milieu ? par rapport auquel il entreprend de faire ?v?nement.

L’?v?nement ? science moderne ? dont Galil?e se fait le h?raut a nou? de mani?re tr?s particuli?re raison et pol?mique. Je ne parle pas seulement ici de l’affaire Galil?e, mais surtout de constructions rh?toriques agressives qui, contrairement au conflit quelque peu dat? avec l’autorit? biblique, ont r?ussi ? passer dans l’histoire comme des caract?risations neutres de la science nouvelle. En d’autres termes, ce n’est pas la pol?mique qui est singuli?re, l’?poque en est riche, mais le fait qu’elle a r?ussi ? devenir synonyme d’av?nement du ? nouvel esprit scientifique ?. Une r?ussite tr?s singuli?re – la transformation des corps qui tombent en t?moins fiables quant ? la mani?re dont leur mouvement doit ?tre d?fini – a ?t? associ?e d?s l’origine avec une th?orie de la connaissance ravageuse.

De cette th?orie, je retiendrai trois points marquants.

Le premier, bien s?r, est l’id?e que la description galil?enne s’est d?gag?e des interpr?tations humaines trop humaines pour se fonder sur les faits, comme si ceux-ci offraient une base sure et g?n?ralisable ? la connaissance. Or, bien s?r, les faits sont en g?n?ral bien incapable de t?moigner de la mani?re dont ils doivent ?tre pris en compte. L’innovation promue par Galil?e est rare et s?lective, c’est la cr?ation de ce que nous appelons aujourd’hui ? fait exp?rimental ?.

Le deuxi?me trait d?signe l’id?e d’une s?paration de principe entre le ? comment ? et le ? pourquoi ?. L’?v?nement de la r?ussite, la mise en sc?ne que permet le plan inclin?, rend d?cidable la question du comment et d?finit le pourquoi comme son r?sidu. Quant ? la g?n?ralisation de cette opposition, elle met en sc?ne un droit de conqu?te. Les questions relevant du ? pourquoi ? seront modifiables ? merci lors de chaque avanc?e, chaque avanc?e d’un nouveau comment. Qui plus est, une fois d?truite l’autorit? de la foi, que Galil?e, quant ? lui, reconna?t, l’opposition mise en sc?ne par Galil?e conduira ? mettre dans le m?me sac sceptique, quelle qu’en soit l’?tiquette – fabrication humaine, convention, culture, jeu de langage – tout ce qui ne peut se pr?valoir de l’autorit? d?cidable des faits.

Enfin, le troisi?me trait renvoie ? la d?claration galil?enne selon laquelle ? la nature est ?crite en caract?res math?matiques ?, ce qui a permis ? une s?rie ind?finie de philosophes de disserter sur l’innovation galil?enne en tant qu’?v?nement philosophique – la victoire de Platon contre Aristote, a ?crit Koyr?. Or, quelles qu’aient ?t? les convictions de Galil?e, celles-ci n’importent qu’en relation avec sa r?ussite. Le contraste entre l’essai de math?matisation du mouvement de chute expos? en 1604 ? Paolo Sarpi et l’assurance des d?finitions de celui qui, quelques quatre ans apr?s, a ?t?, en m?me temps que les corps qui tombent, transform? par l’invention du premier dispositif exp?rimental, le plan inclin?, ne se laisse pas ordonner selon une progression continue. Les rapports math?matiques ne sont plus rh?toriques mais pratiques, au sens o? ils sont strictement corr?l?s avec les manipulations que le plan inclin? rend possibles . A ceux qui pensent que l’a priori math?matique joue un r?le d?cisif, je ne peux que conseiller de suivre l’histoire d’autres tentatives de ? math?matisation ? en chimie par exemple. J’affirmerais quant ? moi que, aussi ch?rie qu’elle soit par les philosophes, l’importance de la foi en une nature ?crite en caract?res math?matiques ne permet pas, du moins pas avant l’apparition de ces ? ?critures ? que sont les programmes informatiques, de faire la moindre ?conomie par rapport ? la question de la ? prise ? exp?rimentale, ? la transformation d’un ph?nom?ne en t?moin de la mani?re dont il doit ?tre d?fini.

J’affirmerai donc que l’association entre la nouveaut? exp?rimentale que promeut Galil?e et une th?orie g?n?rale de la connaissance n’a rien d’intrins?que. Elle r?sulte d’un amalgame hautement pol?mique entre deux traits distincts. Le premier porte sur la singularit? de la r?ussite exp?rimentale, qui fait des boules lisses roulant le long du plan inclin? de Galil?e des t?moins fiables, r?sistant aux objections, quant ? la mani?re dont leur mouvement doit ?tre d?fini. Il s’agit d’une cr?ation positive, cr?ation d’un rapport in?dit entre l’argumentation humaine et un aspect d’un ph?nom?ne naturel. Le second renvoie bien plut?t au coup de g?nie de Galil?e qui lie sa r?ussite aux questions critiques de l’?poque, qui transforme les mises en question politiques, religieuses, intellectuelles de l’autorit? qui marquent cette ?poque en faire valoir pour la nouvelle autorit?, celle de ce que j’appellerais la ? raison exp?rimentale ?, dont il se fait le repr?sentant et au nom de laquelle il entreprend de chasser du territoire nouveau appel? ? science ? ceux qui, auparavant, se pensaient repr?sentants de la raison.

Il ne s’agit pas ici de mettre en accusation l’innovation galil?enne. Pour paraphraser Leibniz, s?parer l’innovateur culturel qui r?ussit du milieu culturel o? il r?ussit est aussi vain que de s?parer l’oc?an ? coups de glaive. Ce qui ne signifie pas que l’innovation soit fonction du milieu, mais que, d?s lors que cette innovation r?ussit, elle pourra, toujours et ind?finiment, s’expliquer par son milieu. Galil?e s’explique par son milieu, mais son milieu n’explique pas Galil?e. Il aurait peut-?tre aussi bien pu expliquer l’association entre une nature sans loi et l’Aristote ? mineur ?, celui des M?t?orologiques notamment, dont Patricia Falgui?res nous a dit l’importance pour la Renaissance tardive, avec son int?r?t pour les monstres, les techniques surprenantes, les m?canismes rus?s.
Galil?e a ? fait ?v?nement ?. J’entends ?v?nement au sens de ce qui fabrique ? la fois un pass?, qui m?ne jusqu’? lui, et un avenir, qui rassemble tous ceux qui, sur un mode ou sur un autre, se r?f?rent ? lui, se situent par rapport ? lui sur le mode de cons?quences. Je proposerais que l’appellation ? raison scientifique ? qui nous r?unit, fait de nous des h?ritiers de l’?v?nement Galil?e, car c’est lui qui a ? dramatis? ? le savoir de type nouveau dont il ?tait le vecteur en mobilisant les registres de la raison, de l’autorit? de la l?gitimit?.

Parler d’?v?nement ne signifie pas que Galil?e est ? l’origine de tout ce que nous pouvons associer ? la science. Ce sur quoi je tente d’attirer l’attention est bien plut?t la mani?re dont l’?v?nement contribue ? organiser le paysage des lign?es que nous associons ? l’adjectif scientifique, dont certaines lui pr?existaient et d’autres sont apparues par la suite. J’affirmerais que ce paysage est marqu? par le jugement de Galil?e, c’est-?-dire par la diff?rence entre une science enfin exp?rimentale et l’ensemble des domaines peupl?s par ceux qui seront expuls?s d?s lors que cette science adviendra, comme le fut Simplicio, et ne sont donc l?gitimes que faute de mieux, sur le mode du ? pas encore ?. Je rappellerai, quelque trois si?cles apr?s Galil?e, le jugement de Rutherford selon qui il n’y a que deux types de science, la physique et la collection de timbres, ou celui de Changeux exploitant quelques balbutiements neuronaux pour d?clarer ouverts ? la conqu?te exp?rimentale des domaines dont les sciences dites humaines se pensaient l?gitimes tenanci?res. Ou encore Dennett transformant ce jugement en principe – opposant les raisonnements faisant intervenir des ? grues ? et ceux qui font intervenir des ? crochets c?lestes ?. De tes jugements scandent une histoire o?, de mani?re constatable, quiconque peut se pr?senter au nom de ? faits ? d’allure exp?rimentale sera toujours en position de rejouer le coup de Galil?e, de r?activer l’opposition sceptique entre ce qui est d?cidable par les faits, et tout le reste qui n’est que fiction, propre ? int?resser les beaux esprits.

