Here is an intervention I produced the 10th March 2005 at the European Science and Society Forum .
Nous le savons tous, l’expertise scientifique fait aujourd’hui l’objet d’un scepticisme de plus en plus affirm? au sein du public. Et non pas, je le soulignerais imm?diatement, du public mal inform?, ignorant, mais du public que l’on pourrait dire instruit. Je n’ignore pas combien est encore puissante aujourd’hui la th?se selon laquelle le probl?me pos? par ce scepticisme est celui d’un d?ficit de communication, d’un manque d’information, d’un probl?me de perception qui, lorsqu’il s’agit du public, est toujours une ? mauvaise ? perception, ou une perception biais?e. Je n’ignore pas l’effort consacr? aujourd’hui, au nom de cette th?se, ? ? r?concilier ? le public europ?en avec sa science. Je voudrais souligner que, au cours de ces derni?res ann?es, une exp?rience en vraie grandeur a eu lieu ? propos des relations entre le public europ?en et sa science, et je voudrais plaider pour qu’elle soit pleinement entendue.
Bien s?r, je fais allusion ? l’affaire des OGM, qui, ? l’origine, furent pr?sent?s comme une innovation technico-scientifique d?terminante pour ce 21?me si?cle, et pour l’avenir de l’humanit? en g?n?ral. Je ne vais pas, rassurez-vous, entrer ici dans la controverse. Je me bornerai ? rappeler la grande surprise suscit?e par les r?unions d’information et de d?bat ? propos des OGM, et notamment celles qui furent tenues en Grande Bretagne en 2003. Il a fallu se rendre ? l’?vidence : l’information qui leur a ?t? propos?e a rendu sceptiques beaucoup de participants, et cela d’autant plus qu’ils d?couvraient ? quel point des questions qu’ils jugeaient importantes restaient sans r?ponse, que ce soit ? propos de l’impact ? long terme des OGM qu’? celui de leurs cons?quences socio-?conomiques e des transformations des pratique agriculturales qu’ils susciteraient. D’autre part, m?me si la plupart acceptaient que certains OGM, dans l’avenir, puissent en effet avoir des cons?quences b?n?fiques, ils ne pouvaient comprendre pourquoi cela signifiait qu’il fallait accepter les OGM d’aujourd’hui, ni non plus pourquoi nul ne pouvait leur expliquer comment ces futurs OGM b?n?fiques allaient ?tre identifi?s et comment leur d?veloppement serait assur? au b?n?fice de tous.
Il est possible d’affirmer que l’affaire des OGM en Europe a constitu? l’occasion d’une mise ? l’?preuve publique des rapports entre expertise scientifique et d?cision politique, et que ce qu’on appelle le ? public ? a pu montrer, ? cette occasion, que son inqui?tude, son refus d’une innovation pr?sent?e tant par les scientifiques de haut niveau que par les politiques comme la clef d’un progr?s d?cisif, ne pouvaient ?tre identifi?s ? une ignorance. Pour me r?f?rer aux opinions mesur?es par les Eurobarom?tres, les d?bats n’ont pas confirm? que si le public comprenait qu’une tomate g?n?tiquement modifi?e n’est pas seule ? avoir des g?nes, il serait rassur?. Et si beaucoup des questions qui ont ?t? pos?es sont rest?es sans r?ponse, ou n’ont re?u que des r?ponses assez superficielles, peu convaincantes, ce n’est pas parce qu’il se serait agi de mauvaises questions. On pourrait m?me dire : que du contraire ! C’est bien plut?t parce que ce sont des questions qui n’ont pas fait l’objet d’une production de savoir digne de ce nom. Alors que l’image g?n?ralement propos?e en ce qui concerne le progr?s du savoir est celle d’une immense vague monotone, couvrant peu ? peu le paysage des questions dignes d’?tre pos?es, il semble que les questions pos?es par le public ont r?v?l? de v?ritables zones de non savoir, ou alors de savoirs non pris en compte par l’expertise. Ou encore de questions ? propos desquelles le public demande des savoirs, alors qu’elles sont classifi?es officiellement ? ?thiques ?, impliquant des valeurs ?trang?res aux savoirs proprement dits.
