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What have I been doing ? by Bruno Latour
Mémoire en défense de la petite Fabrique du droit introduit par l’auteur en réplique aux pièces déposées par les requérants Serge et Laurent avec quelques remarques sur les mémoires in amicis curiae déposés par Isabelle et Mireille
Friday 6 February 2004 by Latour, Bruno

In this text/plea Bruno Latour clarifies, discusses and defends his La fabrique du droit.
The title is clear : Mémoire en défense de la petite Fabrique du droit introduit par l’auteur en réplique aux pièces déposées par les requérants Serge et Laurent avec quelques remarques sur les mémoires in amicis curiae déposés par Isabelle et Mireille

D’abord ?videmment mille mercis d’avoir pris au s?rieux ce livre dans une sp?cialit? qui n’est ?videmment pas la mienne. Vous auriez pu le rejeter pour ignorance fatale et vous avez accept? de le discuter malgr? ses d?fauts; je suis tr?s touch? de cette marque d’attention.
Sur le moyen concernant la disjonction du dernier chapitre et des autres: je plaide ?videmment coupable; la coupure est trop nette entre le cas tr?s particulier et la conclusion tr?s g?n?rale; elle para?t ceci dit moins forte si le principe g?n?ral de m?thode qui me guide est admis, ? savoir que chaque r?gime de v?ridiction doit ?tre trait? avec son style propre, le religieux ne peux pas se saisir comme le scientifique ou le technique; il n’y avait donc pour moi pas d’absurdit? ? mimer dans l’organisation du livre le passage entre la sp?cificit? du cas et la question de ’tout le droit’ puisque, d’apr?s moi, c’est bien de ce passage l? qu’il s’agit dans le droit -et l’on ne peut pas parler un peu du droit sans en parler tout entier, ce qui n’est par exemple pas du tout le cas de la science ou de la v?rit? technique. On peut ?tre plus ou moins scientifique, on ne peut pas ?tre plus ou moins juridique.
Sur le moyen tir? de la contradiction entre Politiques de la nature et ce livre sur le droit: l? j’avoue ne pas comprendre du tout l’argument car je n’ai nullement fait ce lien et on ne peut donc m’accuser d’y avoir manqu?. Je ne comprends pas non plus l’objection ? mon ?vitement du droit dans la querelle moderniste. Je maintiens, ce qui est une ?vidence historique, que le droit, sa th?orie, ses principes, son constructivisme, pr?c?dent de tr?s loin tout ce qui a pu ?tre dit dans la modernit? sur les repr?sentations scientifiques et politiques, justement pour la raison avanc?e par Laurent et Serge, ? savoir qu’il se plie ? beaucoup d’ordres moraux et politiques divers. Si l’on ?tablit la liste des priorit?s, il me semble clair que le droit n’a pas les m?mes probl?mes ? sortir de la parenth?se moderniste que les sciences, la politique, la moralit? etc. La priorit? peut ?videmment para?tre tr?s diff?rente pour les sp?cialistes du droit qui sentent au contraire de tr?s pr?s la pression moderniste, mais je continue ? ne pas saisir o? se trouve la contradiction pour mon propre projet d’anthropologie compar?e.
Lorsque les auteurs ?crivent p 22 "il est de la nature du droit d’appartenir ? d’autres r?gimes d’?nonciation que le sien propre -ou au moins d’y participer", il y a l? une h?sitation qui ne me para?t pas claire. Je ne me serais pas lanc? dans cette aventure si je n’avais eu la certitude que le droit avait bien son r?gime ? lui d’?nonciation -les preuves empiriques de cette originalit? se trouvent ? chaque pas dans le livre, partout o? les acteurs h?sitent en disant ’oui mais ce n’est pas juridique’. Il n’y a ?videmment aucun probl?me ? dire que le droit participe ? d’autres r?gimes, mais il s’agit l? d’un caract?re absolument g?n?ral de tous les r?gimes. Lorsque l’on fait la qu?te au moment de l’offertoire catholique, il va de soi que ce parcours d’argent n’est pas lui-m?me religieux et qu’il peut m?me choquer au m?me titre que le micro et l’?cran de t?l?vision qui retranscrit le pr?che. Il n’emp?che que l’on peut parler d’une messe catholique comme d’un ph?nom?ne religieux et rechercher la sp?cificit? de son moment de v?rit? -qui ne doit pas ?tre dans la qu?te ni dans le fonctionnement du micro...