La d?finition que j’ai propos?e de l’?v?nement, selon laquelle tous ceux qui s’y r?f?rent en sont les h?ritiers, implique qu’il n’y a pas de d?finition de l’?v?nement qui soit nue, qui ne soit ins?parable d’une mani?re d’h?riter de lui. Mais il est possible, et c’est ce qui m’engage, d’h?riter de l’?v?nement sur un mode qui suscite l’app?tit pour d’autres modes de caract?risation. En l’occurrence, il ne s’agit pas pour moi de ? d?construire ?, de nier, mais encore et toujours d’h?riter. Mais je voudrais h?riter de cette histoire sur un mode analogue ? celui dont Deleuze et Guattari, dans Qu’est-ce que la philosophie ?, ont propos? d’h?riter de l’histoire de la philosophie, comme d’un processus contingent, non d’une ?mergence appel?e ? se produire d?s lors que les conditions en seraient r?unies.

Deleuze et Guattari caract?risent comme contingentes les relations entre la philosophie et son lieu de naissance, la Cit? grecque. Les seules bonnes raisons, affirment-ils, sont contingentes, ce qui ne signifie pas arbitraire, mais impliquant des rapports qui sont de l’ordre de la connexion, ou de la rencontre. Voire de l’occasion. La sp?culation sur ce qui, dans leur milieu, peut ? faire occasion ? est le propre des innovateurs, mais ceux-ci sont ?galement un ? sentir ? de ce ? quoi leur ?poque pourrait donner un accueil favorable. L’innovateur sp?culatif, en ce sens, t?moigne pour son milieu, il est ? occasion ? pour ce milieu d’actualiser, ou d’instaurer au sens d’Etienne Souriau, certaines des virtualit?s qu’il inclut.

Bien s?r le milieu de naissance des sciences modernes leur ?tait favorable, mais il ne les attendait pas. Il a fait occasion pour l’entreprise innovante de Galil?e, au sens o? celui-ci a su qu’il ?tait possible, sans ridicule, sans ?tre class? comme d?viant, on ? maverick ? selon l’usage que Philippe Descola fait de ce terme, d’entreprendre de faire ?v?nement, de faire sortir ? grand bruit de l’environnement rar?fi? o? il s’?tait produit, un savoir de type nouveau, mais qui ne concernait a priori que le type de mouvement le plus trivial, le moins myst?rieux, celui que nul n’a jamais eu ? d?couvrir.

Contrairement ? ce que semblent penser beaucoup de physiciens, ou du moins ? ce qu’ils affirment lorsqu’ils soup?onnent qu’un de leurs interlocuteurs manque, par rapport ? la physique, du respect qui lui est d?, on n’a en effet pas attendu Galil?e et Newton pour cesser de confondre les portes et les fen?tres, et le premier chien venu r?sistera ? cette confusion.

Parler de processus contingent, c’est d’abord r?sister, r?sister d?lib?r?ment, affirmativement, aux explications qui ratifient, qui pr?tent ? une instance, que ce soit la raison scientifique ou la soci?t? ou la culture, le pouvoir d’?liminer l’?v?nement, ce qui est arriv? et aurait pu ne pas se produire. C’est pourquoi la question ? que nous est-il arriv? ? ?, qui r?siste ? ce pouvoir, passe souvent ? travers la sp?culation sur d’autres rencontres, sur d’autres histoires possibles, sur des occasions manqu?es. J’ai d?j? cit? les techniques rus?es de Patricia Falgui?res, je pourrais citer aussi Arthur Koestler qui, dans Les Somnambules, opposait l’adorable Kepler au pol?mique et ambitieux Galil?e, et disait la catastrophe de l’association des math?matiques non d’abord avec la beaut? empirique du monde, mais avec la mise en rivalit? des autorit?s. Voici une inconnue de la question : l’?v?nement galil?en au sens restreint - la d?couverte de ce qu’un dispositif exp?rimental peut conf?rer ? certains ph?nom?nes un r?le de t?moins fiables de leur raison – aurait-il pu accompagner sur un mode mineur d’autres th?mes majeurs, avec l’activation d’autres virtualit?s de ce m?me milieu qui, r?troactivement, semble expliquer la r?ussite de la rh?torique galil?enne ?

Mais apprendre ? penser en termes de processus contingent, c’est aussi penser en termes de reprise et de recr?ation, de ? recommencement contingent d’un m?me processus contingent, avec d’autres donn?es ?, ?crivent Deleuze et Guattari. Ce dont je voudrais susciter l’app?tit concerne l’avenir, la mani?re dont cette histoire des sciences pourrait ? recommencer ?, ce qui implique bien s?r la question du milieu - connexions, rencontres et occasions - qui rend pensable un tel recommencement. ,

C’est au cr?ateur de la raison contingente, Robert Musil, que j’ai choisi de m’adresser d’abord, et en particulier ? l’immortel soixante-douzi?me chapitre de L’Homme sans qualit?s, intitul? ? La science sourit dans sa barbe, ou Premi?re rencontre circonstanci?e avec le Mal ?.
Musil prend acte de ce que les scientifique ne sont pas des partenaires ad?quats pour ce que Richard Rorty nommerait une conversation civilis?e, celle qui a cours dans les salons de Diotime. Le scientifique sourit humblement, certes, se d?clare incomp?tent, mais sous ce sourire gronde, ? comme le feu sous le chaudron, une certaine tendance au Mal ?, ce que Musil nomme le ? mal originel ?, ? au moins aussi ?ternel que les grands id?aux humains, puisqu’il n’est finalement rien de moins et rien de plus que le plaisir de tendre un croc-en-jambe aux id?aux pour les voir se casser le nez. ?. Lorsque Galil?e s?duit Sagredo en liant la v?rit? de type nouveau dont il est le porte parole avec le plaisir de voir Simplicio, page apr?s page, se casser le nez, il initie une histoire o? les id?es susceptibles de d?noncer les illusions humaines ? b?n?ficient toujours d’une sorte de pr?jug? favorable et passent pour particuli?rement scientifiques. C’est sans doute la v?rit? qu’on aime en elles ; mais tout autour de cet amour nu, il y a un go?t de la d?sillusion, de la contrainte, de l’inexorable, de la froide intimidation et des s?ches remontrances ?.

Galil?e, Rutherford, Changeux et tant d’autres t?moigneraient alors de l’?v?nement contingent qui a vu le Mal originel, c’est-?-dire, pour Musil, un trait abstrait, anhistorique, peut-?tre anthropologique, faire de ce qu’on appelle raison scientifique un nouveau v?hicule, sans que ceux qui en sont parasit?s en veuillent rien savoir.

Musil ne songe pas ? revenir en arri?re, ? r?ver ? une science purifi?e du mal, k?plerienne et non galil?enne, par exemple. Il appeler ? un recommencement contingent du m?me processus contingent avec de nouvelles donn?es, et en l’occurrence avec la reconnaissance explicite cette ? maligne partialit? ? qui fait la singularit? du processus contingent baptis? ? science moderne ?. ? Qu’adviendrait-il donc si l’on se d?cidait ? faire l’exp?rience, et qu’on se sentit tent? de r?v?ler publiquement ce go?t ?quivoque de l’homme pour la v?rit? et ses parasites, misanthropie et satanisme, et qu’on all?t m?me jusqu’? l’introduire avec confiance dans la vie ? ?. C’est une nouvelle Eglise militante que Musil imagine, o? il ne s’agit plus de scepticisme mais de haine du dogme, pour l’amour de ce qui demeure encore irr?v?l?, o? ? le Diable retrouverait le chemin de Dieu, ou, pour parler plus simplement, la v?rit? redeviendrait sœur de la vertu et ne serait plus tent?e de lui jouer ces tours sournois qu’une jeune ni?ce r?serve ? une tante rest?e vieille fille ?.

