This text contains my personal memories and thoughts after our brainstorm meeting about "La fabrique du droit"
Eclaircissements, ?claircie et re-perplexit?. Pens?es apr?s une demi journ?e de discussion au sujet de La fabrique du droit avec l’auteur et quelques amis.
Jeudi 5 f?vrier 2004
VUB, Professorenkamer, Facult? de droit.
Cast : Daniel de Beer, Laurent De Sutter, Serge Gutwirth, Mireille Hildebrandt, Bruno Latour, Isabelle Stengers, Nathalie Trussart et Bas Schotel.
1. Avant tout. Grand merci ? tous les participants pour la concentration, l’effort, la g?n?rosit? et la diplomatie qui ont ?t? mis en oeuvre par tout le monde. Si notre projet PAI a un sens c’est bien celui-l?: vouloir comprendre avec pr?cision la d?marche et les contraintes de l’autre et de penser avec avec lui/elle au-del? des diff?rences de langues et de langages, de disciplines et des pratiques scientifiques, d’objectifs et d’engagements. J’ai le net sentiment que dans notre cheminement commun autour de La fabrique du droit nous nous sommes tous avanc?s sur des pentes inconnues, loin de nos rattachements disciplinaires, sans pour autant les lacher. Nous sommes des bons ?quilibristes.
2. Introduction personelle. Depuis ? peu pr?s une vingtaine d’ann?es je travaille ? la facult? de droit comme enseignant et chercheur dans des domaines qui g?n?ralement ne rel?vent pas exclusivement du droit positif. Mon d?partement s’appelle d’ailleurs Metajuridica. Je fais ce que l’on appelle de la ’th?orie du droit’, de la ’philosophie du droit’, du droit compar? et je travaille sur les droits de l’homme. Or, je n’ai jamais d?connect? de l’activit? positiviste du droit car j’ai toujours entrepris des travaux ? partir de questions juridiques r?elles et vivantes dans le droit de l’informatique, la propri?t? intellectuelle, le droit de l’environnement, le droit p?nal, etc. J’ai d’ailleurs toujours eu beaucoup de r?ticences par rapport ? une certaine philosophie du droit qui a perdu tout lien avec la pratique du droit (et qui se concentre sur l’?tude d’auteurs, plus que de questions).
Pendant ces ann?es, en int?raction fort fructueuse surtout avec Ren? Foqu? et Joest ’t Hart, et au del? des querelles classiques qui opposent iusnaturalistes et positivistes, internalistes et externalistes, j’en suis arriv? (en toute modestie) ? concevoir le droit de fa?on relationnelle tel un syst?me de m?diation op?rant a partir d’une tierce position. Pour expliquer rapidement je me facilite vie et je me cite (tout en adaptant le texte original).
Un Etat de droit d?mocratique de type occidental doit faire face au d?fi de construire un syst?me institutionnel pouvant concilier diversit? et coh?sion. Il s’agit, pour employer la formule d’Alain Touraine de faire fonctionner un maximum de diff?rences comme une unit? . C’est un projet paradoxal par nature, car il faut simultan?ment garantir et un maximum de libert? et la p?rennit? d’un ordre qui garantit cette m?me libert?. Les tensions y sont essentielles : elles ?mergent dans les rapports mutuels entre les libert?s individuelles et les rapports entre celles-ci et l’int?r?t g?n?ral. On comprendra ais?ment qu’un tel Etat de droit d?mocratique - tir? dans deux directions oppos?es (libert?s et ordre) et caract?ris? par un double bind permanent - ne peut fonctionner sans instance ind?pendante qui op?re une m?diation continue entre les diff?rents acteurs, int?r?ts et pouvoirs ? la lumi?re du projet commun, afin d’?tablir des ?quilibres plus au moins durables. Cette instance, ? plus forte raison c’est le droit. Or, dans cette perspective on rejoint ce que R. Foqu? et A.C. ’t Hart ont nomm? la conception relationnelle du droit qui con?oit le droit sous sa dimension de m?diation .
La conception relationnelle du droit s’enracine dans la pens?e des Lumi?res (Montesquieu et Beccaria) qui ?tait une r?action contre le pouvoir absolu du monarque sous l’Ancien R?gime et contre la pens?e juridique imp?rativiste et volontariste qui r?duit le droit ? l’expression de la volont? du souverain. Pour la conception "relationnelle" du droit, au contraire, le droit doit, dans le but pr?cis d’?carter les d?rives absolutistes, ?tre surtout un m?diateur entre les diff?rents pouvoirs: une m?diation juridique horizontale vient donc remplacer l’id?e d’un droit vertical, imp?ratif, ne donnant que des ordres. Une structure binaire c?de la place ? une structure tripolaire dans laquelle le droit fait fonction de m?diateur entre les deux autres p?les.
