In this draft article we tried to express our mixed feelings about Latours book on the law. It took us a very long time and many drafts in the trashbin before we eventually finished the text. The reason is that Latours book thoroughly problematizes our discipline "legal theory" (like his former books on sciences did problematize "epistemology").
This article has been published (with footnotes and after some changes), please do only refer to the published version : DE SUTTER, L. & GUTWIRTH, S., ?Droit et cosmopolitique. Notes sur la contribution de Bruno Latour à la pensée du droit?, Droit et Société 56-57, 2004, 259-289.
Droit et cosmopolitique. Notes sur la contribution de Bruno Latour ? la pens?e du droit.*
Laurent De Sutter & Serge Gutwirth
Bruno Latour fait partie de cette g?n?ration de sociologues, d’anthropologues, de philosophes qui se situent volontairement de l’autre c?t? du mur de la critique, en rupture avec la philosophie du soup?on . Ce que Antoine Compagnon appelle ? ann?es th?oriques ? (les ann?es 60 et 70) avaient vu le sommet d’une activit? intellectuelle vou?e ? la d?nonciation, ? la d?construction, ? la ? critique de l’id?ologie ? voire ? la r?volution. Les th?oriciens de cette ?poque partaient en guerre contre le Tout, l’Un, la Domination, contre tous les ? f?tiches ? de la pens?e occidentale. C’?tait une pens?e de la guerre contre les apparences ou les ?vidences. Une pens?e qui cherchait ? d?couvrir ce qu’il y avait derri?re. De mettre au jour le cach?, de penser l’impens?, de savoir l’insu ou de dire le tu. Bref, c’?tait une pens?e qui se pensait en avance . Le monde, conform?ment ? la m?taphore platonicienne, n’?tait qu’ombres et eux, les th?oriciens, venaient y mettre une lumi?re qu’ils confondaient souvent avec un salut . Pour Bruno Latour, comme pour Luc Boltanski (sociologie), Laurent Th?venot (?conomie), Michel Callon (anthropologie des sciences), Nathalie Heinich (sociologie de l’art), Philippe Descola (anthropologie), Pierre L?vy (philosophie de l’informatique), mais aussi Isabelle Stengers (philosophie) ou Tobie Nathan (ethnopsychiatrie), tout cela ne poss?de plus de raison d’?tre. La critique a ?t? pouss?e ? bout sans en fin de compte rien changer - si ce n’est ajouter un peu plus de culpabilit? ? une civilisation qui en ?tait d?j? transie. Plut?t que poursuivre la creus?e critique, leur question est devenue : ? Comment penser et que penser au-del? du programme ’critique’ ? ? O? faut-il en venir, lorsqu’on a l’impression que, toutes les ? illusions ? dissip?es, on ne s’en porte pas mieux ? N’y a-t-il pas d’autres chemins laiss?s en friche que les autoroutes du modernisme ont contribu? ? ignorer ? N’y a-t-il pas des ? alternatives ? - comme dit Peter Sloterdijk - ? la critique ? Comment tenter de penser non plus contre, mais avec ? Comment n’?tre plus en avance, mais en retard ? Comment prendre le temps de ce retard ? D’un retard qui laisse filer les humains et les non-humains dans leur propre urgence - d’un retard qui en visant la temporisation soit aussi ? temps r?el ?, le temps de cette urgence . C’est, dit sauvagement, la t?che que cette pens?e non plus critique - comme le voulait Pierre Bourdieu -, mais ? de ? la critique, s’est donn?e .
Bruno Latour a pour sa part commenc? la prise en charge de cette t?che d?s la fin des ann?es 70 aux Etats-Unis, par une exploration dans le domaine de la sociologie et l’anthropologie des pratiques scientifiques . Dans Laboratory Life, sorti en 1979 et ?crit en collaboration avec Steve Woolgar , il mettait en œuvre une d?marche ethnographique pour d?crire un laboratoire de recherche en neuroendocrinologie dans le d?tail des actes, des interactions et surtout des inscriptions qui s’y d?roulaient. Ces derni?res - les inscriptions - constituaient selon lui le seul r?el produit du laboratoire . Inscriptions dans les livres de protocole, inscriptions des sorties d’imprimantes, inscriptions des sch?mas, inscriptions sur tableau noir, inscriptions, enfin, sous la forme d’articles rendant comptes des recherches en cours, depuis le brouillon jusqu’au ? draft ? final envoy? aux revues sp?cialis?es - elles-m?mes ensuite d?pouill?es et lues par les chercheurs. La vie de laboratoire pouvait donc ?tre d?crite, selon la perspective ? s?miologique ? qui ?tait alors celle de Bruno Latour, comme une production et une circulation de textes. La vie de laboratoire se composait des mille et une op?rations qui visaient ? produire une inscription qui puisse faire sens dans le r?seau des textes scientifiques. Ce sens, toutefois, n’?tait pas tellement une question de signification, c’est-?-dire d’indexation du texte sur un r?f?rent ? r?el ?, que de signes comme tels - de s?miotique du signifiant. Autrement dit, pour Bruno Latour, le ? r?sultat ? des recherches men?es en laboratoire ne pouvait (ne peut) mener ? la ? d?couverte ? ou ? l’ ? invention ? d’une ? substance ? nouvelle. Il n’existe pas, dit-il, de substance en-dehors des r?seaux toujours plus ?tendus ? travers lesquels se propage une inscription sous la forme d’?nonc?s stabilis?s . Ces ?nonc?s stabilis?s sont ce que Latour appelle des ? bo?tes noires ?, ce sur quoi les sciences se basent pour cr?er de nouvelles inscriptions ? partir des nouvelles controverses qui sont suscit?es par les cons?quences de l’?tablissement de telles ? bo?tes noires ?. Ces ? bo?tes noires ? sont alors, si l’on pr?f?re, des ? faits ? .