On le voit, le th?me du recommencement contingent que l’on peut associer au texte de Musil n’a rien ? voir avec un retour en arri?re, une r?conciliation. Ce qui a diverg? sur un mode contingent, l’importance des id?es qui font sentir et vivre, esp?rer ou lutter, et le plaisir de mettre les id?es ? l’?preuve, Musil ne r?ve pas de les r?concilier mais de les coupler. Et ce fut ?galement le r?ve de Whitehead lorsqu’il affirma que la religion, premi?re victime des croc-en-jambe en s?rie de la dite raison scientifique, ? ne retrouvera son ancienne puissance que lorsqu’elle envisagera le changement avec le m?me esprit que la science. ? (SMW, 189/218) Et Whitehead posait un diagnostic du m?me genre pour la philosophie, qui elle aussi n’?chapperait ? sa relation malsaine avec les sciences, vieille tante indign?e, plaintive ou masochiste, que si elle osait l’aventure.

Le naturalisme de Descola correspond assez pr?cis?ment ? ce que Whitehead caract?rise comme bifurcation de la nature, entre une nature dite objective, homog?ne, inerte, d?nu?e de sens, et la nature, r?put?e produite par les projections humaines, subjectives, o? le rossignol chante, o? il y a du nouveau et de l’int?ressant. Pour Whitehead cette bifurcation, qui d?membre la pens?e moderne, ?tait tout simplement une absurdit?, produite par le caract?re concret d?plac? conf?r? ? des modes d’abstraction localement efficaces. Et la philosophie, pour lui, n’avait pas pour t?che de r?concilier, que ce soit en d?non?ant la destruction d’une harmonie perdue, ou en absorbant la nature ? objective ? dans une anthropologie de type kantien ou n?o-kantien, c’est-?-dire en l’affirmant aussi ? humaine ? que l’autre. La t?che de la philosophie ?tait d’op?rer un divorce radical entre modes d’abstraction – l’abstraction est pour Whitehead ce sans quoi nous ne pouvons ni penser ni percevoir – et les cat?gories de jugement. Nos modes d’abstraction nous mettent ? l’aventure, et l’aventure de la philosophie whiteheadienne a pour premier sens la fabrication non d’?nonc?s mais de ? propositions ? actives, incitatrices, qui rendent int?ressantes tant l’abstraction que ce que cette abstraction nie ou disqualifie : des propositions qui produisent la possibilit? de ? reclaim ?, comme disent les activistes am?ricains – tout ? la fois r?habiliter, se r?approprier, devenir capable d’affirmer - l’?gale dignit? de tout ce dont, foisonnante diversit?, nous avons l’exp?rience.

Cependant, Whitehead et sa philosophie sp?culative pourraient entrer dans la cat?gorie de maverick, au sens de Descola. Musil ou Whitehead peuvent prot?ger de la tentation de d?noncer la ? condition de l’homme moderne ? sur un mode apocalyptique, ou nostalgique, mais ils sont vuln?rables ? l’objection selon laquelle le si?cle qu’ils ouvraient leur a donn? tort alors que ce m?me si?cle nourrissait d’?vidence les proph?tes de l’apocalypse. Maintenir l’engagement ? penser un processus contingent susceptible d’un recommencement contingent avec d’autres donn?es impose d?s lors de r?sister deux fois : au genre ?pique d’une raison aux prises avec les illusions humaines, et au genre apocalyptique d’une raison devenue folle. Et cela, m?me au bord du gouffre.

Bruno Latour ?crivait, il y a plus de vingt ans : ? Si les missiles de croisi?re me cueillent dans les vignes, au sortir de la maison, je ne veux avoir ? m’agenouiller ni devant la ? raison ?, ni devant la ? physique d?voy?e ?, ni devant la ? folie des hommes ?, ni devant la ? cruaut? de Dieu ?, ni devant la ? Realpolitik ?… Dans les quelques secondes qui s?parent l’illumination de l’irradiation, je veux ?tre aussi agnostique que le peut un homme qui assiste ? la fin de l’ancien Age des Lumi?re, et assez s?r du divin et du savoir pour oser attendre le nouvel ?ge des Lumi?res ?. On ne peut en dire plus : ajouter une quelconque garantie, une quelconque raison d’esp?rer. On ne peut en faire moins : refuser le pouvoir redondant d’explications qui transforment en n?cessit? ce qui sera arriv?.

Il s’agit donc de recr?er les moyens de ce refus sur un mode qui prenne acte de ce que les propositions de Musil et de Whitehead peuvent ?tre dat?es, renvoy?es ? une ?poque o? ? on pouvait encore penser que… ?
Revenons donc ? la question ? que nous est-il arriv? ? ?, et affirmons d?s l’abord que la question des cons?quences que l’on pourrait tirer de l’?chec de Whitehead et de Musil appartient elle-m?me au processus contingent, dont nous sommes tous ici, sur un mode ou sur un autre, parties prenantes, puisque nous sommes tous r?unis autour de la question de la raison scientifique. ? Sur un mode ou sur un autre ? ne signifie pas arbitraire relativiste, chacun h?ritant comme il le veut de ce qui est arriv?. ? Sur un mode ou sur un autre ? traduit le pouvoir sur nous d’une question qui engage, sans position de neutralit? possible.
En tout ?tat de cause, il n’y a pas de neutralit? possible, car la question int?resse des protagonistes sp?cialement aptes ? transformer en argument toute analyse critique, ?pist?mologique ou historique : les scientifiques eux-m?mes, h?ritiers directs de Galil?e. Que l’on pense ? Max Planck liant, contre Ernst Mach, la cause des atomes et celle de la cr?ation scientifique elle-m?me, qui a besoin de la foi du scientifique dans l’intelligibilit? du monde. Et plus r?cemment aux sp?cialistes de l’intelligence artificielle citant Heidegger pour affirmer que la r?duction de l’intelligence ? une forme de calcul n’est pas une simple hypoth?se mais correspond ? la d?finition m?me de l’approche scientifique. A la notion de processus contingent, r?pond l’instabilit? de tout m?tadiscours, la possibilit? de capture de tout ce qui peut faire occasion, nourrir une op?ration ou l?gitimer une pr?tention. J’attends avec int?r?t les op?rations de capture dont la proposition de Philippe Descola fera l’objet, le cas ?ch?ant et selon les opportunit?s.

Il s’agit pour moi de poser le probl?me de ce qui nous est arriv? non pas sur un mode qui r?siste ? la capture ?ventuelle, mais sur un mode qui aspire ? ?tre captur?, ? devenir une donn?e pour un ?ventuel recommencement contingent. C’est pourquoi je situerai mon point de vue ? partir du probl?me de la b?tise, c’est-?-dire dans une perspective qu’a ouverte Gilles Deleuze ? propos des transformations successives du probl?me pos?e par la pens?e depuis l’?ge classique.

A l’?poque de Descartes, nous raconte Deleuze, dans son Ab?c?daire, le probl?me est l’erreur, les moyens d’?viter l’erreur. Mais au 18?me si?cle, un nouveau probl?me impose son urgence, celui de l’illusion, et de ce que signifie ?chapper ? l’illusion. Avec Flaubert et Nietzsche s’impose enfin la question de la b?tise, qui n’a rien ? voir bien s?r avec l’animalit?, que du contraire. La b?tise est entreprenante, obstin?e, et m?chante, elle se confirme elle-m?me dans la jouissance des ? on sait bien que ? en termes desquelles elle d?membre et mutile.

Que nous est-il arriv? pour que s’impose l’id?e ? b?te ? de la science comme d’un processus unanime, se d?ployant ? la mani?re d’une grande vague monotone et invincible, envahissant de mani?re progressive tout le paysage des questions humaines, et venant aujourd’hui laper les murailles des forteresses de l’? int?riorit? humaine ?, conscience, esprit, valeurs, cens?es lui opposer une r?sistance invincible ? Comment comprendre l’indulgence assez inepte dont b?n?ficient des avanc?es telles que la psychologie ?volutionniste, avec l’id?e que m?me si les hypoth?ses contemporaines sont un peu sommaires, elles s’inscrivent dans la perspective d’un progr?s in?vitable qui verra le triomphe de ce que Descola appelle ? physicalit? ? ? Mais aussi comment comprendre que la r?ussite exp?rimentale galil?enne tel que j’ai tent? de la typifier, comme r?ussite rare et s?lective, ait pu inspirer des fondations m?thodologiques multiples qui transforment l’?v?nement en droit de la raison : une science doit se donner son objet !