Pour le dire en bref, il me semble que cette exp?rience en vraie grandeur a abouti ? une inversion des cat?gories usuelles. On aurait pu s’attendre ? ce que les positions des citoyens soient domin?es par des croyances, par des r?f?rences ? ce en quoi ils font confiance, sans bonne raison pour cela. Or, c’est bien plut?t l’argumentaire officiel qui ?tait marqu? par ce type de confiance, confiance dans nos connaissances actuelles ? propos des OGM, issues pourtant principalement des laboratoires, confiance dans la capacit? des organismes de surveillance et de r?gulation ? g?rer toute cons?quence impr?vue. Quant au public, il a su identifier le caract?re partiel de ces connaissances, les zones d’incertitude, l’ensemble des probl?mes qui n’?taient pas pris en compte, l’ensemble, aussi, des promesses que l’on devrait dire creuses puisqu’elles ne sont accompagn?es d’aucun engagement politique pr?cis visant ? assurer qu’elles seront effectivement tenues.
Une telle mise en cause d?borde le fameux principe de pr?caution dont l’Europe est si fi?re. Car ce principe concerne les risques graves et/ou irr?versibles portant exclusivement sur la sant? humaine et sur l’environnement. En d’autres termes il s’agit l? des seuls types de risques susceptibles d’entraver l’initiative industrielle, et c’est ? ces risques th?mes que se restreint le champ de l’expertise l?gitime. Or le public, quant ? lui, semble bien demander plus, il semble ne pas accepter que nul ne soit habilit?, lorsqu’il s’agit d’innovations industrielles, ? poser la question des cons?quences ?conomiques et sociales, comme aussi, dans le cas des OGM, des cons?quence qui concernent les pratiques agriculturales. On pourrait dire que le public prend au s?rieux les exigences de ce qu’on appelle aujourd’hui le d?veloppement durable, c’est-?-dire la n?cessit? de prendre en compte explicitement les cons?quences de nos modes de d?veloppement.
Il est assez ?vident que bien des gouvernements, et la Commission europ?enne elle-m?me, esp?rent que l’opposition du public aux OGM subira une usure naturelle, que les consommateurs s’habitueront et ne poseront plus de questions. Je voudrais, quant ? moi, souligner que l’avenir pourrait ?tre beaucoup plus inqui?tant. En effet, le contraste entre le ? faire confiance ? des politique et le scepticisme du public n’est pas encore doubl? par un scepticisme portant sur la recherche scientifique elle-m?me. Le public demande aujourd’hui plus de science, plus de recherches. Cependant, cela pourrait ne pas durer. Lorsque j’entends l’argument selon lequel les contraintes demand?es par le public europ?en peuvent mener ? une fuite des cerveaux scientifiques vers ce qui est pr?sent? comme l’Eldorado am?ricain, o? ils seraient libres de faire progresser leur science, je dois avouer que je suis assez effray?e. Qu’arrivera-t-il lorsque ce que savent les lecteurs des revues un peu sp?cialis?es ? propos de ce mod?le am?ricain, r?put? si attirant pour les chercheurs, deviendra un savoir public ?
Je me bornerai ? citer un article alarmant paru dans le New Scientist dat? du 12 f?vrier dernier, ? propos de la situation de la recherche universitaire am?ricaine dans les domaines profitables de la biotechnologie et de la biom?decine. La symbiose avec l’industrie que semblent appeler de leurs vœux les autorit?s europ?ennes s’y traduit par de mena?ants conflits d’int?r?ts entre le travail scientifique, le travail d’expertise et les relations avec les industries priv?es, des conflits d’autant plus graves que ? ? l’ouverture qui caract?risait la vie universitaire s’est substitu? une culture voisine de celle du monde des affaires. Dans une enqu?te de 1997, portant sur 2167 membres des d?partements des sciences de la vie, 34% des professeurs affirment qu’on leur a refus? l’acc?s ? des r?sultats de recherche ou ? des productions de leurs coll?gues acad?miques. Les Universit?s sont ? ce point concentr?es sur les profits qu’elles imposent fr?quemment des conditions de licence co?teuses sur des connaissances fondamentales. ?