Le concept relationnel du droit insiste donc sur la n?cessit? de concevoir une articulation entre les deux fonctions pr?pond?rantes du droit: d’une part la protection juridique (rechtsbescherming), con?ue comme frein au pouvoir et ? ses d?rapages despotiques, et de l’autre, l’instrumentalit? (instrumentaliteit) du droit qui vise ? cr?er les possibilit?s d’une vie commune pouvant garantir la libert? individuelle et l’?galit? des hommes. Cette imbrication de l’aspect instrumental et de l’aspect ’critique-du-pouvoir’ implique que le droit ait une fonction essentiellement m?diatrice qui redistribue, comme le contrepoint, sans cesse les rapports de pouvoir en fonction d’une part de la libert? des individus et d’autre part de la poursuite du projet collectif qui a cette m?me libert? comme objectif principal.
De ce fait, le droit se positionne en dehors des rapports de pouvoir, mais sa substance et son contenu se constituent dans le cours de son activit? de m?diation entre ces pouvoirs. La sp?cificit? de l’Etat de droit d?mocratique consiste pr?cis?ment en ce que les rapports de force peuvent y ?tre soupes?s en droit (et donc sans violence), ce qui veut dire que le droit doit garantir (protection juridique) ? la fois le projet de l’Etat de droit d?mocratique (instrumentalit?) et les libert?s individuelles (cf. le double bind du droit).
Ce qui pr?c?de a d’abord pour cons?quence qu’une sph?re individuelle de libert? doit ?tre prot?g?e par le droit positif contre des violations soit de l’Etat soit d’autres citoyens ou personnes juridiques (par exemple au moyen du droit p?nal). C’est ce que ’t Hart a appel? le premier niveau de protection juridique . La deuxi?me implication de la pens?e relationnelle du droit - le second niveau de protection juridique - est plus conceptuelle et renvoie au rapport entre les concepts juridiques et les ?v?nements r?els. Dans une conception relationnelle du droit celui-ci n’est ni pure image de la r?alit? ni pure id?alit?, mais une m?diation permanente entre les deux. Les concepts juridiques ne sont donc pas univoques, car il doit y avoir un espace conceptuel au sein duquel la m?diation est et reste possible. Ainsi les concepts juridiques doivent-ils demeurer "ouverts" et laisser de la place pour d’autres vues, d’autres interpr?tations et d’autres v?rit?s. En ce sens - et toujours d’apr?s Foqu? et ’t Hart - les concepts juridiques (fondamentaux) sont "contrefactices" . Leur contenu concret ne correspond pas ? la r?alit? mais est d?termin? par rapport ? la tension avec cette r?alit?. Ils ne correspondent jamais ni ? un projet ou id?al social dominant, ni aux faits empiriques eux-m?mes. Ils sont donc sous-d?termin?s et red?finissables. En somme, le droit doit ?tre une structure conceptuelle qui d?passe et transcende et le factuel, et l’id?ologique. De ce fait, le droit est un peu comme ce qui se d?roule sur le bouclier de Pers?e : il n’est ni r?alit?, ni id?alit?, mais il a des effets de v?rit? et il est performatif.
Le deuxi?me niveau de protection juridique s’oppose donc ? l’accaparement oppressif et exclusif des concepts juridiques par une vision dominante du monde ou de la r?alit?, par un grand r?cit, par un code d’interpr?tation unique ou par une seule optique qui se pr?senterait comme si aucune autre n’?tait possible . Les concepts juridiques repr?sentent, dans cette perspective, des lieux o? la diff?rence ou l’Autre peuvent s’exprimer et ?tre mis dans la balance d’int?r?ts. En d’autres termes le droit doit admettre l’existence d’alternatives, m?me quand les revendications de v?rit? les plus fortes - fussent-elles scientifiques - sont formul?es. Les concepts du droit repr?sentent, dans cette perspective, des lieux - des sanctuaires - o? l’alt?rit? peut s’exprimer et ?tre mise dans la balance d’int?r?ts. Il garantit donc l’expression de la r?sistance qui, pr?sente dans tous les rapports de force , fournit de l’oxyg?ne ? la d?mocratie (Touraine).