Je ne dis pas, certes, que les fondateurs m?thodologues soient b?tes. Le probl?me de la b?tise, tel que je tente de le mettre en sc?ne, n’est pas fait pour attaquer les personnes, mais pour raconter autrement, sur un mode activement artificiel, ce dont nous avons pris l’habitude, ce que nous jugeons normal : l’association entre savoirs scientifiques et droit de conqu?te. Etre assez s?r du savoir, comme l’a ?crit Bruno Latour, pour penser en termes de recommencements contingents avec d’autres donn?es, c’est porter ? la puissance du scandale le fait de cette association. Que nous est-il arriv? ?

Il s’agit ici pour moi de faire sentir, non de faire histoire, voire de d?montrer. Et ce que je voudrais d’abord faire sentir est un recommencement contingent qui a marqu? notre pass? et communique peut-?tre avec le probl?me de la b?tise : la mobilisation des scientifiques en tant qu’alli?s de l’Etat dans le maintien de l’ordre public. Si l’affaire Galil?e peut ?tre associ?e au surgissement de la figure du scientifique condamn? par les repr?sentants de l’ordre traditionnel, mais qui a les faits pour lui, l’affaire Mesmer fait surgir une nouvelle figure du scientifique : celui qui prend le parti de l’Etat contre un public cr?dule, port? au d?sordre et vuln?rable aux s?ductions d?magogiques, et pour qui ? tous les faits ne se valent pas ?.

Autour du baquet de Mesmer, charg? d’un fluide magn?tique gu?risseur, les femmes se p?maient et la foule se passionnait, une foule dangereuse qui faisait r?sonner le rapport magn?tique avec l’affirmation de l’?galit? des humains. La Reine, disait-on, est sensible au fluide comme la derni?re de ses femmes de chambre. Le Roi nommera en 1784 une commission d’enqu?te charg?e de combattre ce trouble ? l’ordre public. Parmi les scientifiques de la commission, on trouve les ma?tres exp?rimentateurs Lavoisier et Franklin, et ce ? quoi ils vont proc?der ressemble en effet ? une d?marche exp?rimentale. Ils mettront activement en sc?ne le rapport magn?tique sur un mode qui permette de mettre ? l’?preuve sa pr?tention ? exister. En dupant les sujets, ils inventeront les moyens d’exiger que le fluide, s’il existe, produisent des effets ind?pendants de l’imagination, du savoir que l’on est magn?tis?. Et ils pourront conclure que l’imagination produit, et donc explique, les effets que l’on attribue au fluide, alors que le fluide, sans imagination, est sans effet. Mesmer n’est donc qu’un charlatan.

Je viens de dire que l’imagination ? produit et donc explique ?, mais, ont protest? les magn?tiseurs, et le naturaliste Jussieu membre de la Commission, les acad?miciens n’ont pas le moins du monde reproduit les effets curatifs observables autour du baquet. Il faudrait donc plut?t ?crire que l’imagination ? doit pouvoir expliquer ? ces effets. Qui plus est, ils n’ont pas non plus d?fini ce pouvoir de l’imagination, ni envisag? l’hypoth?se que le fluide, pour ?tre efficace, demande l’imagination.
Il faut ici s’arr?ter et penser, car nous sommes face ? un de ces ?nonc?s ? d’allure exp?rimentale ? qui produisent l’impression de l’avanc?e irr?sistible du progr?s scientifique, c’est-?-dire la figure conqu?rante de la ? raison scientifique ?.

Je voudrais souligner d’abord que la d?marche des Commissaires manifeste un certain m?pris, voire un m?pris certain, pour la question qu’ils explorent. Car celui que beaucoup consid?raient - malgr? les protestations de Mesmer lui-m?me, qui se voulait ? moderne - comme l’anc?tre des magn?tiseurs, le ? divin ? Paracelse, ? Prince des deux m?decines - celle du corps et celle de l’?me ? - , avait proclam? que l’action de son agent universel, magn?tique, ne suffisait pas ? expliquer ses effets. ? Supprimez l’imagination et la confiance et vous n’obtiendrez rien ?, a ?crit Paracelse, car il s’agit, pour gu?rir, de donner puissance ? la volont?, qui est cach?e en l’homme comme le feu de l’?tincelle est cach?e dans le silex. La gu?rison n’est pas un effet t?moignant pour le magn?tisme comme cause, pas plus que le choc sur le silex n’est cause de l’?tincelle. Faire semblant de magn?tiser, duper, faire croire : le principe m?me de la mise ? l’?preuve des Commissaires est, de ce point de vue, radicalement inad?quat et, devrait-on ajouter, obsc?ne, puisqu’il s’agit de tromper cela m?me qui conf?re aux humains la puissance de gu?rir.

Les commissaires n’ont donc pas r?ussi ? poser le probl?me du fluide, mais l’ont asservi ? la question de le preuve. Leur d?marche a fait passer la preuve du registre de l’?v?nement ? celui, g?n?ral, du jugement. Ils n’ont pas mis en sc?ne la cure mesm?rienne sur un mode qui permettrait d’en interpr?ter les effets de mani?re fiable. Il leur a suffi de montrer que le fluide de Mesmer ?tait incapable de r?sister ? une ?preuve unilat?ralement, et assez brutalement, impos?e, celle d’avoir ? produire des effets ind?pendamment de ce qu’en pensent ceux qu’il affecte. De fait, le rapport de la commission ne s’adresse pas ? des coll?gues, int?ress?s aux cons?quences d’une r?ussite exp?rimentale, mais au peuple cr?dule ? qui il est annonc? ? circulez, il n’y a rien ? voir ?.

On peut bel et bien parler ici de recommencement contingent, avec d’autres donn?es, ces autres donn?es qui font occasion pour un recommencement ?tant l’appel fait par les pouvoirs publics, contre l’opinion irrationnelle, ? ceux qui savent mettre en sc?ne et ? l’?preuve un ph?nom?ne. Sagredo est loin. L’?poque de l’aventure des Lumi?res se cl?t. Bient?t le tribunal kantien produira les attendus permettant de faire basculer dans le domaine de l’illusion tout ce qui fait penser et sp?culer. Les scientifiques se retrouveront alors parmi les cr?dules, puisqu’ils croient apprendre de la r?alit?. Mais cette revanche de la raison philosophique n’a contrari? les scientifiques que deux si?cles plus tard, lorsqu’ils ont craint que les sir?nes sociologiques relativistes ne m?nent le public, toujours con?u comme cr?dule, ? perdre confiance dans la preuve scientifique. Car c’est l’exigence g?n?ralis?e de preuve qui arme leur propre tribunal, v?ritable machine p?dagogique destin? ? lutter contre le d?sordre des passions et croyances qui, sans eux, submergeraient ? coup s?r les esprits. De nouvelles noces ont ?t? nou?es entre science et scepticisme, o? celui-ci n’est plus seulement, comme avec Galil?e, un faire valoir de la r?ussite exp?rimentale, mais un instrument de maintien de l’ordre, ordre politique et ordre moral. Corr?lativement, la preuve devient un droit exigible, n?cessaire pour endiguer la cr?dulit? attribu?e au public.

Il ne s’agit pas ici de parler d’ores et d?j? de ? b?tise ?, pas plus que ne sont b?tes les ?preuves contre placebo que subissent aujourd’hui des mol?cules appel?es, peut-?tre, ? devenir m?dicaments, et somm?es, elles aussi, de d?montrer une efficace sup?rieure ? celle qui peut ?tre corr?l?e au savoir que l’on prend un m?dicament. Ce qui importe est de souligner que la d?marche des commissaires, qui peut ?tre g?n?ralis?e ? la mani?re de l’action d’un tribunal, et qui s’impose, comme le pouvoir d’un tribunal, de mani?re unilat?rale, n’a rien ? voir avec une r?ussite exp?rimentale. Elle ne permet en rien de d?finir le pouvoir de l’imagination, alors que la r?ussite exp?rimentale - cr?ation d’un rapport ayant ? r?sister ? l’objection selon laquelle ce rapport, fruit de l’art humain, t?moigne pour cet art et non pour ce qui est interrog? – a le pouvoir de faire exister les termes qu’elle met en rapport. Le plan inclin? de Galil?e, comme aussi la pompe ? air de Boyle, sont non des interm?diaires, mais des m?diateurs, au sens de Bruno Latour, ils sont producteurs d’existence. Production de savoir et production d’existence sont strictement corr?l?s. Le plan inclin? a produit un ? nouveau ? Galil?e et un nouveau mouvement de chute, le tout sous le signe de ce soin maniaque, de cette obsession que Philippe Descola associe si souvent aux pens?es analogistes. Minimiser le frottement, ?viter les fuites : la symbiose tr?s particuli?re entre la dynamique des savoirs et celle des techniques s’enclenche ici, autour de ce qu’exige la production d’un t?moin fiable et la stabilisation du caract?re reproductible de son t?moignage.