L’absence de mise en probl?me politique du mod?le am?ricain communique pour moi avec la possibilit? d’un avenir o? le public cessera de demander ? plus de recherches ? ? propos des OGM, des nanotechnologies, ou de toute autre innovation profitable. Et il faut craindre, je crois, cet avenir o? on ricanera ? l’id?e d’une recherche d?sint?ress?e ou d’un avis expert fiable. Car ce sera le ricanement du d?sespoir, d’une perte de confiance qui mettra en crise aussi bien les institutions politiques que scientifiques.
Je consid?re donc, pour ma part, que l’affaire europ?enne des OGM est un v?ritable ?v?nement pour nos r?gimes appel?s d?mocratiques, un ?v?nement qui les met ? la bifurcation. Ou bien, le fait que le public se soit m?l? de ce qui n’?tait pas cens? le regarder, c’est-?-dire de l’avenir et de la fiabilit? des savoirs qui pr?parent cet avenir, est consid?r? comme un incident de parcours ind?sirable, qu’il faudra apprendre ? ?viter. Ou bien, il signale une v?ritable question, qu’il va falloir apprendre ? ?couter.
Je ne suis pas na?ve au point d’ignorer ? quel point cette question est difficile ? ?couter aujourd’hui, ? une ?poque o? pr?domine le principe de libre circulation et o? s’impose l’imp?ratif de supprimer tout ce qui peut lui faire obstacle. Mais je n’ai pas ici ? entrer dans cette question. Il m’appartient, en revanche, de prendre au s?rieux la question pos?e des usages de l’expertise scientifique dans une soci?t? qui se veut d?mocratique. Et de souligner qu’il est impossible de dissocier la question politique des imp?ratifs d?terminant quelle expertise sera prise en compte, et dans quelles limites, de celle de la qualit? de cette expertise, et de sa fiabilit?.
Il s’agit ici de r?sister ? une image de la fiabilit? scientifique qui lierait cette fiabilit? au fait qu’une ? vraie ? science serait celle qui sait faire la diff?rence entre une question ? vraiment scientifique ? et tout le reste qui serait charg? d’id?ologie et de valeurs, qui confondrait science et politique. Les politiques auraient alors raison de limiter l’expertise scientifique au domaine des sciences capables de r?pondre de mani?re d?termin?e aux questions pos?es, sans les compliquer en les d?ployant dans leur complexit? et leurs incertitudes. Ils auraient raison d’attendre de l’expertise la possibilit? de dire ? les experts sont formels ?, ou ? les experts sont d’accord ?. Ils auraient donc raison de consid?rer que les questions du public peuvent ?tre ignor?es si elles demandent un type d’expertise ne correspondant pas aux cat?gories de sciences dont on peut dire ? la fois qu’elles on fait leur preuve et qu’elles savent prouver, ce qu’on appelle parfois ? sound sciences ?.
Bien s?r il est difficile d’affirmer que les experts qui autorisent une d?finition de la soci?t? europ?enne comme soci?t? de l’information ou celle de la future ? ?conomie de la connaissance ? appartiennent ? des sciences qui ont fait leur preuve. Et il est possible d’affirmer que, parfois, ? sound science ? semble d?signer plut?t des sciences raisonnables, respectueuses des enjeux industriels et ?conomiques. Mais je ne m’attarderai pas sur ces points d?licats, et peut-?tre trop pol?miques. Je me bornerai donc ? souligner le danger de penser qu’une science qui a fait ses preuves, une science capable de produire des ?nonc?s et des r?sultats fiables, au sens scientifique, est par l? m?me susceptible de produire des experts capables de juger de mani?re fiable une situation. De la juger d’un point de vue que l’on dira scientifique, ou objectif. J’affirmerai en l’occurrence que rien ne se perd aussi facilement que la qualit? de fiabilit? scientifique.