Cependant tout cela n’implique pas que les concepts juridiques soient enti?rement relatifs. Leur ouverture n’est pas illimit?e . Le syst?me juridique doit en effet pouvoir se perp?tuer; l’Etat de droit d?mocratique doit aussi fonctionner comme une unit?. Par cons?quent il cherchera ? pr?server ses propres conditions de possibilit? et valeurs fondamentales. On s’efforcera notamment de garantir que la concr?tisation des concepts juridiques ne viole pas d’une part le caract?re m?diateur ou relationnel du droit lui-m?me et de l’autre les valeurs qui sont ? la base de l’Etat de droit d?mocratique : le respect de la libert? et de la diversit? individuelles, de l’?galit?, de la participation des individus, de l’?panouissement et de l’?mancipation, des droits et libert?s fondamentaux de l’homme et d’un nombre de principes g?n?raux du droit (comme par exemple le principe de proportionnalit?). Bref : les valeurs qui tendent ? l’ouverture doivent en m?me temps poser des limites l? o? elles risquent elles-m?mes d’?tre supprim?es, d’?tre ?limin?es par l’int?rieur .
Sur l’arri?re-plan d’une conception relationnelle du droit, la subjectivit? juridique est d?crite, par Foqu? et ’t Hart, comme la fronti?re inf?rieure de l’intrusion sociale, ou encore, comme un masque (persona) qui est offert ? l’individu par le droit afin assurer l’organisation de la m?diation de ses conflits avec l’Etat ou avec autrui sous une protection ad?quate. Qui est, ou ce qu’est l’individu n’a ici aucune importance : il est libre. Ce qui importe en l’occurrence c’est ce qu’il veut, sur quel point il aspire ? se faire entendre ou ? quel endroit il entend faire jouer sa r?sistance dans les rapports de force. L’"?tre" de l’individu est sans importance et n’intervient aucunement dans la balance; ce sont les relations, les conflits et les tensions qui comptent pour le droit.
(extraits de S. Gutwirth "Une petite r?flexion sur l’importance de la flibusterie ?pist?mologique des litt?raires. Dosto?evski, la criminologie, les sciences, le droit et la litt?rature" [A small reflexion upon the epistemological freebooting of literature. Dostoievsky, criminology, sciences, law and literature] in F. Ost e.a. (Ed.), Lettres et lois. Le droit au miroir de la litt?rature, Bruxelles, Publications des FUSL, 2001, 305-342)
Vu ce qui pr?c?de la lecture de la Fabrique du droit m’a surprise. En effet, je n’y retrouvais pas mon travail et je ne voyais pas le moyen de le relier ? ce propre du droit que Bruno Latour identifie, ce r?gime de v?ridiction ou d’?nociation juridique "sans lequel, nous Europ?ens, perdrions la trace de ce qui ? ?t? dit et donc la possibilit? d’imputer des ?nonc?s ? des ?nonciateurs" et sans lequel "nous mourrons". D’autant plus que la Fabrique du droit met le positivisme juridique au premier plan, tout en disqualifiant la sociologie et la th?orie du droit, alors que moi-m?me (comme Bruno l’identifie bien dans son m?moire de d?fense) je me bats depuis des ann?es, de l’int?rieur, contre le juridisme spontan? d’une bonne partie de mes coll?gues . C’?tait d?stabilisant. C’?tait intriguant. C’?tait int?ressant.
3. La fabrique de perplexit?. Bref, avec Laurent nous nous sommes lanc?s dans une longue aventure d’exploration simultan?e du livre de Bruno et de notre perplexit? par rapport ? lui. Comme nous l’avons d?j? ?crit nous avons cherch? ? penser le plus loin possible avec Bruno. Ce qui a r?sult? dans un texte, pr?c?d? de plusieurs versions, dans lequel nous nous effor?ons de comprendre le plus loin possible ce que Bruno fabrique avec le droit, sans pour autant renoncer ? ?tre critiques. Ce qui ? son tour declench? une discussion entre nous (avec Daniel et Mireille), sur imbroglio (avec Isabelle et Mireille) et avec Bruno (dans son ’m?moire de d?fense’).
Arriv? ? ce point, et c’est ce que j’ai voulu exprimer pendant mon introduction ? notre discussion du 5 f?vrier, j’avais un sentiment double: d’une part j’?tais perplexe car je ne retrouvais plus du tout ’mon’ droit dans le ’droit’ de Bruno; de l’autre j’avais la forte intuition que ces deux droits ne s’excluaient certainement pas et bien au contraire. ’M?diation, temporisation, relationnalit? du droit, gestion de traces er d’archive’ d’un cot?’; ’tissage et liage, imputation, encha?nement, h?sitation’ de l’autre, tout cela ne me semblait pas inarticulable ou incompatible. Mais quel diff?rences aussi: dans le droit de Bruno, pas de ’projet’, pas de lien avec ce que je comprends par "Etat de droit d?mocratique" et point de r?f?rences aux principes constitutionnels dont les Occidentaux se font forts.