La d?marche initi?e par les commissaires institue une preuve qui est de l’ordre de l’ordalie : elle laisse inchang?s les termes du rapport et se borne ? admettre ou ? soustraire. Son instrument privil?gi? sera la statistique. La d?marche exp?rimentale, elle, ajoute, complique, multiplie, elle fait prolif?rer les ?tres, et ce sur un mode irr?ductible ? une quelconque homog?n?it?. Chaque explication, mais aussi chaque ? raccord ? entre deux modes distincts d’explication est cr?ation et non d?couverte, de rapport, et chaque cr?ation r?clame un environnement nouveau, ce que s’empressent d’ailleurs d’oublier les constructeurs de romans de la mati?re, de grands r?cits qui vont du big bang aux soci?t?s humaines.

La b?tise commence lorsque devient normale - non plus associ?e ? la violence des op?rations de maintien de l’ordre mais habitude de pens?e - l’association entre la question de ce qui a ? droit ? exister ? et ce qui r?siste ? l’ordalie. On pourrait ici penser ? de multiples fondations m?thodologiques de sciences campant sur l’opposition entre ce que les gens ? croient ?, ce qui les int?ressent, et ce ? quoi le scientifique, asc?tiquement, sait devoir se cantonner. Mais on soulignera plut?t le v?ritable ravage que constitue la sc?ne typique qui se r?p?te ? Lourdes, par exemple, chaque fois que se rassemblent eccl?siastiques et m?decins, anim?s par la m?me question : derri?re les apparences miraculeuses, y a-t-il un processus r?ductible ? l’imagination, ou, comme on dit aujourd’hui, au placebo ? Ce qui signifie : cette gu?rison a-t-elle le pouvoir de contraindre les m?decins ? avouer leur perplexit? et d’autoriser les th?ologiens ? reconna?tre une intervention surnaturelle, c’est-?-dire inexplicable par les cat?gories que nous jugeons ? naturelles ? ? Triste d?finition, qui insulte ? la fois la ? foi qui sauve ? et la ? science qui explique ?. Car la complicit? entre m?decins et th?ologiens, c’est-?-dire l’opposition entre nature et surnature qu’ils partagent, n’a rien ? voir avec l’aventure des sciences dites de la nature, et tout ? voir avec la mani?re dont tant ? la science ? que ? la nature ? sont captur?es par un r?seau d’oppositions pol?miques ax?es sur le ? pouvoir ? : pouvoir des illusions humaines ; pouvoir de la raison, ou de la science, dissipant les illusions ; pouvoir, qui signe le surnaturel, de faire ce dont la ? nature ? est incapable ; pouvoir de la ? nature ? de proc?der par des chemins obscurs qui favorisent les croyances humaines dans le surnaturel ; pouvoir des charlatans ; pouvoir de la science qui d?masque les charlatans, etc.

Le ? placebo ?, ici, est donc charg? d’un tr?s grand pouvoir : celui de nourrir les illusions humaines, mais aussi les risques d’erreur associ?s aux ? gu?risons parasite ?, et bien s?r les pr?tentions des charlatans. Mais il est ?galement dot? d’un minimum de r?alit? car il sert ? affirmer que ce ? quoi on a affaire ? doit pouvoir s’expliquer ? sur un mode qui le proclame sans int?r?t particulier. Son mode d’existence est celui d’une ?tiquette signalant ? ph?nom?ne pour le moment non ?lucid? sur un mode proprement scientifique/A utiliser uniquement sur un mode pol?mique/Se m?fier de tous ceux qui l’utilisent autrement ?.

La b?tise est donc l?, d?s que l’on oublie ce minimum de r?alit?, c’est ? dire d?s que le ? cela doit pouvoir s’expliquer par ? s’affranchit de son usage pol?mique, dans le cadre d’une op?ration de maintien de l’ordre, et noue la raison scientifique avec un naturalisme du type de celui que met en sc?ne Philippe Descola. La th?se de la ressemblance des physicalit?s n’a rien de scientifique. Elle n’a rien ? voir avec la prolif?ration des ?tres aux propri?t?s surprenantes qu’a fait exister la d?marche exp?rimentale. Les certitudes naturalistes sont celles d’un juge, qui soumet ? la question mais n’apprend pas. Et dont le r?le est justifi? par la foule mena?ante des dupes, des adeptes d’une pens?e magique ou des victimes d’illusions anthropomorphiques. Robert Musil n’avait pas pris en compte que ce qu’il appelait ? Mal originel ? peut tourner ? la b?tise s’il se pense au service du bien, s’il est int?gr? ? une machine p?dagogique et de conqu?te au refrain monotone ? cela doit pouvoir s’expliquer par… ?.

Mais Musil n’avait pas pris en compte non plus que le sourire barbu du scientifique peut devenir une grimace rigide si, au lieu de jouir des tours sournois qu’il peut faire ? sa v?n?rable tante, il la voit comme une s?ductrice susceptible de le d?voyer, de l’entra?ner dans les chemins de la perdition.

Nous avons affaire ici, autre recommencement contingent, ? une nouvelle figure de la raison scientifique, celle que Michel Serres a caract?ris?e, dans La Thanatocratie, par le contraste entre l’extra-lucidit? locale, lorsque les questions qui importent au progr?s de la discipline sont concern?es, et l’aveuglement partout ailleurs.
La c?cit? peut correspondre ? un manque, et c’est bien ainsi que cela commence, avec la v?ritable d?couverte anthropologique que l’on peut associer au laboratoire de chimie fond? en 1845 par Liebig ? Giessen. Ce qui y a ?t? d?couvert est la possibilit? d’?duquer les scientifiques de mani?re efficace, sans leur faire perdre leur temps ? se familiariser avec les questions incertaines de la chimie artisanale, ? partir des seules comp?tences que demande l’?tat de l’art disciplinaire auquel il contribuera.

La d?couverte de Liebig est ?videmment ins?parable d’un milieu nouveau, qui rend concevable l’ignorance institu?e envers la multitude des recettes et proc?d?s de la chimie artisanale. Le rapport de symbiose entre les chimistes ? qui font leur th?se de doctorat en quatre ans ? et l’essors de la nouvelle chimie industrielle qui va balayer l’ancien tissu artisanal a ?t? suffisamment ?tudi? pour que je me borne ? le rappeler. Je voudrais seulement souligner que Liebig a ?t? l’un des promoteurs les plus acharn?s de l’opposition entre ? raison scientifique ? et ? raison empirique ?, ou ? baconienne ?. Les nouveaux chimistes sont sans doute les fers de lance du progr?s, mais ils ne pourront tenir ce r?le que s’ils ne sont pas submerg?s par les questions et probl?mes qui int?ressent leurs protagonistes et qu’ils ne sont pas outill?s pour r?soudre. Ici surgit une lutte pour l’autonomie de la recherche associ?e ? la figure fameuse de la poule aux œufs d’or : asservir les chercheurs, leur imposer des questions, ce serait tuer cette poule, et se priver de ses œufs. C’est pr?cis?ment parce que les chercheurs produisent des possibles ?minemment int?ressants que ceux qui s’y int?ressent doivent respecter les distances qui conviennent, nourrir sans poser de questions.