Commen?ons par un exemple, qui pourrait servir de parabole. La premi?re science r?pondant aux crit?res que l’on peut associer ? la notion de ? science qui a fait ses preuves, peut ?tre associ?e au nom de Galil?e. Galil?e a donn? une d?finition de la mani?re dont les corps tombent ? ce point fiable qu’elle est toujours, apr?s pr?s de quatre si?cles, enseign?e aux jeunes physiciens. Cependant, on le sait, cette d?finition conf?re ? la friction, et ? l’air notamment, un r?le de parasite, responsable seulement de la diff?rence entre le mouvement id?al et le mouvement effectivement observ?. En cons?quence, le vol des oiseaux est une impossibilit? : gr?ce ? la friction due ? l’air, ils pourraient tout au plus planer. De fait, nous savons tous que la possibilit? de voler d?pend du ph?nom?ne de portance, qui conf?re ? l’air un r?le crucial. Mais que se serait-il pass? s’il n’y avait pas eu d’oiseaux sur Terre, seulement des chauve-souris si difficiles ? observer ? Il est vraisemblable que les t?moins auraient ?t? disqualifi?s comme incomp?tents, rapportant ce qui, d’un point de vue scientifique ne pouvait ?tre qu’une observation erron?e, pi?g?e par les apparences. Les experts autoris?s par la science de Galil?e, de Newton et m?me d’Einstein auraient ?t? formels.
Cette parabole est l? pour nous rappeler qu’une preuve scientifique ne fait autorit? que dans le milieu purifi?, pr?par?, que l’on appelle le laboratoire. Ce n’est pas parce qu’elle s’est concentr?e sur des ? faits ? purifi?s de toute id?ologie qu’une science est capable de prouver, mais parce qu’elle a r?ussi ? op?rer une s?lection toujours risqu?e entre ce qui doit ?tre pris en compte et ce qui peut ?tre ?limin?. C’est pourquoi, d?s qu’elle sort du laboratoire, d?s qu’elle quitte son milieu de naissance, la preuve scientifique perd son autorit?. Elle est en effet incapable d’exclure la possibilit? que ce qui a ?t? ?limin? avec succ?s au laboratoire comme insignifiant, comme bruit parasite, ne joue pas, dans le nouveau milieu, un r?le crucial. Et elle est donc tout aussi bien incapable de garantir que l’expert jugeant une situation dans les termes que cette preuve autorise ne laisse pas ?chapper un aspect crucial de cette situation.
En d’autres termes, la fiabilit? ne se conserve pas si elle n’est pas regagn?e pour chaque nouvelle situation, et cela par des moyens et des mises ? l’?preuve qui traduisent le mieux qu’il est possible la nouveaut? de cette situation.
De ceci, il est possible de conclure que la confiance inspir?e tant par la preuve scientifique que par les sciences capables de prouver, les ? sound sciences ?, peut ?tre d?finie comme un v?ritable poison. Car cette confiance encourage ? prolonger la distinction entre ce qui doit ?tre pris en compte d’un point de vue dit scientifique, ou objectif, et ce qui peut ?tre ?limin?, ? maintenir cette distinction en dehors des lieux o? elle a ?t? mise ? l’?preuve. Elle contribue ? transformer cette distinction en opposition entre ce qui serait scientifique et ce qui ne le serait pas. C’est l? que, peut-on dire, la rationalit? associ?e aux sciences peut se transformer en irrationalit?, c’est-?-dire en refus de tenter de poser les questions pertinentes, exig?es par une situation.
De ce point de vue, un contraste est frappant. Alors qu’une d?marche v?ritablement scientifique conf?re la plus haute importance ? ses ?checs, et implique un trajet d’apprentissage explicite quant ? ce qui doit ?tre pris en compte et ce qui peut ?tre n?glig?, il est remarquable que l’expertise apparaisse, quant ? elle, remarquablement priv?e de m?moire. Il n’existe pas, que je sache, de d?marche ouverte, publique, rassemblant les experts autour de la diff?rence entre ce qu’avait pr?vu un avis expert et ce qui est arriv?. Il n’existe pas de processus de mise en m?moire active et partag?e, permettant d’exiger que les experts apprennent, et permettant aussi de disqualifier ceux qui n’ont pas appris.