Il y avait naturellement une autre bonne raison d’avoir cette intuition de cha?non manquant et de lien possible entre nos deux ’droits’. C’?tait que justement, il y a quelques ann?es Bruno avait d?cid? de participer ? notre PAI qui mobilisait explicitement ’ma’ perspective sur le droit. Dans son r?sum? on peut en effet lire ce genre de phrases :
"Nous posons, en tant que "fait nouveau", la n?cessit? de penser l’impact des sciences en r?f?rence ? l’"Etat de droit d?mocratique". De fait, des notions-principes comme la m?diation juridique des droits et d’int?r?ts, la participation d?mocratique, la rule of law, la transparence, l’accountability, l’int?r?t public, les droits de l’homme et la libert? individuelle s’inscrivent d?sormais parmi les contraintes du travail scientifique. Mais il s’agit d’en explorer les cons?quences en ce qui concerne l’activit? scientifique et la formation universitaire, car la pertinence de ces notions-principes a pour condition un int?r?t et une ouverture actifs des scientifiques pour les activit?s et savoirs d?ploy?s par leur coll?gues d’autres disciplines et, qui plus est, par leurs concitoyens : il s’agit de la production de savoirs "int?ressants", au sens ?tymologique o? interesse signifie cr?er des liens, produire des possibilit?s de mise en rapport. Autrement dit, la question de l’impact des sciences fait spontan?ment ?merger la question du caract?re public/d’int?r?t g?n?ral de la recherche scientifique, car s’il y a lieu de relier les sciences et l’Etat de droit d?mocratique, il faut se demander d’une part quelle place pourrait occuper l’int?r?t public/g?n?ral dans la conduite de la recherche scientifique et de l’autre mettre au centre la question de savoir en quoi (en rapport ? quels enjeux ?) et comment (par quelle proc?dure ?) une recherche peut ?tre et devenir publique."
Or, au moment de nous rejoindre dans le PAI, Bruno devait ? peu pr?s avoir termin? son livre sur le Conseil d’Etat dans lequel le droit n’est pas tout cela. Il fallait donc, a posteriori comprendre pourquoi Bruno nous avait rejoint dans ce projet dont tout compte fait l’originalit? se laisse d?crire par une r?f?rence -pour nous ’juridique’ par excellence- ? l’Etat de droit de d?mocratique. Re-perplexit? donc.
4. Eclaircissements. Parfois la parole vive est plus claire que l’?crit. Apr?s notre r?union du 5 f?vrier je crois pouvoir dire ce que j’ai compris en quelques mots fort simples: nous ne parl(i)ons pas de la m?me chose. Au fait c’est clair: dans son m?moire d?fense Bruno propose m?me d’?carter le mot de "droit" quand il reformule ? notre attention les questions qui le pr?occupent : "Rempla?ons d’abord le mot droit par ’encha?nement’ pour ne pas le confondre avec l’institution juridique".
Le droit que Laurent et moi ?voquons, ’ce droit comme institution’ n’est pas le ’droit comme r?gime d’?nociation, comme forme contemporaine de v?ridiction’ qu’a vu passer Bruno. Laurent et moi avons cherch? spontan?ment, tout naturellement ? reconna?tre ce droit qui nous est familier, ce droit dans et avec lequel nous travaillons, dans cet autre droit que l’?thnographe, de fa?on tout ? fait originale et raffra?chissante, a fait appara?tre et prendre forme sous nos yeux. Peut-?tre avons nous essay? de manger le fax d’une pizza que Bruno nous a envoy?. Toujours est-il que -et Isabelle a bien mis le doigt dessus- quand Bruno, dans les toutes derni?res phrases de son livre, lie ’son’ droit-r?gime d’?nonciation ? ’notre’ Etat de droit (avec un E majuscule) il nous a peut-?tre un peu aid? ? poser des questions auquel son livre ne cherche pas ? r?pondre. Or, cette liasion, ou d?sormais la question de cette liaison entre le droit de Bruno et le notre ?tait bien au coeur de notre perplexit? et de notre confusion. C’est notre probl?me et c’est ce qui nous int?resse; alors qu’apparemment ?a n’est pas le probl?me de Bruno.