La revendication de l’autonomie n’est pas un simple folklore, dissimulant la soumission effective des sciences au d?veloppement des forces productives. Le recommencement contingent, avec d’autres donn?es, prend en compte le fait qu’il est devenu n?cessaire d’affirmer le caract?re s?lectif de la r?ussite exp?rimentale contre sa g?n?ralisation empirique (les faits…). Cependant la b?tise entre en sc?ne lorsque le clivage effectu? entre ce qui regarde le chercheur et ce qu’il n’a besoin ni de savoir ni de penser sera pr?sent? comme condition de possibilit? pour la cr?ativit? scientifique, et ce qui sera inculqu?, en m?me temps qu’une ?ducation strictement sp?cialis?e, est un refus actif, litt?ralement phobique, de se laisser aller aux charmes troubles des questions dites non scientifiques. Celles-ci acqui?rent attribuer le statut de suppl?ment d’?me, mais si un scientifique s’y int?resse trop, il pourra ?tre soup?onn? d’avoir perdu l’acharnement cr?atif qui fait de lui un ? vrai chercheur ? : il se laisse aller. Le ? vrai scientifique ? est celui qui sait, asc?tiquement, r?sister ? la tentation de toutes les questions dont, sur un mode ou sur un autre, elles demandent ? pourquoi ?, et pour ce faire tous les coups sont permis. C’est le droit et m?me le devoir du chercheur que d’?tre ? b?te ? et agressif face ? ce qui risquerait de le faire douter, c’est-?-dire de le d?mobiliser.

J’ai le droit d’?tre b?te, c’est le cri du scientifique somnambule, celui qu’il ne faut surtout pas r?veiller lorsqu’il se ballade sur le fa?te d’un toit (c’est toujours ce que fait un somnambule, dans cette image), parce que s’il se rendait compte de ce qu’il est en train de faire, il h?siterait, aurait le vertige, et tomberait, c’est-?-dire perdrait sa cr?ativit?. Le somnambule exige qu’on ne lui demande pas d’h?siter lorsqu’il s’agit de la diff?renciation entre ce qui lui importe et ce qu’il juge secondaire ou anecdotique. Laissez-nous ?tre b?tes et m?chants, d?chiffrant le monde en termes de conqu?tes et d’obstacles ? surmonter, sans quoi vous n’aurez plus de chercheurs !

Ce que je viens de mettre sous le signe de la b?tise ne se confond pas, j’y insiste, avec les innovations que l’on peut associer ? la d?marche des Commissaires ou ? l’innovation de Liebig. En revanche, ces deux versions de la b?tise posent le probl?me du nouveau milieu qui les tol?re, voire les favorise – pour qui des chercheurs qui ne posent pas trop de questions, qui disqualifient ce qui pourrait compliquer l’irr?versible modernisation du monde, est aussi important que des chercheurs inventifs. Les deux modes de b?tise que je viens de caract?riser d?clinent deux versions de la mobilisation pour le progr?s. La premi?re appelle aux armes contre la cr?dulit? qui empoisonne nos sillons et pour la conqu?te lib?ratrice des territoires occup?s par les ill?gitimes tyrannies de la tradition et de la superstition. La seconde arme le scientifique ? son affaire dans son propre champ, mais aussi aux aguets quant ? toutes les opportunit?s de participer ? la fabrique des cons?quences innovantes des savoirs produits par son champ, sans se laisser ralentir par ce qui n’est pas cens? le regarder, par ce qui rel?ve de responsabilit?s qui ne sont pas les siennes.

La perspective, cavali?re, que j’ai tent?e fera certainement hurler les historiens, mais, je le rappelle, elle n’a pas pour vocation de les satisfaire, et pas non plus de nourrire les d?nonciations et les critiques. Sa vocation est de r?sister ? toute ratification de ce que la plupart des scientifiques tiennent aujourd’hui pour ?vident, et qui se pr?te ? des ratifications ?pist?mologiques, anthropologiques, catastrophistes ou proph?tiques tous azimuts. Il s’agit de faire vibrer l’inconnue de ce que pourrait ?tre un autre recommencement contingent, et cela dans un moment tr?s particulier. Aujourd’hui, en effet, il ne s’agit peut-?tre plus simplement de recommencement contingent du m?me processus contingent. Ce qui s’annonce sur le mode du probable est la destruction de ce processus lui-m?me : l’aventure initi?e par Galil?e basculerait dans un pass? p?rim?, et les ? romantiques attard?s ? qui s’y r?f?rent susciteront un m?pris ricanant.

L’?ventualit? d’une telle destruction traduit le caract?re tr?s singulier de la r?ussite exp?rimentale, c’est ?-dire de la cr?ation d’un rapport qui n’est pas seulement confirm? dans des cas importants ou int?ressants mais surtout qui est capable de r?sister aux objections : une telle cr?ation implique un collectif assez particulier, capable d’accueillir de mani?re positive de telles objections, de les consid?rer comme conditions de r?ussite. C’est ce type de collectif que ce que l’on appelle ? ?conomie de la connaissance ? pourrait bien disperser, chaque chercheur ?tant mobilis? par d’autres priorit?s, li? d’abord ? ceux qui voient dans ce qu’il propose un possible int?ressant, et qui resterait int?ressant m?me s’il n’a pas le pouvoir de faire taire ceux qui objectent. L’acquisition de droits de propri?t?s intellectuelles est fort peu regardante ? cet ?gard, on le sait, comme aussi la plupart des innovations industrielles effectives, contraintes par un ? ?? marche ? de type diff?rent. Quant ? ce qu’on appelle l’?conomie de la promesse, elle a pour corr?lat la pratique des d?mos que nous a pr?sent?e Claude Rosenthal : ces d?mos, aujourd’hui exig?es des chercheurs, mettent l’accent sur un possible qui, de version en version, prend consistance, int?gre ce qui int?resse les commanditaires ?ventuels, mais ne rassemble pas le moins du monde un collectif appel? ? cr?er des moyens de les mettre ? l’?preuve.

Il s’agit ici de sp?culer, c’est-?-dire de faire exister un possible contre les probabilit?s. En l’occurrence, on l’aura compris, il ne s’agit pas de sp?culer sur la possibilit? d’une raison scientifique enfin lib?r?e de ses parasites, mais sur de nouvelles rencontres, impliquant un milieu diff?rent. Et la question de la b?tise me m?ne ? poser la question de mani?re indirecte, ? sp?culer sur un milieu par rapport auquel tant la position de d?fense de l’ordre public que la revendication au droit au somnambulisme deviendraient contre-productives, et m?me l?tales.
Dans ses Politiques de la Nature, Bruno Latour d?signe ce qui tout ? la fois suppose et produit un tel milieu, c’est-?-dire la g?n?ralisation ? tous les savoirs, dipl?m?s ou non, mais aussi ? toutes les inqui?tudes, de ce que les scientifiques h?ritiers de Galil?e tiennent pour acquis, mais entre eux seulement : la capacit? et la l?gitimit? de faire valoir ce qui, objections et savoirs, peut contribuer ? une d?cision particuli?re.
D?s la premi?re question, ouvrant la proc?dure que propose Latour - ? combien sommes nous ? ?, ? combien de porte-paroles divergents sont-ils n?cessaires pour d?ployer correctement la question qui nous occupe ? ? - les scientifiques sont en effet mis sur le m?me plan que ceux qu’ils d?finissent aujourd’hui comme irrationnels, ceux qui contestent les OGM, par exemple. Cette proc?dure, qui exclut tout tri pr??tabli, d?finirait comme tout bonnement anti-constitutionnelles les responsabilit?s que les scientifiques s’arrogent dans la d?fense de l’ordre public, alors que la revendication au droit de somnambulisme les mettrait dans une position de faiblesse d?sastreuse. Nous avons affaire l?, de mani?re plus g?n?rale, ? un agencement qui sera insupportable ? tous ceux qui campent sur une diff?renciation affirm?e a priori de ce qui doit ?tre pris en compte, ce qui peut ?tre n?glig? et ce qu’il s’agit de combattre.

La proposition de Bruno Latour, dont il est inutile de dire qu’elle partage avec la lutte contre la b?tise un caract?re radicalement sp?culatif, repose sur le pari d’une modification de ce qu’il nomme habitude, ce qui peut changer, aussi difficile que soit le changement, par opposition ? ce qu’il nomme essence, qui ne peut changer, seulement ?tre d?truite. A l’opposition, mouvante certes, mais proclam?e ? chaque fois, entre ce qui est reconnu comme scientifique et ce qui est disqualifi? comme non scientifique, se substituerait alors, pour les scientifiques, la question de ce qui fait d’eux des scientifiques et de ce qui peut les d?truire comme scientifiques.