De m?me, la vie des chercheurs, sous la double forme du ? cr?dit-reconnaissance ? et du ? cr?dit-cr?dibilit? ?, s’organise-t-elle ? travers, dans et avec le tissu des citations o? les textes sont repris comme tels, critiqu?s dans le d?tail, admis comme ? fait acquis ? ou au contraire ruin?s ? la base . Le r?seau textuel se tend d’une rh?torique de l’admission et de la r?futation qui exc?de les r?gles strictes de la rh?torique aristot?licienne pour s’engager dans toutes les m?andres d’un jeu de signes, d’un jeu d’inscriptions o? vaincra celui qui pr?sentera l’inscription la plus ? cr?dible ?, c’est-?-dire la plus apte ? r?unir autour d’elle un vaste ?ventail d’int?r?ts ou de pr?occupations non forc?ment convergents . Cette aptitude ? r?unir constitue la possibilit? pour l’inscription d’?tendre son r?seau d’influence non seulement par rapport ? d’autres inscriptions, mais aussi par rapport ? d’autres personnes, d’autres objets, d’autres enjeux qu’elles font agir. La ? bo?te noire ? du ? fait ? scientifique, de l’?nonc?, de l’inscription, entra?ne avec elle tout un cort?ge de personnes qui s’y reconnaissent, de machines qui en d?pendent (et dont elle aussi, en retour, d?pend), et de probl?mes qui n’existeraient pas sans elle. Tout cela, c’est le r?seau du ? fait ? scientifique. Son extension, et donc sa pertinence. Ou encore, si l’on pr?f?re, sa ? facticit? ?.
La description de la vie de laboratoire que Bruno Latour livre se concentre donc autour de deux notions essentielles : le notion d’inscription (ou d’?nonc?), et la notion de r?seau. A l’aide de ces deux notions, Bruno Latour va proposer un programme de recherche en sociologie des sciences qui aura pour vocation de remettre profond?ment en cause non seulement la tradition philosophique de l’?pist?mologie des sciences (qu’elle soit scientiste, r?aliste, falsificationniste, constructiviste, etc.), mais aussi les fondements de la naissante sociologie des sciences en langue anglaise . A la premi?re qui pr?tend soit rendre compte de l’objectivit? du fait en tant que tel, soit au contraire rendre compte de l’impossibilit? de rendre compte de ce m?me fait en tant que tel, Bruno Latour r?plique qu’il n’y a pas de fait en tant que tel. Il n’y a que des inscriptions ou des ?nonc?s. Mais ? ceux qui d?gaineraient un peu vite la vieille accusation de ? relativisme ? pour qualifier cette affirmation, il r?pond alors que pr?tendre qu’il n’y a pas de fait en tant que tel ne signifie pas pour autant d?nier la moindre ? objectivit? ? aux sciences. Au contraire : il n’y a pas plus objectif, plus vrai, plus ? factuel ? qu’un ?nonc? qui aurait r?ussi ? constituer un r?seau tellement vaste que rien ni personne ne puisse s’y soustraire . En d’autres termes : ? ’Les faits sont faits’, dirait Bachelard. Mais, construits par l’homme, sont-ils faux pour autant? Non, [...] [n]ous connaissons la nature des faits parce que nous les avons ?labor?s dans des circonstances que nous contr?lons parfaitement ? . Ainsi par exemple des microbes ? invent?s ? par Pasteur et auquel Bruno Latour a consacr? son deuxi?me ouvrage . Un ? fait ? comme les microbes n’existe sans doute pas en-dehors de l’ensemble d’appareils et d’inscription par lesquels le laboratoire de Pasteur, puis d’innombrables autres laboratoires similaires (au moins par leur ?quipement, par leurs instruments de mesure et de visualisation), puis ensuite d’innombrables h?pitaux, etc., est parvenu ? formuler un ?nonc? tel qu’il a permis de rendre simple une situation complexe (la circulation alors incontr?lable, inexplicable, proprement indicible, des infections ? la fin du XIX? si?cle) .
Cette objectivit? du fait consid?r? comme ? bo?te noire ? est aussi ce sur quoi, selon Bruno Latour, bute la sociologie des sciences, parce qu’elle a vou? l’essentiel de son travail ? donner ? voir les strat?gies personnelles, le jeu des pressions, les d?terminations capitalistes (? la fois en termes ?conomiques et culturels) par lesquels on pourrait ? expliquer ? le travail scientifique. Dans cette optique, le fait scientifique ne serait jamais que le r?sultat d’un certain ?tat de rapports de force, ou d’une certaine configuration de facteurs sociaux. Alors certes, certains, ceux que l’on a appel? tenants du ? programme fort ? en sociologie des sciences - parmi lesquels David Bloor ou Steven Shapin -, avaient d?j? d?nonc? le r?ductionnisme de toute une partie de la sociologie des sciences, et avaient plaid? pour l’application d’un ? principe de sym?trie ? qui exigerait de l’observateur qu’il utilise le m?me ordre causal pour expliquer l’ensemble de la situation observ?e, plut?t que tenter de d?voiler le cach? (les ? croyances fausses ?) en recourant ? des facteurs explicatifs de nature culturels tout en pr?sentant ? la ? r?alit? (les ? croyances vraies ?) par l’interm?diaire d’explications de type naturel ou ? naturaliste ? . Pour Bloor, comme pour Latour, la sociologie des sciences a trop longtemps consid?r? qu’elle pouvait justifier le ? vrai ? par le recours ? la nature, et l’ ? illusion ? par le recours ? la soci?t?. Le principe de sym?trie remet en cause cette r?partition des principes explicatifs. Toutefois, pour Latour, ce principe va lentement s’av?rer insuffisant pour permettre de rattacher ce que le discours objectiviste, durant toute la modernit?, a soigneusement d?li? : la division entre nature et culture s’enfonce bien plus profond?ment dans le discours au sujet des sciences que ce que l’application d’un principe de sym?trie, f?t-il le plus rigoureux, permet de d?busquer .