Comme le rappelle Mireille dans sa contribution, il serait utile pour la discussion de distinguer le Droit comme R?gime d’Enonciation du droit comme institution, en utilisant mes termes. Que les institutions comme la Science, la Religion, le Droit soient ind?finiment m?l?es, ? la fa?on des marbres vein?s de San Marco dans lesquels aucune figure n’est clairement reconnaissable, bien s?r, c’est m?me de ce m?lange que fut tir? jadis les intuitions de l’acteur r?seau. Mais la question de leur v?rit? et de leurs conditions de f?licit? n’en est pas r?solue pour autant, car il y a toujours un r?gime particulier qui joue le r?le de dominante et qui m’autorise ? dire que au CE, dans les r?unions, il se d?cide juridiquement du vrai et du faux d’une fa?on qui n’est clairement pas religieuse ou scientifique ou technique ou politique. Et je ne l’affirme pas en l’air mais en montrant, par des exemples fond?s sur les d?routements du raisonnement, pourquoi un crit?re de v?rit? particulier l’emporte sur les autres qui sont en quelque sorte pr?sents mais ? titre d’harmoniques seulement. Laurent et Serge, parce qu’ils en savent beaucoup plus que moi sur l’institution juridique, voient ?videmment plus clairement que moi la complexit? et le m?lange qui fait tenir ce vaste caravanserail du droit. Mon avantage c’est que venant d’un autre sujet, j’ai pu faire sur l’?nonciation juridique ce que, justement, je me serais interdit de faire sur l’institution scientifique et technique. Mais encore une fois, on ne peut me reprocher ce manque de fid?lit? ? moi-m?me, car chaque sujet doit ?tre trait? ? sa mani?re propre et avec une th?orie diff?rente et du terrain et de l’enqu?te et du style d’expression.
Sur le moyen tir? de l’exceptionalit? du droit ?tudi? qui interdirait de faire preuve pour toute autre situation juridique plus impure. Je crois qu’il y a l? un grave malentendu qui ne me para?t pas d? clairement ? une faute de construction du livre: le CE est pur pr?cis?ment parce que ?tant m?l? ? tout, venant d’un corps appartenant ? l’ex?cutif, provenant depuis Napol?on d’une justice d’exception, d?cid?e par des juges qui n’en sont pas et qui vont et viennent de l’Etat ou des entreprises au Conseil, on ne peut justement pas pr?tendre qu’il est une sph?re autonome. Sa puret? vient donc comme le montre assez je crois les chapitres sur le corps etc. du fait qu’il est bien m?l? ? tout, constamment influenc? par le social, le politique, l’adminsitratif, etc. et que, malgr? tout m?me dans ce cas extr?me, cela ne suffit pas ? obtenir ’du droit’. Je le r?p?te souvent, c’est un cas id?al de a fortiori. Le droit du CE est pur ensuite pour une autre raison que mes contradicteurs ont bien ressenti et qui vient de son caract?re ?tudiable, collectif, lui m?me d? au ’f?tichisme du dossier’. Donc plut?t que ’pur’ je dirais que le CE est id?al comme la mouche drosophile parce qu’il exag?re ce trait du droit en g?n?ral d’?tre m?l? ? tout sans s’y confondre.
Il y a d’ailleurs un probl?me dans cette affaire de dossier, probl?me qui est visible d?s le d?but de l’article lorsque les auteurs r?sument -avec charit?- mon travail ancien sur les sciences. Il est tout ? fait inexact de r?sumer la sociologie des sciences ? un f?tichisme des inscriptions: comme le dossier il s’agit d’un traceur qui permet de remplacer les termes id?alistes des praticiens -l’objectivit?, le jugement- par un suivi de termes assignables et observables. Mais il ne s’est jamais agi de r?sumer l’activit? savante ? l’?criture pas plus que le droit ? la compilation des dossiers. Les inscriptions ont ?t? un puissant moyen d’?tudier les pistes d’atterissage, si l’on peut dire, de ces faits qui, auparavant, flottaient en l’air sans jamais avoir de lien avec l’existence pratique. Je continue ? trouver l’argument utile empiriquement. Mais il suffit je croire de lire la ’Science en action’ pour bien saisir que les acteurs principaux de l’activit? savante sont ces actants que je d?finirais maintenant comme des ’matters of concern’ par opposition aux ’matters of fact’ du premier empirisme. Il en est me semble-t-il de m?me des dossiers: ils permettent de tracer l’ensemble des connections qui servent de piste d’atterissage au passage du droit. Je ne suis pas s?r de comprendre quelle autre prise les auteurs proposent qui serait meilleure que celle l? (il y a bien s?r les conversations en droit civil ou p?nale mais la situation est moins id?ale justement parce que les juges civils ou p?naux d?cident quasiment seuls dans leur for int?rieur et sont juges ? vie et pour de bon -du moins en Europe- risquant donc de nous offrir sur un plateau l’id?e d’une sph?re autonome du droit ce qu’avec le CE au moins on ne risque pas).