Donc: pour Bruno le droit c’est ce micro-droit, ce droit qui passe partout, et qui permet, comme, comme il ?crit dans dans son m?moire de d?f?nse, de
"retrouver les liens entre les plans d’?nonciation malgr? le constant d?calage introduit par l’ensemble de tous les envois continuels qui disloquent la continuit? des paroles et des actes? Comment, (en effet) si l’on veut, remonter la pente constamment descendue par les d?brayages ?nonciatifs? Eh bien, je crois qu’il n’est pas faux de consid?rer que l’ensemble des fonctions permettant de relier, retracer, tenir ensemble, rattacher, suturer, recoudre ce qui par la nature m?me de l’?nonciation ne cesse de se distinguer, fait partie de cet Attachement, que notre tradition occidentale ? c?l?br? sous le nom de Droit. (...). Qu’il ne soit pas absurde de consid?rer ainsi le Droit, se voit ? ceci que l’on peut en d?gager un certain nombre de traits caract?ristiques: la notion m?me de proc?dure, l’assignation, la signature et son ’trembl?’ si particulier puisqu’elle saute justement par dessus la division des plans d’?nonciation, l’imputation, le lien entre texte et cas ("journaliste au sens de l’article 123 du code"), et m?me des ?l?ments tr?s classiques en droit comme la responsabilit? ("celui ci est l’auteur de cet acte"), l’autorit? ("ce personnage est bien habilit? ? signer les actes’), la propri?t? ("cette personne a bien titre ? tenir cette terre"). A chaque fois le Droit -ou plut?t l’?nonciation de rattachement- remonte la pente incessammenet descendue par la multiplication des envois ou des envols ?nonciatifs. Ce qui m’autorise ? dire que ’sans le droit’ les ?nonc?s seraient inassignables, mais bien ?videmment toute cette remont?e reste superficielle puisque le droit n’est pas le tout du monde, il n’est que l’une des fa?ons d’explorer l’alt?rit? de l’?tre (ce que j’appelle dans mon jargon l’?tre en tant qu’autre), mais cette exploration, ce type d’alt?rit? je crois qu’il est important de rappeller ? quel point elle est compl?tement unique et originale"
(Dans ces passages le D-majuscule dans "Droit" surprend car c’est bien du ’petit droit’ que Bruno parle)
Je ne vais pas tenter ici de r?sumer encore ce que Bruno ? tellement bien d?crit dans son livre. En quelques mots, le droit pour lui est un micro-droit: il est partout, il recouvre tout d’un tissu superficiel mais vital pour notre fa?on d’?tre et exister ensemble. Il nous encha?ne (dr?le de double sens d’ailleurs), il nous rattache, il nous lie et donc il nous responsabilise, il nous permet de retrouver la trace de ce qu’on a dit et fait. Il assigne. Autrement dit: c’est par le droit, par ce fin r?gime particulier et complexe d’?nonciation (ou de v?ridiction), que nous, Occidentaux, pensons depuis des mill?naires nos rapports interindividuels, nos rapports ? la soci?t? que nous (re-)construisons, nos rapports au choses (cf. la citation juste au dessus : propri?t?, responsabilit?, etc.). Il circule alors, effectivement, dans le monde comme les anges, les dieux et les ?lectrons.
Ce qui pr?c?de -donc: de bien distinguer le droit-r?gime d’?nonciation et le Droit-institution- r?sout au moins deux questions de notre discussion.
1. D’abord, oui, on peut effectivement extraire cette mani?re singuli?re de l’?nonciation juridique des travaux du Conseil d’Etat. Oui, maintenant je suis Bruno quand il ?crit : "Nous avons extrait le travail du droit de l’institution comme un physiologiste aurait pu extraire la moelle ?pini?re d’un chien, en sachant parfaitement qu’elle n’est pas tout l’animal". Oui, comme l’?crit Bruno, on peut effectivement extraire ce r?gime d’?nonciation propre au droit a fortiori du Conseil d’Etat, car justement son h?t?rog?nit?, le fait qu’on y h?site toujours ? plusieurs et explicitement de fa?on fort organis?e, permet rendre visible le passage du droit. Ce qui ce passe au Conseil d’Etat, ce processus de jaugement, de qualification, d’h?sitation, d’exploration de ses obligations en fonctions d’exigeances venues de l’ext?rieur, c’est ce qui ce passe dans la t?te du juge de paix, de l’agent qui fait un PV et d’Isabelle quand elle d?cide enfin de mettre sa ceinture de s?curit?. C’est le droit qui passe. Ou est-ce que je m’aventure trop loin ?