Si en effet l’?pist?mologie comme la sociologie des sciences ont pu assumer comme une ?vidence la nature objective des faits, c’est parce qu’un ? Grand Partage ? s’est introduit dans l’enti?ret? de nos modes de pens?e - au-del?, donc, du discours sur les sciences. Ce grand partage est ce qui d?finit, selon Bruno Latour, la modernit?, ou plut?t ce qu’il appelle la ? Constitution moderne ? . Selon ce Grand Partage ou cette Constitution, il y aurait, d’une part, quelque chose comme ? la ? nature, compos?e d’objets, fond d?j?-l?, vou?e par destination ? la qu?te toujours plus pointue du savoir scientifique. Monde d’objets, d?volu ? la recherche objective. Monde de v?rit?s aussi, parce que monde d’?vidences : les choses sont l?, devant nos yeux. Et les scientifiques sont ceux qui nous font voir ce que nous ne pourrions voir sans eux. Ils fouaillent dans la tourbe naturelle du monde pour y d?couvrir ses secrets, ses v?rit?s crypt?es. Celles des ? Choses-en-soi ?, dit Bruno Latour . Et puis il y aurait, d’autre part, la ou les culture(s). C’est-?-dire ce que Latour appelle les ? Humains-entre-eux ? . Les cultures sont fonction de la diversit? humaine, des variantes historiques, ?conomiques, politiques, etc., qui ont donn? ? l’humanit? le visage bariol? qui est le sien aujourd’hui. L? o? la nature ?tait de l’ordre de l’objectif, les cultures sont de l’ordre du subjectif. Nulle expertise ? attendre du subjectif, sauf ? constater la colonisation des mondes culturels par un savoir techno-scientifique qui vise ? d?tecter les zones d’objectivit? (de naturalit?) dans le sein m?me du subjectif. Ainsi de la pr?tention scientifique de la psychologie, de l’?conomie, voire m?me de la sociologie .
Ce grand partage moderne entre nature et culture, bas? sur les grandes divisions de la m?taphysique occidentale (sujet/objet, mati?re/conscience, savoir/pouvoir, etc.), est ?videmment critiquable. Mais pas tellement comme tel : cela fait longtemps que les id?es de nature ? en soi ? ou de culture ? en soi ? ont ?t? combattues . La science m?me, et l’anthropologie, n’y furent pas pour rien. Non : ce qui fait probl?me, c’est la mani?re dont, pr?cis?ment, cette distinction en est arriv?e ? r?partir les pouvoirs dans le monde ? moderne ? . Suivant la Constitution moderne fond?e sur le grand partage entre nature et culture, les scientifiques seraient consid?r?s comme les repr?sentants exclusifs du monde des objets, tandis que les citoyens ne pourraient faire l’objet de repr?sentation qu’en fonction des r?gles politiques qui d?coulent de la fiction du contrat social . La Constitution moderne institue pour ainsi dire un bicam?ralisme fictif entre une ? chambre des humains ? consacr?e ? l’examen des questions de culture, et une ? chambre des objets ? ou des ? non-humains ? o? se posent de mani?re distincte les questions de nature. Or tout le probl?me de cette assignation des t?ches r?side en ceci qu’il y est reconnu un pouvoir suppl?mentaire ? la chambre des objets. Pourquoi ? Parce que les citoyens n’ont acc?s qu’au monde social ou culturel. Les d?bats, les controverses, les probl?mes qui doivent ?tre discut?s dans la chambre des humains ne concernent qu’eux. Tandis que les probl?mes trait?s dans la chambre des non-humains peuvent ?galement interpeller les humains. Ils sont exportables. Mais avec la r?partition des pouvoirs institu?s par la Constitution moderne, les humains c?dent la main aux scientifiques lorsqu’il s’agit de conna?tre des possibilit?s de solutions aux probl?mes suscit?s par le monde des choses. Les scientifiques, si l’on pr?f?re, sont les seuls - au nom de leur pouvoir de repr?sentation des objets - ? pouvoir op?rer la navette entre la chambre des humains et celle des non-humains. Mais aussi, cela permet aux repr?sentants des humains (aux gouvernants) de se laver les mains des probl?mes qui impliquent ? la fois humains et objets. Si les scientifiques repr?sentent les objets, leur discours ne peut faire l’objet d’un d?bat dans la chambre des humains. Le discours scientifique constitue politiquement un r?servoir de certitudes qui permet de court-circuiter les d?bats qui impliqueraient humains et non-humains . Autrement dit, les politiques confront?s ? des difficult?s politiques qui impliquent ?galement le monde des objets peuvent s’en remettre ? l’expertise scientifique des repr?sentants du monde des objets pour limiter le d?bat en chambre humaine aux cons?quences (? sociales ? ou ? culturelles ?) de cette expertise consid?r?e comme v?rit? d’?vangile . C’est l? le verrou constitutionnel du modernisme.