La question de l’essence, qui d?signe aussi ce qui fait parler Deleuze et Guattari d’un ? m?me ? processus contingent, susceptible de recommencer avec d’autres donn?es, mais aussi d’?tre d?truit, est donc pos?e. Et elle est pos?e sur un mode qui se doit d’interdire la possibilit? de concevoir l’essence sur le mode du pur, de ce qu’il s’agirait de d?gager de ses parasites, de ce qui en brouille l’?vidence. L’?thologie est ici de bon conseil. Ce que requiert un vivant non pas seulement pour survivre au sens biologique, mais pour ?tre ? ? son affaire ? n’est pas une question de d?finition. Un bonobo ou un corbeau dans un laboratoire o? les chercheurs se demandent se dont il peut devenir capable selon les nouvelles opportunit?s et contraintes qui lui sont propos?es n’est pas ? d?natur? ?, il est autre, certes, devenu ins?parable des dispositifs et des soins humains que requi?rent ses habitudes. Mais si ces soins et ces dispositifs savent faire la diff?rence entre le d?sarroi d’un animal soumis et l’activit? d’un animal ? son affaire, on devra dire qu’il s’agit de l’actualisation in?dite d’un possible appartenant ? l’essence du bonobo ou du corbeau. Recommencement contingent du processus contingent que constitue toute actualisation, au sens o? celle-ci requiert toujours un milieu.

La question de l’essence ne d?signe pas en particulier les scientifiques. La proposition de Latour met pareillement ? l’?preuve tous les collectifs rassembl?s autour d’une chose, ou d’une cause, qui les divise. J’ai, quant ? moi, propos? le terme g?n?rique de ? pratiques ? pour d?signer les collectifs auxquels se pose la question de leur recommencement contingent, mais aussi de leur destruction ?ventuelle, et de nommer obligation ce qui rassemble les praticiens, et ce qui, si leur milieu en rend impossible le maintien, les d?truira comme praticiens. Je le souligne, la notion d’obligation n’est pas descriptive, elle est ce que je voudrais voir capturer, car sa capture ?ventuelle fait ?preuve pour ceux qui s’en saisirait. Elle impose en effet aux praticiens de se penser et de se pr?senter non en termes de droit, de l?gitimit? ou de pr?tentions, mais ? partir de leur vuln?rabilit?.

Les obligations d’une pratique exp?rimentale ne constituent pas une nouvelle d?finition de leur ? rationalit? ?, car la rationalit? est une pr?tention adress?e ? d’autres, oppos?e ? d’autres. Les pr?tentions d’une pratique, ce qu’elle exige de voir reconnu, appartiennent ? la contingence, une contingence qui ne s’oppose pas ? l’essence comme le ferait une apparence mensong?re, mais qui d?pend du milieu, de ce que le milieu laisse faire, et incite ? faire. Les exp?rimentateurs Lavoisier et Franklin, lorsqu’ils pr?tendirent avoir r?duit le fluide ? l’imagination, ne r?pondaient pas ? des obligations, mais ? une proposition de leur milieu, leur permettant de pr?tendre au r?le d’arbitres de ce qui a titre ? exister vraiment. C’est, depuis, devenu une habitude, comme est devenue une habitude la pr?tention selon laquelle le vrai chercheur doit r?sister ? la s?duction des questions que sa discipline d?finit comme ind?cidables.

Un recommencement contingent, ici, impliquerait la nouvelle donn?e propre ? notre ?poque, o? les alli?s traditionnels des chercheurs sont en passe de rendre impossible – ridicule ou p?rim? – le respect de leurs obligations, mais aussi ? l’apparition de nouveaux protagonistes, que la r?f?rence au progr?s ne maintient plus ? leur place traditionnelle de b?n?ficiaires satisfaits, et qui r?clament d’avoir voix ? un chapitre dont ils ?taient exclus. La notion d’obligation s’adresse d’abord ? ces nouveaux protagonistes en leur demandant d’?viter le mauvais r?ve d’une science enfin bonne, soumise ? un ? v?ritable progr?s ?. Il est possible de demander aux scientifiques qu’ils modifient leurs habitudes, qu’ils apprennent ? abandonner les mani?res de se pr?senter et de se penser qui les ont expos? ? la b?tise et les livrent aujourd’hui ? l’?conomie de la connaissance, et qu’ils apprennent ? c?l?brer leurs r?ussites sans conf?rer ? celles-ci le pouvoir de faire taire l’opinion irrationnelle, ou le droit de disqualifier ce que ces r?ussites ne prennent pas en compte ou excluent activement. Mais la question de ce que demandent les scientifiques pour ?tre ? leur affaire doit ?tre pos?e. Il ne s’agit pas de demander aux h?ritiers de Franklin et de Lavoisier de s’int?resser ? vraiment ? au fluide magn?tique, de ne pas le soumettre ? une ?preuve unilat?rale, mais de reconna?tre que cette question n’est pas de celles qui peut leur ?tre pos?e.

On pourrait reprendre ici, mais dans une perspective ?cologique, la perspective animique d?crite par Philippe Descola, car chaque pratique pourrait ?tre caract?ris?e par sa ? physicalit? ?, la mani?re dont elle est outill?e, mais aussi la mani?re particuli?re dont elle se rapporte ? son environnement, dont elle le per?oit, dont elle le fait importer. Cependant, ? la diff?rence de l’animisme d?fini par Descola, les pratiques, ici, ne seraient pas d?finies par une int?riorit? semblable, mais en termes de divergence irr?ductible, en tant qu’h?t?rog?nes. La perspective ?cologique met en sc?ne les modes de coexistence entre vivants h?t?rog?nes et pourtant interd?pendants. Elle est ins?parable d’une ?thologie – l’ethos des babouins n’est pas le m?me selon qu’ils coexistent ou non avec des lions – mais aussi d’une question de vie ou de mort, lorsque requiert un type de vivant lui est refus? par son milieu.
Prendre au s?rieux la question des ? conditions favorables ? au d?ploiement du probl?me de la coexistence entre pratiques divergentes, c’est prendre au s?rieux l’extravagante diversit? des modes de co-production et de co-?volution des vivants entre eux, en contraste avec la monotone et triviale ?cologie des rapports pr?dateurs/proies qui peut ?tre associ?e aujourd’hui ? ce qu’on appelle ? raison scientifique ?. L’ensemble des sciences humaines sont d?finies comme proies potentielles par les sciences d’allure exp?rimentale, mais toutes les pratiques scientifiques d?finissent comme proies les savoirs d?finis non scientifiques, pour les disqualifier ou les d?membrer selon des cat?gories impliquant que le scientifique peut avoir acc?s ? ce ? quoi ces savoirs ob?issent… sans le savoir.

Il faut le souligner, la perspective ?cologique n’apporte aucune garantie. Elle demande de r?sister aux grosses cat?gories identificatrices, qu’il s’agisse de ? comportement naturel ? ou d’ ? esprit scientifique ?, elle rend perceptible la relation entre le ? naturalisme ? au sens de Philippe Descola et l’op?ration de pr?dation syst?matique qui fait co?ncider modernisation et ?radication – le naturalisme est un op?rateur qui a besoin de proies, qui ne fonctionne qu’en d?membrant ?galement toute pratique – y compris les pratiques scientifiques s’il en avait eu le pouvoir, si, notamment, les philosophes modernistes, depuis Kant, avaient eu le pouvoir de disqualifier tout scientifique qui s’ent?te ? demander ? ce qu’il interroge autre chose que la confirmation des cat?gories de son interrogation. Mais la perspective ?cologique ne garantit pas une harmonie retrouv?e, une coexistence ? naturelle ? une fois les malentendus dissip?s. Elle appelle bien plut?t ? une culture de la divergence, contre les deux simplifications sym?triques que constituent la r?f?rence ? ce qui fonderait l’entente entre les humains au del? de ce qui les divise, et l’arbitraire relativiste du ? ? chacun son monde ?.
Je terminerai par une interrogation ? propos de la d?multiplication des cat?gories de l’entente propos?e par Descola, qui fait que les Espagnols pr?modernes, et donc analogistes, se soient sentis plus ou moins ? chez eux ? chez les Azt?ques, alors qu’ils n’ont rien compris aux probl?mes que se posaient ? leur sujet les peuples animiques. La question, dans la perspective qui me situe, est bien entendu le rapport cr?? par cette proposition avec ceux qu’elle concerne. Les questions auxquelles r?pond cette quadruple distribution sont-elles ?galement importantes et pertinentes pour tous ? Et sur quel mode ?
Et donc, en particulier, en quoi la cat?gorie du naturalisme est-elle importante et pertinente pour ? nous ? ? Nul doute qu’elle ne le soit, puisqu’elle est d?j? v?hicul?e par l’op?ration galil?enne opposant les ? comment ? auxquels la ? nature ? devrait r?pondre de mani?re d?cidable, et en langue math?matique de pr?f?rence, et les ? pourquoi ? cultiv?s par l’humaine, et arbitraire, subjectivit? humaine. Et puisque cette op?ration a ?t? ratifi?e par les ?pist?mologues et autres philosophes depuis que Kant a donn? sa fin, dans tous les sens du terme, ? l’aventure de Lumi?res. Et nul doute non plus que la proposition de Philippe Descola pourrait ?tre accueillie avec honneur dans la cohorte des penseurs qui, d’une mani?re ou d’une autre, affirment qu’il n’y a pas de choix, que notre mode de pens?e est naturaliste et cela m?me si le naturalisme ne convient ? aucune des pratiques qui se cultivent encore par chez nous.