2. Ensuite, oui, ce ’petit droit’ est moins transi par le modernisme. Oui, maintenant je parviens ? suivre Bruno quand il ?crit :
? Le droit est un peu moins ?quivoque [que …] car il n’a jamais ?t? moderne. ? et parce qu’il a ?toujours eu la politesse d’accepter son relativisme et son constructivisme sans en faire toute une affaire. Il sait reconna?tre chez les autres un droit simplement diff?rent ; il accepte de conjoindre positivement r?alit? et fiction. Il est moins ’mouill?’, si l’on ose dire, que la Science, la politique et la morale dans la question de la nature. ?
En effet, le droit de Bruno "se plie ? beaucoup d’ordres moraux et politiques divers." En tant que r?gime d’?nociation, en tant que ’m?tier ? tissage’ il pr?c?de la modernit? . Oui, les pays socialistes et m?me les Nazis d’avant guerre n’on pas invent? une autre mani?re de lier les uns aux autres. En ce sens il ?taient des occidentaux, des europ?ens. (O? est-ce que je pousse les choses beaucoup trop loin ?) Le droit nous lie, nous emberlificotte, ? sa mani?re singuli?re; c’est par lui qu’on impute une parole/un acte ? un individu. Or, si cette parole/acte lui vaut la prison o? non, pour Bruno, ?a n’est pas une question de droit, mais de politique. Ce qui importe et se qui distingue, pour l’anthropologue, c’est la mani?re du lien et non ses cons?quences, ces effets.
5. Eclaircie. Voil? bien d?blay? et ?clairci le terrain (je le dis sans aucune ironie). Laurent et moi posons des questions de que Bruno comprend sous le d?nominateur ’politique’. Ainsi, notre travail, notre perspective, nos questions de legistes et notre projet PAI s’adressent aux th?mes de Politiques de la nature et pas de La fabrique du droit. Et, au fait, c’est assez ?vident: nous retrouvons effectivement bien clairement les th?mes de nos pr?occupations dans Politiques de la nature, un ouvrage qui f?t d’ailleurs relay? par Agir dans un monde incertain dans lequel on sent tr?s bien passer cette pens?e juridique que Laurent, Mireille, Daniel et moi-m?me pouvons reconna?tre spontan?ment en tant que telle.
6. Le retour des questions. Mais est-ce bien si simple ? Il n’y aurait donc pas de probl?me et nous classerions d?sormais La fabrique du droit (et Jubiler) sur une autre ?tag?re, non moins importante, que celle de notre projet PAI. On serait sortis fort enrichis de la perspective innovante de Bruno sur le droit comme r?gime d’?nonciation propre aux soci?t?s Europ?ennes et, c’est certain, on y pensera chaque fois que nous ferons du droit positif, ? chaque h?sitation, ? chaque temporisation, ? chaque qualification que nous aurons encore ? faire.
C’est dire qu’apr?s un long cheminement excitant et int?ressant nous aurions rejoint de facto la position de juristes/legistes qui apr?s la lecture du livre de Bruno ont dit "bien s?r, c’est ?vident, c’est des portes ouvertes, on savait d?j? tout ?a ….". Ce qui, en fin de compte, nous aurait tous fort bien arrang?; Bruno parce que ?a aurait ?t? son quod erat demonstrandum et nous, legistes, parce qu’on aurait pu continuer ? travailler sans crise d’identit?.
Or, est-ce que qu’? trop distinguer on n’a pas ?vit? plut?t que r?pondu aux questions que Laurent et moi avons, probablement maladroitement, pos?es ? Maladroitement, naturellement, car ce que Bruno a fait dans son livre est tout simplement sans pr?c?dent …
Tout compte fait, donc, voil?, apr?s le soulagement et la joie du dialogue, je reste quand m?me sur ma faim, c’est-?-dire : en appetit, et cela toujours pour des raisons, qu’avec et Laurent, nous avons d?j? essay? de mettre en mots dans notre article et dans nos r?ponses aux commentaires.
Il me reste en effet une intuition persistante de l’existence de rapports d’int?raction, ou m?me plus fort, de rapports sine qua non entre le droit-r?gime d’?nonciation et le droit-institution, entre les liens d’imputation et de signature tiss?s par le micro-droit et ce droit relationnel qui projette ? une toute autre echelle (macro) un ?tat g?n?ral des liens et des rapports. Laurent et moi nous avons justement essay? d’explorer ce rapport entre droit et Droit, droit et Etat de droit en pensant avec Bruno (? partir de la Fabrique du droit ET Poltiques de la Nature) tout en restant dans notre discipline ...