A ceci, beaucoup de scientifiques r?pondront que l’erreur est le plus souvent issue de facteurs impr?vus et non reproductibles, et que l’on ne peut demander que l’impr?vu soit pr?vu. Mais c’est l?, justement, que la v?rification s’impose. Il existe certainement du v?ritablement impr?visible, mais n’existe-t-il pas ?galement bien des cas o? des savoirs minoritaires, ou non dipl?m?s, ont ?t? n?glig?s, o? des aspect sortant du cadre assign? ? l’expertise n’ont pas ?t? pris en compte alors qu’ils se sont r?v?l?s importants ? N’est-ce pas ce qu’il serait urgent d’?tudier si l’on veut une expertise fiable ? Mais l’id?e d’une m?moire de l’expertise, d’une culture des risque de l’expertise, correspond ? une transformation du m?tier d’expert. Aujourd’hui, un expert qui sort du cadre assign? perd sa cr?dibilit?, se voit accuser d’adopter un point de vue ? non scientifique ?. Dans cette hypoth?se, un expert serait au contraire professionnellement en danger s’il acceptait, sans poser de question, de respecter le cadre d’un mandat qui lui demande de n?gliger ce dont, en tant qu’expert, il aurait appris l’importance ?ventuelle.
On en revient ici ? une question proprement politique. La diff?rence entre une expertise soumise, acceptant le mandat qui est jug? politiquement acceptable, et une expertise exigeante, susceptible de contester ce mandat, constitue un v?ritable choix politique, le choix de passer de la r?f?rence rassurante ? la ? sound science ? ? l’acceptation des risques d’une ? sound expertise ?, d’une expertise qui aurait en effet fait ses propres preuves, c’est-?-dire cr?? les moyens d’apprendre ? partir de ses erreurs.
Bien s?r, on pourra dire que, alors qu’au laboratoire, on apprend activement, ? partir de situations bien contr?l?es, sur le terrain les situations ne sont jamais les m?mes. Et c’est ici qu’il convient de se rappeler que expert signifiait, ? l’origine, homme, ou femme, d’exp?rience, ayant de l’exp?rience. L’exp?rience d?signe ici la m?moire qui nourrit la capacit? de faire attention et d’imaginer, c’est-?-dire d’apprendre. Bien s?r, chaque situation est diff?rente, mais l’exp?rience est pr?cis?ment ce qui permet d’approcher cette diff?rence sans la juger anecdotique, ?chappant ? la connaissance, ce qui permet de la voir comme int?ressante par les ressemblances et les contrastes qu’elle pr?sente avec d’autres situations connues. Choix politique, ici encore : voulons-nous des experts capables de s’int?resser ? la situation o? on leur demande d’intervenir ?
Choix politique, mais ?galement d?fi pour le monde acad?mique qui a la charge de former les scientifiques. Les scientifiques, tels qu’ils sont form?s aujourd’hui, sont habitu?s ? faire la diff?rence la plus stricte entre les questions auxquelles ils peuvent r?pondre et celles qui seront qualifi?es de ? non scientifiques ?, et seront rejet?es au moyen de jugements g?n?raux : ce serait de l’anecdote, ou des questions qui regardent la politique, ou l’?thique, pas une vraie science. Et le comble de la r?ussite ? cet ?gard est l’habitude de pens?e si r?pandue selon laquelle un int?r?t pour les questions dites ? non scientifiques ? mettrait en danger la cr?ativit? du chercheur, ce que d?signe la m?taphore du somnambule marchant sur le sommet d’un toit : s’il se r?veille et voit le caract?re ?troit de ce sur quoi il marche, il tombe. Les scientifiques traiteront alors comme des ennemis, mettant en danger leur pratique, ceux qui veulent ? les r?veiller ?, c’est-?-dire leur demander de faire attention au caract?re ?troit, extraordinairement s?lectif, de leur savoir disciplinaire, et de cultiver la conscience de tout ce que ce savoir exclut. Ils d?finiront comme irrationnels, ennemis de la raison scientifique ceux qui leur demandent la capacit? d’imaginer ce qui est exclu comme imposant d’autres types de savoir, posant d’autres types de question. Et ils accepteront facilement comme l?gitime et naturel que le pouvoir politique les d?signe comme seuls capables de d?finir un point de vue v?ritablement scientifique sur une question.