Pour expliquer cela, Bruno Latour fait r?f?rence ? la grotte de Platon . C’est dans la grotte, o? les hommes encha?n?s face aux parois ne distinguent que des ombres projet?es par un feu, qu’ils organisent n?anmoins leur soci?t? par la politique, le droit, etc. La r?alit?, la nature leur reste hors de port?e, ? l’ext?rieur de la caverne. Mais comme par miracle, certains ?tres ? lib?r?s ? semblent pouvoir quitter la grotte et mettre ? nu la vraie r?alit?. Chez Platon, c’?taient les philosophes, aujourd’hui ce sont les scientifiques. Ces scientifiques peuvent apparemment se lib?rer, se d?faire du monde obscur du social afin de mettre ? jour la v?rit? immacul?e et irr?futable de la r?alit?. Scientia vincere tenebras . Une telle v?rit? objective s’impose sans m?diation dans la caverne : les scientifiques parlent au-dessus du doute. Ainsi, Le concept de ? nature ? fonctionne comme un aiguillage qui soustrait un certain nombre d’affirmations et d’actions ? la sph?re politique et juridique. Ce qui appartient ? la nature se retrouve hors de port?e de la politique et du droit : il est laiss? aux r?seaux scientifiques et/ou techniques. Le m?canisme de la grotte fonctionne encore ? plein rendement .
Or, dit Bruno Latour, ? nous n’avons jamais ?t? modernes ?. Nous n’avons jamais vraiment fait confiance ? cette Constitution ; nous ne l’avons jamais vraiment ratifi?e - ou plut?t : nous l’avons ratifi? mais pour la forme, sans vraiment y croire . Nous l’avons promue en th?orie, mais nous avons toujours agi comme si la nature n’avait jamais ?t? vraiment ? la ? nature des philosophes et les cultures des cultures de sociologues. Dans la pratique, il n’y a jamais eu de distinction claire entre humains et non-humains : culture et nature se sont toujours m?lang?s et ont toujours jou? le r?le de conditions de possibilit? mutuelles ; l’histoire humaine et l’histoire naturelle est toujours rest?e une. Notre monde a toujours ?t? peupl? d’hybrides . Et les premiers d’entre eux sont ?videmment ceux qui sortent du laboratoire, car en effet, ? les faits sont faits ?. Mais si tel est le cas, si ? nous n’avons jamais ?t? modernes ?, le r?le de repr?sentation qui est aujourd’hui assum? par les scientifiques devient fort diff?rent de celui que lui attribue la constitution moderne, c’est-?-dire le r?le de garant d’une entit? absente, comme telle, en essence ou en nature, du d?bat. Non : la repr?sentation ? laquelle se livrent les scientifiques est celle d’une parole vive, ouverte, risqu?e, embarrass?e, civile, pleine d’incertitudes . Le scientifique parle pour les objets qu’il fait, mais il n’en est pas la bouche. Il parle en leur nom. Dans les sciences, le repr?sentant n’est que le porte-parole. M?me si c’est bien lui qui parle, et personne d’autre. C’est lui qui met en mot ce qui n’existe que sous la forme de graphes, de sch?mas, de mod?les dans le laboratoire. Le r?le ? politique ? du scientifique - son r?le de repr?sentation - commence donc avant m?me le laboratoire, dans le doute qui s’installe ? entamer toute parole ? au nom de ? . Autrement dit, et pour faire bref : d?s qu’il s’agit de parler ? nature ? on se trouve dans la ? politique ?, car d?s qu’il y a ? construction de fait ? il y a repr?sentation. Et donc aussi doute. La s?paration entre ? nature ? et ? cultures ?, ou entre ? science ? et ? politique ? n’existe pas, et n’a jamais exist? autre part que dans les th?ories ?pist?mologiques, philosophiques ou sociologiques de ? la ? Science ou de ? la ? Soci?t? . Il n’y a, en fait, que des ? natures-cultures ?. Ce que Latour appelle ? plurivers ? ou ? monde pluriel ?.
Car en effet, notre monde ? amoderne ? est, comme en t?moignent tous les titres de nos journaux ou de nos ?missions d’actualit? radiophoniques ou t?l?visuelles, un monde d’hybrides o? humains et non-humains sont pris ensemble, dans l’indistinction . Toute la difficult?, aujourd’hui, est alors de tenter de penser les conditions proc?durales de composition du collectif ? politique ? o? humains et non-humains sont repr?sent?s ensemble, parlent ensemble, tentent de r?soudre des probl?mes ensemble, en vue de d?passer la s?paration des pouvoirs institu?e par la Constitution moderne. C’est ? cette t?che que s’est vou? Bruno Latour dans son Politiques de la nature - t?che ensuite relay?e par Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe dans leur programmatique Agir dans un monde incertain . Dans Politiques de la nature, Latour formule les principes g?n?raux qui devraient gouverner les activit?s permettant l’assemblement du collectif humains-non-humains. Scientifiques, politiques, ?conomistes, moralistes, y ont tous quelques devoirs ? remplir, que Callon, Lascoumes et Barthe tentent ensuite d’op?rationnaliser. Chez Latour comme chez Callon, Lascoumes et Barthe, toutefois, on note un grand absent - au m?me titre que l’art - : c’est le droit. Est-ce ? dire que le droit n’aurait aucun r?le ? jouer dans la composition du bon monde commun auquel se voue le collectif humains-non-humains ? Bien s?r que non. Mais, pr?cise Bruno Latour dans une petite note, ce r?le ne d?pend pas de la r?vision amoderne. Parce que, au contraire, le droit ne jouait pas, n’a jamais jou?, dans la cour du modernisme. Il n’a pas d’examen de conscience ? op?rer avant de venir rajouter sa brique ? l’?difice amoderne : ? Le droit, ?crit Bruno Latour, est un peu moins ?quivoque [que …] car il n’a jamais ?t? moderne. ? Le droit n’a jamais jou? le jeu de la s?paration des pouvoirs, des Grands Partages. Pourquoi ? Parce que, dit-il, ? le droit a toujours eu la politesse d’accepter son relativisme et son constructivisme sans en faire toute une affaire. Il sait reconna?tre chez les autres un droit simplement diff?rent ; il accepte de conjoindre positivement r?alit? et fiction. Il est moins ’mouill?’, si l’on ose dire, que la Science, la politique et la morale dans la question de la nature. ?