La comparaison science/droit est toujours fort utile et c’est l? o? nous allons avoir je suppose la conversation la plus int?ressante -sachant que je suis ?videmment tr?s ignorant des multiples fa?ons de faire du droit. Une sociologie n’a d’int?r?t que si elle parvient ? saisir le type d’?tres qui retrace sous une certain mode le social -sachant que les Durkheimiens, ?videmment, supposent l’existence de cette soci?t? qu’il faut au contraire expliquer. En science, il est maintenant clair que la sociologie peut se r??quiper suffisamment pour commencer ? saisir, ? recueillir les types d’?tres qui renouvellent le collectif et que l’on peut appeller quasi-objets ou matters of concern (? condition d’absober les le?ons d’Isabelle). Or, je continue ? ne pas comprendre clairement, le type d’?tre juridique que Laurent et Serge affirment rencontrer et dont j’aurais soit manqu?, soit au contraire exag?r? la pr?sence. Tant que l’on n’a pas sp?cifi? l’objectivit? propre au droit qui permet de d?finir sa v?rit? et sa fausset? -c’est ? dire les moments o? il rate- on ne peut pas je crois se satisfaire d’une r?ponse. C’est pourquoi je ne comprends pas du tout p. 20 l’expression d’ext?riorit? qui manquerait dans mon travail. Si c’est le social, je n’en veux ?videmment pas et pour des raisons ’tardiennes’ que je peux d?fendre avec de bons arguments; s’il s’agit des immenses conditions non juridiques que le droit travaille en permanence (comme le disent si bien Laurent et Serge), je crois ne faire que le montrer tout du long puisque jamais le droit ne s’applique ? lui m?me pour faire syst?me -le tr?s beau cas de l’annulation de la nomination du directeur du cr?dit foncier me para?t exemplaire de ce point de vue (o? est l’autisme dans ce cas o? 400 conseillers s’arrachent les cheveux pour ?chapper au moyen et sauver la banque?!!).
L’ext?rieur qui manque non pas ? moi mais ? mes contradicteurs c’est l’objectivit? du droit dont la force propre semble les g?ner comme un retour ? un pass? pr?-critique. Plut?t que de reconna?tre au droit une force propre -position qu’ils assimilent ? un autisme du droit alors que pour moi il s’agit au contraire d’une reconnaissance et acceptation de l’alt?rit? propre au droit- ils pr?f?rent l’?tablir sur autre chose, un ext?rieur (p. 20 "soit qualifi? comme tel de l’ext?rieur"). Autrement dit, ils me trouvent trop internaliste moi l’ignoramus venu de l’ext?rieur, alors que eux qui sont dedans et qui connaissent le droit sur le bout du doigt veulent l’assurer sur quelque chose d’ext?rieur pour ?chapper ? l’?touffement propre ? la profession. C’est comme si Sokal m’accusait de r?alisme excessif et de ne pas voir ? quel point la Science d?pend d’autres choses sociales et politiques… Je comprends le point de vue, parfaitement n?cessaire pour ceux qui se battent de l’int?rieur contre la puissance du juridisme, mais comme ce n’est pas mon probl?me, je n’ai pas forc?ment ? craindre de dire: oui le droit est bien ext?rieur en ce sens qu’il existe dans le monde ’du droit’, c’est-?-dire une alt?rit? qui ne ressemble ? aucune autre, un ?tre juridique ou si l’on veut une particule aussi mat?rielle, exigeante, existante, diff?rente que le graviton, porteur des interactions faibles, diff?re des autres particules porteuses des interactions fortes.
Qu’est ce qui me permet de dire cela? En terme de terrain, je n’ai aucune peine ? revendiquer la possibilit? pour une ?tude unique mais fouill?e de p?n?trer dans cette question -de m?me que apr?s tout le laboratoire de Guillemin ?tait infiniment trop ?troit pour d?finir la science-. Cela ne me g?ne pas car un terrain pour moi est un d?tecteur de particules ?nonciatives, si je peux dire, dont compte seul la sp?cificit? et le pouvoir de r?solution. Un seul terrain avec un grand pouvoir de r?solution vaut toutes les g?n?ralisations ? partir d’un ?chantillon. Cela peut para?tre ?videmment de l’outrecuidance, mais l’argument n’est pas sans poids dans une perspective comparative puisque l’on peut prouver qu’en de multiples points l’originalit? du droit se d?tache par contraste des autres modes de v?r?diction, et que si c’est vrai au CE dans ce cas particulier, c’est vrai partout par d?finition puisque ce qui compte c’est le pouvoir de contraste du terrain.