Nous avons voulu le faire d’abord en prenant au s?rieux les quelques r?f?rences que fait Bruno au sujet des rapports du droit au projet cosmopolitique, et ensuite, en liant le droit-proc?dure de v?ridiction et le droit-institution en evoquant des questions de "focale" (au double sens de perspective et de focus), la "fa?on" au lieu de la mani?re, l’?chelle des liens et des tissages, l’inscription "du droit dans l’?tat des choses qu’il contibue ? construire par le tissage de liens", l’importance du contexte institutionnel qui font que des ?nonc?s performatif puissent l’?tre …
Pourquoi le droit-v?ridiction, en effet, ne serait-il pas lui-m?me construit au niveau du "pr?-formattage" des liens qu’il tisse ? A quel qualit?s r?pondent ces liens ? Est-ce que le petit droit ne se tranforme pas dans son cheminement historique d’int?ractions avec toujours de nouvelles exigeances politiques ?
Probablement, en effet, dans le projet cosmopolitique le droit liera/imputera des enonc?s ? des ?nonciateurs comme il le fait depuis des mill?naires; mais probablement aussi ces liens devront r?pondre a d’autres formattages, d’autres exigeances qui ? leur tour devront r?pondre ? ce nouveau, cet autre projet politique. Et cela ne se fera, c’est mon intu?tion, qu’au prix d’une reforme de ses "principes" qui passe par la l?gislation, la jurisprudence, la doctrine et tout ce que cela implique.
Je suis d’accord avec toi, ,"La fabrique du droit", peut être mise de côté, mais à la condition de ne pas l’oublier. Car elle permet d’éviter des écueils, de prémunir contre l’assignation de ce qui ne lui appartient pas, à ce petit morceau de l’institution "droit" fonctionnante qu’est en définitive et tout simplement "le tribunal en action" ou "le droit en action au tribunal".
(Petite remarque. Quand les légistes/juges liseurs de "La fabrique..." opinent du bonnet en disant qu’ils savaient tout ça, c’est vrai... un peu comme Mr Jourdain et la prose, une fois qu’on le lui a dit. Au mieux, ils le savent le soir au coin du feu en fumant la pipe. Ils ne peuvent pas le savoir en travaillant. Sinon ils ne pourraient plus travailler comme ils le doivent. Ce micro droit là ne serait plus autochtone).
Je vois notamment un double mérite à "La fabrique?". Bruno Latour a à la fois fait le nettoyage de printemps et épure jusqu’à l’épure. Il a dépoussiéré, il a débâté l’âne de reliques. En même temps, il n’a pas ménagé sa peine pour que l’âne dont il est question se réduise à une souris, ou à une partie de l’âne (les deux pattes arrières ?). C’est donc fort bien, pour autant qu’on reconnaisse de quel âne il s’agit. L’âne n’est rien d’autre que "le passage du droit au tribunal", la manière dont droit et faits passent au tribunal. J’insiste sur cette ajoute, "au tribunal".
A mon avis, il le dit lui-même en présentant une ethnographie et pas autre chose. Une ethnographie du Conseil d’Etat, sur laquelle il s’adosse pour valider l’extension de son propos à tout tribunal - ce qui nous semble à présent pertinent -.
Ce qu’il dit est intéressant dans la mesure ou "le droit dont nous nous occupons", est aussi le droit tel qu’il se dit ou se fait au tribunal, et tel que "La fabrique?" en rendt compte. Sans en aucune manière n’épuiser le droit tel qu’il se dit, se fait etc. Mais je ne suis pas enclin à aller plus loin, à voir davantage dans "La fabrique...". Je ne te suis donc pas quand tu dis que ce qui (se) passe au tribunal est aussi ce qui (se) passe lorsque l’agent dresse un PV ou qu’Isabelle met sa ceinture.