C’est cette notation qui va nous permettre de faire le lien entre le travail ? cosmopolitique ? de Bruno Latour et son ?tude ethnographique consacr?e au Conseil d’Etat de France . Car en effet, la premi?re erreur de lecture que l’on pourrait commettre au sujet de cet ouvrage, ce serait de le consid?rer comme une monographie autonome, un ouvrage qui se suffit ? lui-m?me. Le projet de Bruno Latour, au contraire, est un projet global. Une des ces ? œuvres ? comme les sciences humaines, toutes pr?occup?es d’empirie et d’?tudes de terrain toujours plus microscopiques, n’osent plus en cr?er. Cette œuvre, Bruno Latour lui a donn?e le nom d’ ? anthropologie syst?matique des formes de v?ridiction ? ou encore d’ ? anthropologie des soci?t?s modernes ? . Mais un tel intitul?, un tel engagement, d?passe largement le simple cadre d’une discipline et d’un objet. Dans un monde o? les hybrides sont partout sauf dans la th?orie, la composition d’un bon monde commun ne peut reposer ni le cosmopolitisme kanto-habermassien, ni sur le multiculturalisme am?ricain (Taylor, MacIntyre). Parce que l’un comme l’autre reposent sur une id?e ? purifi?e ? du politique. Purifi?e des objets. Purifi?e des hybrides. Or si l’on veut pratiquer une politique r?aliste, il est essentiel de pouvoir rendre compte de ces hybrides. Ou mieux : de pouvoir rendre compte du processus d’hybridation (Serres parle pour sa part de ? symbiose ? ) o? se forme le collectif . Et pour pouvoir en rendre compte, il faut pouvoir d’abord rendre compte des modes de prise de parole qui autorisent la discussion concourant ? cette formation. En ce sens, les diff?rents modes de v?ridiction, les diff?rentes paroles qui disent le vrai (c’est-?-dire aussi qui le font), constituent autant de paroles risqu?es, autant de paroles qui interrogent la mani?re dont elles sont formul?es. C’est pour cela que l’annonce disciplinaire et th?orique d’une ? anthropologie syst?matique des modes de v?ridiction ? (on y verra un ?cho de l’ ? anthropologie dogmatique ? dont se r?clame Pierre Legendre ), recouvre le projet politique, ou de philosophie politique, de ? composition d’un bon monde commun ? par construction de collectifs. Dans un collectif humain-non-humain, il n’y a que des repr?sentants qui parlent pour eux au nom de. Au nom des faits inscrits dans les laboratoires. Au nom des corps qui souffrent. Au nom des mod?les ?conomiques. Au nom des dossiers o? se fait le droit. Autrement dit, l’ ? anthropologie syst?matique des formes de v?ridiction ?, en se souciant d’abord de la ? composition d’un bon monde commun ? s’adresse d’abord et nous, occidentaux modernes/amodernes ; elle nous place face ? la n?cessit? d’inaugurer une v?ritable diplomatique cosmopolitique qui requiert que nous soyons capables de pr?senter ? autrui nos v?rit?s comme nous leur requ?rons de pr?senter les leurs .
Le droit, alors, constitue une forme de v?ridiction parmi d’autres . Il y va d’une parole. Mais il y va aussi de gestes. C’est ? examiner ces embarras de paroles et de gestes que Bruno Latour se concentre dans La fabrique du droit. Il y rend m?ticuleusement compte de l’exercice de tension, de torsion, de traduction, de trahison volontaire, qui s’op?re entre les gestes et les paroles dont le Conseil d’Etat de France retentit et la n?cessit? organique et institutionnelle d’y ? instruire ? des cas. Des cas mat?rialis?s dans des dossiers . Ces dossiers, il les suit. Il les regarde grossir, passer de chambre en chambre, se faire manipuler, triturer, interroger. Tout le droit dont les cas sont la cause se trouve et se retrouve d’une certaine mani?re dans la farde o? le dossier est rang?. Parce que, semble dire Latour, le dossier n’est qu’une question de proc?dure. De documents qui se r?pondent en fonction de r?quisits qui permettent de faire m?rir ce dossier jusqu’? ce que l’on puisse enfin d?cider. Jusqu’? ce que l’on doive d?cider. Si l’on en arrive, au Conseil d’Etat, ? dire le droit, c’est parce que toutes les pi?ces qui devaient composer le dossier en mani?re telle que le point de droit devienne discernable, ?vident, visible - qu’il ?merge des documents -, ont effectivement ?t? rassembl?es dans les r?gles. C’est-?-dire que les proc?dures ont ?t? respect?es. Car c’est cela, la proc?dure : c’est tout ce qui convient pour que l’on puisse dire le droit. Pour que la parole juridique puisse ?tre tenue .