On en arrive au point central de l’argument, que j’esp?re nous allons pouvoir r?soudre jeudi car je suis conscient de ne pas l’avoir pr?sent? avec assez de pr?cision: en voici une br?ve repr?sentation. Rempla?ons d’abord le mot droit par ’encha?nement’ pour ne pas le confondre avec l’institution juridique; int?ressons nous ensuite ? l’exp?rience de pens?e suivante: dans le d?brayage ?nonciatif, comment parvient-on ? suivre les d?placements entre ?nonciateurs, ?nonciataires et ?nonc?s? R?ponse: c’est impossible puisqu’il est de la nature de l’?nonciation d’envoyer, c’est ? dire de perdre le lien entre celui qui parle et ce qui est dit -y compris bien s?r dans l’?nonc? ’ego cogito’ ou ’moi je dis’ que comme l’ont bien vu des g?n?rations de grammairiens et de s?mioticiens. Cette perte, d’autres r?gimes en profitent, par exemple, pour prendre le cas le plus frappant, l’?nonciation politique dont la v?ridiction repose sur cette confusion entre celui qui parle, ce qu’il dit et celui qui le fait parler, ou bein ?videmment l’?nonciation dit ’de fiction’ dont la v?rit? particuli?re repose au contraire sur l’envoi dans des positions ambigues, inassignables. Posons nous donc la question: comment retrouver les liens entre les plans d’?nonciation malgr? le constant d?calage introduit par l’ensemble de tous les envois continuels qui disloquent la continuit? des paroles et des actes? Comment, si l’on veut, remonter la pente constamment descendue par les d?brayages ?nonciatifs? Eh bien, je crois qu’il n’est pas faux de consid?rer que l’ensemble des fonctions permettant de relier, retracer, tenir ensemble, rattacher, suturer, recoudre ce qui par la nature m?me de l’?nonciation ne cesse de se distinguer, fait partie de cet Attachement, que notre tradition occidentale ? c?l?br? sous le nom de Droit -en le m?langeant d’abord avec une multitude d’autres formes de v?r?diction (c’est le th?me de l’?ne charg? de reliques sur lequel je crois que nous sommes assez d’accord). Qu’il ne soit pas absurde de consid?rer ainsi le Droit, se voit ? ceci que l’on peut en d?gager un certain nombre de traits caract?ristiques: la notion m?me de proc?dure, l’assignation, la signature et son ’trembl?’ si particulier puisqu’elle saute justement par dessus la division des plans d’?nonciation, l’imputation, le lien entre texte et cas ("journaliste au sens de l’article 123 du code"), et m?me des ?l?ments tr?s classiques en droit comme la responsabilit? ("celui ci est l’auteur de cet acte"), l’autorit? ("ce personnage est bien habilit? ? signer les actes’), la propri?t? ("cette personne a bien titre ? tenir cette terre"). A chaque fois le Droit -ou plut?t l’?nonciation de rattachement- remonte la pente incessammenet descendue par la multiplication des envois ou des envols ?nonciatifs. Ce qui m’autorise ? dire que ’sans le droit’ les ?nonc?s seraient inassignables, mais bien ?videmment toute cette remont?e reste superficielle puisque le droit n’est pas le tout du monde, il n’est que l’une des fa?ons d’explorer l’alt?rit? de l’?tre (ce quen j’appelle dans mon jargon l’?tre en tant qu’autre), mais cette exploration, ce type d’alt?rit? je crois qu’il est important de rappeller ? quel point elle est compl?tement unique et originale. En particulier, et je crois que l? Laurent et Serge sont d’accord -bien que je ne parvienne pas ? le comprendre exactement- il est crucial de ne pas faire reposer la v?rit? du droit sur une source ext?rieure qui, ?tant donn? l’?tat actuel de l’esprit critique, ne peut ?tre que la soci?t? et ses rapports de force (ce qui ruine tout l’effort pour objectiver le droit et comprendre comment il nous tient en faisant constamment ? nouveau la diff?rence entre ?tat de droit et rapport de force -au sens banal du terme- perdre cette distinction, que ce soit par une dictature effective ou par la dictature exerc?e dans les esprits par la sociologie critique -voir le magnifique article de Favereau sur l?gitimit?- c’est ne plus pouvoir se pr?senter aux autres pour d?fendre notre propre d?finition de ce ? quoi nous tenons).
Voil? r?sum? ? grands traits le seul vrai argument auquel je tienne, dans ce livre dont je suis pr?t, pour le reste, ? reconna?tre toutes les faiblesses. Une tr?s belle validation de cet argument est offerte en anthropologie du droit par la complication, solennit?, intrication des serments en l’absence de civilisation de l’?crit: les fonctions d’encha?nements sont maintenus, mais le type de preuve, d’archivage, de m?moire manquent, et il faut donc les remplacer par d’autres formes d’engagements solennels qui remontent la pente que les d?brayages ne cessent de descendre.