Si le naturalisme n’est pas ? condition de la pens?e scientifique ?, il est certes condition de la transformation des rapports cr??s par les sciences en ?nonc?s de savoir posant le probl?me (?pist?mologique ) de leur validit?, et des aventures divergentes des sciences en effectuation progressive d’un droit de conqu?te irr?sistible. Mais il pourrait ?tre plus. La perspective que j’ai propos?e d’une destruction probable des pratiques scientifiques, sous le signe d’une ?conomie de la connaissance, est aussi la perspective d’un triomphe naturaliste, d’une mise au pas de praticiens qui doivent comprendre que l’argument de la poule aux œufs d’or ne marche plus, que les cat?gories humaines de promesse, de propri?t? intellectuelle, de ? d?mos ?, doivent d?sormais les mobiliser sur un mode que nulle obligation pratique ne devrait plus ralentir. Suivre le progr?s du naturalisme, c’est aussi suivre l’histoire d’une ?radication, accompagn?e de l’int?riorisation, par les praticiens, scientifiques mais aussi techniciens, juristes, politiques, ?leveurs, cultivateurs, etc., de ce qu’ils sont condamn?s, de ce que leurs h?sitations et leurs obligation font rire.

Comme l’avaient bien vu Deleuze et Guattari, le processus de d?territorialisation capitaliste ne conna?t que des axiomes, qui peuvent ?tre faits et d?faits selon les circonstances et les opportunit?s, et c’est bien aussi ce que propose le naturalisme : un monde homog?ne, formalisable ? merci dans les termes axiomatiques du moment. La question qui m’importe, qui r?pond ? la proposition de Philippe Descola, est donc celle d’une mani?re de nous penser ? partir de ce qui est en train d’?tre d?truit.

Si nous ne sommes pas naturalistes parce que le naturalisme, m?me int?rioris?, n’est pas condition de pens?e mais bien plut?t d’anti-pens?e, de destruction de ce qu’on pourrait appeler les ? raisons pratiques ? qui nous font penser et sentir, objecter et cr?er, ne peut-on dire que nous sommes, comme les Grecs, les Chinois, les Azt?ques ou les Africains selon Descola, des analogistes ? Je refuserais une telle proposition car elle pourrait trop facilement s’inscrire dans une perspective de transition progressive entre analogisme et naturalisme. Ce qui signifierait que ce qui est en train d’?tre d?truit est le r?sidu d’un analogisme condamn? par le principe m?me de cette transition. La destruction peut ?tre regrettable, elle sera a lors affirm?e comme ? malheureusement n?cessaire ?.

J’ai soulign? l’importance des rapports, le soin maniaque, angoiss?, des mises en rapport cr??es et stabilis?es par les exp?rimentateurs, et cette obsession du rapport, que Descola associe ? l’analogisme, caract?rise bien d’autres pratiques, peut-?tre toutes les autres. Mais si l’analogisme communique avec la constitution d’une hi?rarchie, destin?e ? ordonner des rapports prolif?rants, un contraste s’impose : les sciences sont bien caract?ris?es par une hi?rarchie, avec les proies d?sign?es tout en bas, la physique au sommet, et le ciel math?matique par-dessus, mais cette hi?rarchie n’a rien ? voir avec ce qui serait de l’ordre du soin maniaque – c’est au contraire le lieu de tous les jugements d?sinvoltes, de toutes les conditions de raccord paradant comme des d?ductions, de tous les ? cela doit pouvoir s’expliquer ? que l’on peut associer au naturalisme. Je n’affirmerais pas que notre tradition est anti-hi?rarchique, cela ferait rire. Mais j’avancerais que, peut-?tre, nous avons un probl?me avec les hi?rarchies, et que ce probl?me, qui communique avec la notion de processus contingent, susceptible de reprises contingentes, m’importe assez pour que je refuse de le r?duire ? une variante de l’analogisme.

J’ai os?, d’autre part, rapprocher l’h?t?rog?n?it? des pratiques avec l’h?t?rog?n?it? animique des corps, chacun dot? de modes de perception de ce qui importe, et de modes d’action distincts, mais j’ai soulign? aussi que cette h?t?rog?n?it? ne r?pondait ? aucun principe de socialit? commune. S’il existe un commun aux pratiques, ce serait peut-?tre, et seulement, ceci que le mode d’importance des obligations est l’h?sitation, la question toujours ouverte de la diff?rence entre ce qui peut ?tre modifi? et ce qui signifierait une trahison, qui se traduirait par une destruction de ce qui rassemble les praticiens. Et ? ce commun r?pond les risques d’une aventure ?cologique qui m’importe assez pour que je refuse de faire primer la cl?ture des modes sur la question des cr?ations de rapport entre ce qui diverge.

Dans les deux cas (la question du tot?misme des pratiques pourrait elle aussi ?tre pos?e), ce que je refuse d’abandonner pourrait se nommer ? inqui?tude ? (ou concern, au sens des matters of concern de Bruno Latour). C’est cette inqui?tude que je veux nourrir – non pas au sens o? je la refuserai aux autres peuples de la Terre, bien plut?t parce que ce que j’aimerais apprendre n’est pas la mani?re dont ils pensent, mais ce qui inqui?te leur pens?e. En tout ?tat de cause, c’est une telle inqui?tude que fait taire le naturalisme, et c’est elle qu’avive le pari selon lesquelles les pratiques scientifiques pourraient se pr?senter non comme r?pondant ? une l?gitimit? qui les oppose aux autres, mises dans le m?me sac sceptique, mais avec les autres, toutes pareillement vuln?rables, toutes r?pondant ? des obligations qui les font diverger. Car ? ce pari correspond une reprise, qui se saurait contingente, et donc inqui?te, de processus qui sachent s’afficher contingents sans pour autant se reconna?tre arbitraires.

Un tel pari, sp?culatif, passe par une mise sur le m?me plan de toutes les raisons que l’on appellera alors pratiques, de toutes les cr?ations de rapport qui impliquent la question de la r?ussite, ce qui fait h?siter les praticiens. Mais ce plan lui-m?me ne rassemble pas, n’ordonne pas, ne traduit pas. Si une perspective ?cologique lui convient, c’est parce qu’il correspond non ? un soin maniaque, non ? une obsession, mais bien plut?t ? l’inqui?tude d’une question qui ne pourra jamais ?tre pos?e que localement, autour de ce qui rassemble des divergents : est-il, ici, possible de cr?er entre pratiques des rapports capables de les faire h?siter ensemble, et, le cas ?ch?ant, d’entrer en commerce ?
Peut-?tre est-ce la mani?re dont nous pourrions nous pr?senter, ? partir de l’inqui?tude portant sur un commerce possible - il n’y a de commerce qu’entre h?t?rog?nes, hors hi?rarchie. Et dans ce cas il deviendrait intelligible que ce qui est en passe de tuer notre inqui?tude se pr?sente au nom de ce qui est la n?gation de tout commerce : au nom de l’?conomie politique, d?finissant un monde o? l’?change entre ?quivalents est la norme, sans inqui?tude ni friction.