Or rien de moins ?vident que cette ? proc?dure ?. C’est l? le premier enseignement de l’enqu?te de Bruno Latour. Les ? proc?dures ? officielles par lesquelles un dossier se dresse ne semblent a priori que des abstractions. Or ces diff?rentes ? proc?dures ? recouvrent d’abord autant de gestes pratiques, concrets, quotidiens, presque anecdotiques, des membres du Conseil d’Etat - gestes que Bruno Latour appelle ? microproc?dures ?. Ce qu’il vise par ce mot, ce sont toutes les petites interactions, les conversations, les coups de t?l?phone, les m?mos, l’autorit?, l’humour et le langage ch?ti?, par lesquels les membres p?sent ? chaque instant le dossier. Est-il suffisamment lourd pour pouvoir entra?ner un arr?t ? Comment mettre en relation ces deux ensembles de textes : ? d’une part les documents ad hoc contradictoires, produits pour l’occasion et par l’occasion, m?moires et productions diverses et, d’autre part, des textes imprim?s, autoris?s, vot?s, reli?s, soigneusement rang?s dans les rayonnages des biblioth?ques. ? ? Comment mettre en relation le droit en souffrance et le droit en vigueur ? Voil? la question. Les quatre premiers chapitres de son ouvrage y sont consacr?s. Latour y dresse le tableau de ces microproc?dures comme autant de gestes qui traversent la dur?e d’une ?preuve - l’?preuve de l’ ? affaire ? - et y modifient un certains nombres d’ ? objets de valeur ? comme l’autorit? des agents participant au jugement, le cheminement de la requ?te se d?pla?ant ? travers les obstacles de l’?preuve, l’organisation des affaires, l’int?r?t des affaires, les poids des textes, les moyens obligeant ? relier ces textes ? des affaires, etc. Car, comme le note Latour, ? [d]ans le raisonnement juridique, tout compte ? . Mais on voit alors que si le dossier, ce dossier, est, d’une certaine fa?on, le lieu du droit ? lui-m?me ?, il est aussi le lieu de beaucoup plus que cela. Ce qui passe dans les feuillets des dossiers qui s’ouvrent et se ferment dans les salles du Conseil d’Etat, c’est en r?alit? tout le droit, toute sa configuration, tout ce qui en fait un paysage. En ce compris le Conseil d’Etat lui-m?me .
Un tel constat implique alors un ? concept ? de droit ?minemment neuf. Eminemment neuf parce que, pr?cis?ment, ce n’est pas un ? concept ?, au sens o? Hart pr?tendait, par son usage tout analytique, distinguer la nature pourtant indiscernable du droit . C’est-?-dire une figure de langage d?finissante, cl?turante, identifiante, d?terminante. Il s’agirait plut?t d’un ? concept ? au sens de Deleuze et Guattari : une multiplicit? au ? contour irr?gulier, d?fini par le chiffre de ses composantes. ? Ce qui est important, ce n’est plus tellement de r?int?grer le droit dans l’ordre du discours juridique, dans sa structure disciplinaire, dans ses d?terminants r?gulatoires, comme le disait Michel Foucault , mais plut?t de le voir prolif?rer dans les passages o? il se fait, c’est-?-dire chaque fois qu’il y a ? mise en relation d’une esp?ce avec un corpus de textes ? . Car, pour Bruno Latour, s’il y a du droit, c’est en passage . Et c’est uniquement dans l’observation cartographique des zones de passage, de leurs h?sitations et de leurs embarras que le faire-le-droit r?v?le les possibilit?s de le dire . Ainsi des feuillets des dossiers et des conversations informelles. Ainsi des hi?rarchies subtiles et de la disposition des lieux. Ainsi des ? symboles ? (Legendre parlerait d’ ? embl?mes ?) par lesquels le Conseil d’Etat accepte de se faire repr?senter. Ainsi encore de la r?ticence des membres ? parler en leur nom, leur rapport goguenard ? l’ethnographe . Dans tous ces lieux, ces personnes et ces objets, il y a du droit qui passe. Mais pas du droit comme tel. Le droit n’est pas un esprit qui ? habiterait ? ses lieux comme sa maison. C’est l? qu’est toute l’originalit? de ce ? concept ? de droit que tente de faire ?merger Bruno Latour. Ce concept ne tente pas de synth?tiser ou de distiller l’essence du droit de la diversit? de ses manifestations . Ce concept tente plut?t de faire respirer cette diversit? depuis les passages o? elle se diss?mine, s’agite, se performe - ? partir du cas d’esp?ce. Il ne s’agit pas d’un concept animiste, mais d’un concept constructiviste .