Pourquoi? D’abord parce que voir ainsi ce petit droit me semble procèder d’une extrapolation. Intellectuellement, je ne peux être satisfait de ce saut que bien peu de choses vient étayer (mais peut-être manque-je d’outils ou de clairvoyance). Ensuite, et c’est peut-être le même argument, parce que le droit circulant dans le monde comme les anges le firent ne s’énonce selon le régime d’énonciation décrit par Latour que dans ce lieu particulier qu’est un tribunal. Je ne dis pas que le droit ne passe pas ailleurs. Mais soit il ne s’énnonce pas comme tel (on n’est plus dans un régime d’énonciation), soit il perd sa caractéristique de "remonter la pente en s’énoncant" (on n’est plus dans ce régime d’énonciation). Ou alors on (re)commence à parler d’autre chose; prenant un exemple grossier, on ferait du Legendre en évoquant la ceinture d’Isabelle... Bref, il me semble qu’as far as we are concerned, ce que dit Latour tient parce qu’il parle du tribunal. Ne le laisses-tu pas toi même entendre en pointant "l’importance du contexte institutionnel qui font que des énoncés performatifs puissent l’être"?
A la réflexion, je ne suis même plus certain de ce que les Nazis avaient inventé/utilisé la même chose. Ce droit ajouré qui passe au tribunal et contient tout en retenant si peu exige une... loyauté (?) au droit que n’a pas le juge nazi et qu’il lui est interdit d’avoir. Le droit y est (au service d’) autre chose que (de) lui-même et (de) sa tension substantielle et paradoxale que tu décris si bien. Autrement dit, le droit n’y est plus un métier à tissage, mais à filtrage. On se moque de l’imputation d’une parole ou d’un acte à un individu. C’est bien la manière du lien qui change. Ou alors il s’agit d’autre chose. Le droit nazi serait plutôt caractérisé par son effacement, sa relégation pour laisser la place à son contraire, disons la violence. Mais alors il perd sa qualité d’être si totalisant et reliant en légèreté. Bref et simplement j’hésiterais à citer le droit nazi aussi vite.
Quoiqu’il en soit, quelle est la fécondité du questionnement sur la mise à jour des rapports (éventuellement sine qua non) entre le droit-régime d’énonciation et le droit-institution? Si Latour dit vrai, ne nous assigne-t-il pas "simplement" l’obligation de penser le droit-institution (pour garder ces mots dont je me méfie car ils semblent n’être utilisés que pour séparer en identifiant un seul des deux termes) en sachant qu’il faut aussi mais entre autres se mettre à l’épreuve de ce droit-régime d’énonciation?
Par exemple. J’ai lu un compte-rendu d’une vaste et ambitieuse recherche menée en Norvège sur la démocratie, la représentation etc. (The Norvegian Study of Power and Democracy, www.sv.uio.no/mutr/english/index.htlm). On y évoque notamment le déficit démocratique interne né des mécanismes de délégation de pouvoir/compétences à des institutions supra-nationales, déficit d’autant plus redoutable qu’il se double d’un déficit à cet échelon supra-national. Ce déficit là ne tiendrait pas tellement à ce que les lois européennes sont prises par la Commission (où sous son égide) - dont on connaît le caractère à tout le moins a-démocratique -, avec un Parlement qui n’est qu’un watchdog. Le principal problème serait autre. The real problem is not so much in decision-making as such, as in the virtual impossibillity of unmaking law once made, in particular treaty law. This gives the European Court near unlimited power to impose on and above national legislature its view of what European law bids nations to do or not do. Judicial review is not "undemocratic", but unrivalled judicial review is. The final democratic deficit in the European Union is not in the power of the Commission but in the absence of a democratic legislature to balance the power of the Court. The Court does not make directives but it decides what they and European treaty law mean, and is in this, for all intents and purposes, sovereign and answers to no one. The democratic deficit does not rise from the delegation of legislative power upwards, but from the absence of democratic grounding in the institutions to which that power is delegated. (ceci n’est qu’un résumé trop succinct d’une analyse de plusieurs dizaines de pages)
Partant de là, admettons que mon intuition soit bonne: à ce tribunal là, il y a du droit qui passe et tout le frusquin, sans qu’il y ait pour autant ce tissu superficiel mais vital pour notre façon d’être et d’exister ensemble. Au contraire, il y aurait mise en danger. Si on faisait l’ethographie de ce tribunal là, il est probable qu’on concluerait qu’il fonctionne de la même manière que le Conseil d’Etrat français. Or par hypothèse le résultat, ce qui s’y passe, n’est pas identique. Il y aurait donc autre chose, qui n’est pas dit par Latour, mais qui est aussi une condition pour que le type d’altérité qui est en jeu dans ce que Latour décrit, le soit effectivement. (la différence entre les conditions de félicité des juges et celles du droit dont on parle?) Pourrait-ce être notamment là que gît la fécondité du questionnement de ces rapports entre ce micro droit et le droit relationnel?
Daniel