On le voit, il ne s’agit pas ici d’affirmer que, dans une soci?t? d?mocratique, chacun est un expert, au sens o? ? chacun aurait le droit de s’exprimer ?. Que du contraire, j’affirmerais que, lorsqu’il s’agit d’un probl?me ouvert, mettant en question l’avenir, un scientifique, form? sur un mode strictement disciplinaire, n’est pas plus un expert que ce qu’on appelle ? l’homme de la rue ?, inquiet ou r?volt?. L’expertise scientifique, lorsqu’il s’agit de questions qui communiquent avec la d?cision politique, demande une capacit? ? ?tre oblig? ? penser et ? imaginer par cette question, c’est-?-dire ? situer les savoirs disponibles par rapport ? cette question, et non ? d?finir la question ? partir de ces savoirs. Une telle capacit? n’a rien ? voir avec la libre expression individuelle, mais elle n’est pas cultiv?e non plus par la formation disciplinaire.
En revanche, il me semble que ce que nous avons appris au cours de ces derni?res ann?es ? propos du public permet de penser que les nombreux citoyens qui ont accept? de consacrer le temps et les efforts requis pour s’int?resser ? des probl?mes difficiles, et ? apprendre ? poser d’int?ressantes questions, seraient susceptibles de jouer un r?le crucial, salubre quoique d?rangeant. Ce qui correspond aux exigences d’une d?mocratie : celle-ci doit accepter l’importance des ?v?nements marquant le fait que ceux qui sont concern?s par une question deviennent capables de d?ranger, c’est-?-dire deviennent capables de jouer un r?le dans cette question. En l’occurrence, ce r?le ne serait ni celui de producteur d’expertise, qui demande un int?r?t actif, dipl?m? ou non, ? propos d’un probl?me particulier, ni celui de producteur de d?cision.
Plut?t que de se voir propos? de mimer une prise de d?cision politique qui, de fait, ne lui appartient pas, un jury citoyen pourrait avoir le r?le beaucoup plus redoutable de tester les arguments experts auxquels se r?f?rera cette d?cision. Un peu comme, il y a quelques si?cles, le testator du prince mettait ? l’?preuve l’or propos? par les alchimistes.
Le public serait alors d?fini en tant que ? concern? ? par l’or propos? par les experts, c’est-?-dire par la qualit? du processus expert qui s’organise autour des questions qui concernent l’avenir. Et ceux/celles qui acceptent de consacrer du temps et des efforts ? participer ? l’?laboration de telles questions le repr?senteraient en tant que parfaitement capable, dans de bonnes conditions, de mettre ? l’?preuve les experts, leur ind?pendance, leur lucidit? quant aux limites de leur savoir, la mani?re dont ils se situent par rapport au probl?me pos?, la mani?re dont ils prennent en compte les objections provenant d’autres savoirs, que ceux-ci proviennent d’autres experts dipl?m?s ou de groupes int?ress?s. Bref la capacit? de ces experts ? coop?rer pour que la question qui les rassemble soit d?ploy?e dans toutes ses implications. Et c’est peut-?tre l’?preuve redoutable d’avoir ? faire face ? des citoyens int?ress?s et perplexes, qui ne partagent ni les connivences ni les routines des experts, qui pourrait obliger tant le monde politique que le monde acad?mique ? accepter que l’expertise ne soit pas restreinte ? la question des seuls risques mais participe ? ce qui est un droit primordial dans une soci?t? d?mocratique : la production des moyens de mettre en pens?e et en politique les questions dont d?pendent notre avenir.