Le concept de droit de Bruno Latour est donc actif : le Conseil d’Etat est bien une fabrique. On y travaille en poste. A la cha?ne . Mais ce concept est aussi suppressif. C’est-?-dire qu’il op?re un d?placement du champ juridique qui disqualifie aussi bien les pr?tentions de la th?orie du droit ? fournir des interpr?tations du ? concept ? de droit, que celle de la sociologie juridique ? en donner l’explication sociale des ph?nom?nes . Comment cela ? C’est dans le dernier chapitre de son ouvrage que Latour c?de, comme il le dit, ? aux figures impos?es de l’explication et de la th?orisation ? . Quant ? son enqu?te ethnographique entre les pages des dossiers, dans les couloirs du Conseil d’Etat, entre les bureaux et les si?ges des diff?rentes chambres, devant les casiers ou les volumes du Lebon, elle s’arr?te aux passages du droit. C’est tout. Latour ne va pas plus loin. Son ? concept ? de droit s’arr?te aux passages. Selon Latour, il n’y de droit qu’en passages. Une multiplication de passages o?, d’apr?s lui, le droit se trouverait tout entier. Il va donc falloir faire avec. Mais que dire, alors ? Comment ? [p]arler du droit ? ? Comment en parler lorsque ? [t]out se passe comme s’il n’y avait pas de degr? dans le droit : ou bien on y est tout entier, ou bien on n’y est pas du tout et l’on parle d’autre chose ? ? Pr?cis?ment par la tautologie, r?pond Bruno Latour : ? Pour d?crire le droit de fa?on convaincante, il faut ?tre d?j?, par un saut, install? en lui. ? Ce qui implique deux choses : d’abord que pour parler de droit il faut ?tre conseiller, ou plus g?n?ralement juriste . Car le droit n’est que ce quelque chose auquel se r?f?rent sans r?pit les membres du Conseil d’Etat, ce quelque chose au sujet duquel ils s’interrogent ? sur la qualit? de leur relation avec ? elle . En d’autres mots : c’est ? le Droit avec un grand ’D’ [qui] est le destinateur incontest? de tous leurs actes de langage [aux conseillers, aux juges, aux juristes]. ? Cela implique ensuite que le droit comme lieu est un lieu entier, et un lieu d’?ternit?. ? Il faut, dit Bruno Latour, qu’il soit toujours d?j? n?. ? A parler du droit, on en est bien ? parler de tout le droit, d’hier, aujourd’hui et m?me demain. Le droit ne s’invoque que comme totalit? :
? Pas ?tonnant qu’en parlant de droit on parle toujours de tout le droit : c’est que l’on essaie par un acte d’?criture quasiment obsessionnel d’attacher ensemble et de lier contin?ment tous les actes successifs qui constituent tous les temps, les lieux et les personnes, par un pavage ininterrompu qui peut en principe mener, le long d’un cheminement de signatures, d’actes et de d?crets, d’un point quelconque ? tous les autres. Difficile de nier que le droit ait ? voir avec une forme particuli?re de mobilisation de la totalit? de l’esp?ce. ?
Et c’est bien pour cela que Bruno Latour peut se permettre de renvoyer ? leurs ?tudes aussi bien th?oriciens du droit que sociologues du droit. Le grand probl?me des seconds, en effet, c’est qu’ils refusent de ? faire confiance ? au droit. Pour les sociologues, le droit doit toujours s’indexer, comme une pi?ce rapport?e, au fonctionnement d’une totalit? close, la ? soci?t? ?. Toute pr?tention ? l’autonomie ne peut ?tre que le fait d’une sp?cialisation d’un champ donn? ? l’int?rieur des structures de fonctionnement d’une soci?t? sp?cifique. Le langage constitutivement autonomiste en droit ne pourrait ?tre alors que le r?sultat de la dissimulation ou la d?n?gation d’une r?alit? sociale (par exemple, chez les w?b?riens, l’exercice de la violence l?gitime) par euph?misation . Or, r?plique Bruno Latour,
? comment expliquer le droit par l’influence d’un contexte social, alors qu’il [le droit, LDS/SG] secr?te lui-m?me une forme originale de mise en relation contextuelle de personnes, d’actes et d’?crits, si bien que l’on aurait grand-peine ? d?finir la notion m?me de contexte social sans recourir aux v?hicules du droit ? Il n’y a pas de m?talangage plus fort pour expliquer le droit que le langage du droit lui-m?me. Ou, plus exactement, le droit est ? lui-m?me son propre m?talangage. ?
Dire cela, toutefois, n’est pas enti?rement donner raison ? ceux que Latour appelle ? internalistes ? . Et notamment certains th?oriciens du droit. Car si le droit poss?de ce trait ?tonnant d’ ? autochtonie ?, il ne faudrait pas pour autant croire, comme le font par exemple Luhmann ou Teubner, qu’il fonctionne en vase plus ou moins clos, plus ou moins ouvert. ? Au contraire, ?crit Latour, le droit est m?l? ? tout - et il le dit. ? C’est-?-dire que ? [l]e droit juridicise toute la soci?t? qu’il saisit comme totalit? ? sa fa?on particuli?re. ? Ni autonome puisqu’il n’est jamais distinct d’une ? soci?t? ? qui existerait en propre, ni h?t?ronome parce qu’il ne c?de jamais aux ? d?terminations sociales ? au point de perdre la plus petite once de sa sp?cificit?, ? le droit plonge partout sans avoir de domaine propre. […] sans le reste qui le tient, le droit ne serait rien. Reste qu’il tient tout, ? sa fa?on. ? Le droit n’est qu’une question de tenue, de lien. ? Faire la liaison, […] tisser le social, c’est l? le droit m?me. ? Mais ? nouveau, il ne faut pas confondre. Dire que le droit ? tisse le social ?, ce n’est pas en faire l’instrument d?sincarn? d’un devenir-soci?t? de la soci?t?. Le droit n’est pas cet outil d’une institution inscrite dans un grand transcendant dont il serait le v?hicule et qui saisirait tout, enti?rement. Au contraire : le vinculum iuris est petit. Les liens se tissent dans tous ses lieux de passage o? les juristes ont l’habitude de les pister. Le droit ne tombe pas du ciel ou n’?mane pas de la ? conscience du peuple ?. Non, dit Latour :
? [s]’il [le droit, LDS/SG] tient tout, s’il permet de relier toutes les personnes et tous les actes, s’il autorise, par un cheminement continu, ? brancher la Constitution sur un cas minuscule, c’est aussi parce qu’il ne pr?l?ve dans toutes les situations qu’une minuscule partie de leur essence. Son tissu ressemble ? un filet ajour?. C’est ce que le sens commun retient de son mouvement en le qualifiant de froid, formel, pointilleux, abstrait, vide. Eh oui, vide il doit l’?tre ! Il se m?fie du plein, du fond qui le ralentirait, qui l’alourdirait, qui lui interdirait de mettre en relation, par son cheminement propre, ce qu’il retient du monde. S’il peut aller partout et rendre tout coh?rent, c’est ? condition de laisser tomber presque tout. ?
Le trait principal du droit est sa superficialit?. S’il peut tout lier, c’est justement parce qu’il ne fait qu’effleurer l’essence des situations, des personnes et des actes qu’il relie : ? les apparences sont tout, le fond n’est rien. ? Les juristes, instruits ? l’?cole du d?sint?ressement, celui requis pour pouvoir parler droit, ne sont pr?occup?s que d’effets de surface. Mais uniquement parce que les liens eux-m?mes sont un probl?me de surface. Ils sont flottants. C’est ce qui fait leur fragilit?, mais aussi leur prix. Et donc l’importance du droit. Quel int?r?t, alors, ? surcharger ce droit ? des vertus impossibles de la souverainet?, de la loi, de la morale, du lien social, de la justice, de la politique, de la religion m?me ? ? A trop vouloir lui faire dire et lui faire faire, on l’accable, on le paralyse. A proprement parler, on le rend irrepr?sentable. Il devient cet ? ?ne charg? de reliques ? dont parlait Garapon, ce Droit avec un rand ? D ? qui rend invisible le droit tel qu’il se pratique. On l’emp?che de se consacrer ? sa t?che si menue et si d?licate de tissage. On le surcharge d’autres travaux. Des travaux inutiles, trop grands et trop durs pour lui.
? Rien que de la surface, rien que des filaments, rien que des filets, mais des liaisons qui vont vite et qui vont droit et qui nous emberlificotent, et qui nous tiennent, et qui nous prot?gent - ? condition qu’elles restent ? la surface, qu’elles engagent peu, et que l’on reste soi-m?me ? la surface, peu engag?, afin de la suivre et de les interpr?ter ?,
voil? le droit des juristes. Ni plus, ni moins. Pas de grande mission, pas de grand discours, mais une multitude de petits travaux. ? Le droit ne sauve pas, il n’humanise pas, il n’administre pas, il n’?conomise aucun tracas. Le droit ne remplace rien d’autre. ? Mais alors, pourquoi les th?oriciens s’obstinent-t-ils ? multiplier les grands discours sur le droit, ? pleurer sa crise, ? pister des mutations ? Car en effet, ce droit petit ou la petitesse de ce droit ne datent pas d’hier. Leur t?che est imm?moriale. Le temps du droit n’est pas celui de la soci?t?. Alors oui, on a tent? de le r?inscrire dans une histoire, histoire sociale, histoire politique. On a voulu faire du droit une question de ? r?gles ?, et donc de sanction, d’application, etc. Mais il n’y a pas, en droit, de r?gles comme telles . Il n’y a que des fictions qui ressoudent et recollent ce qui ?tait d?li? ; qui refroidissent et rassurent dans les situations br?lantes. Et c’est tout. Le droit ne remplace pas, ne remplacera jamais la n?cessit? de penser le lien politique. Car ils ne sont pas identiques. La t?che de rassemblement du collectif, d’abouchement des humains et des non-humains, voil? une t?che ? politique ?. Une t?che d’ ? ?cologie politique ?. Le lien politique est dans cet abouchement. Le lien juridique, lui, tisse son r?seau de textes pour pouvoir, ? la fin, ? imputer ? un locuteur ce qu’il a dit. ? Le lien juridique, le vinculum iuris, est une parole qui ne remplace nulle autre ; une parole qui lie mais qui ne substitue rien ? rien. C’est pour cela aussi qu’il faut refuser que le droit assume cette fonction th?rapeutique que certains voudraient lui reconna?tre. Non, un deuil ne s’op?re pas dans une salle d’audience. Non, le dire du droit ne sauve pas. Le proc?s n’est pas un rituel, le tribunal un lieu symbolique, la sc?ne juridique une th?rapie. Au contraire, le travail du droit, c’est la pragmatique du lien et du lieu, de la parole qui formule une plainte ? celle qui formule le droit.
Ni autonome ni h?t?ronome, ni affaire de r?gles ni affaire de justice, ni symbolique ni r?el, le droit, n?anmoins,
? est bien un mode d’exploration de l’?tre-en-tant-qu’autre, un mode d’existence propre, […] il a bien son ontologie particuli?re, […] il engendre de l’humain sans ?tre lui-m?me fait par lui, […], il appartient bien ? la cat?gorie prestigieuse des ? faitiches ?. Ce qu’il fait, aucun autre r?gime d’?nonciation ne le fait : il garde la trace de tous les d?brayages pour inlassablement rattacher, par le cheminement p?rilleux de la signature, de l’archive, du texte, du dossier, les ?nonc?s ? leurs ?nonciateurs. ?
Voil? pourquoi le droit fait partie, ? sa fa?on, de ce qui fait le cœur de notre humanit?, de ce qui fait les Occidentaux et les distingue. En effet, sans le musique discr?te du droit,
? […] on aurait perdu la trace de ce que l’on a dit. Les ?nonc?s flotteraient sans jamais pouvoir retrouver leurs ?nonciateurs. Rien ne lierait ensemble l’espace-temps en un continuum. On ne retrouverait pas la trace de nos actions. On n’imputerait pas de responsabilit?. N’est-ce pas suffisant pour se pr?senter dignement devant les autres peuples ? Pour leur demander de respecter notre Etat de droit ? ?
Ce n’est qu’en r?f?rence ? ce travail de rattachement, de liaison, de tissage et d’assignation qu’il est possible de r?int?grer le droit au sein de l’ ? ?cologie politique ?. Lorsque l’on d?gage la sp?cificit? de son r?gime d’?nonciation, il devient en effet ?galement possible de distinguer d’une mani?re plus claire ce qui s?pare le droit des sciences. Dans la Constitution moderne, une force quasi l?gislative ?tait reconnue ? la Science tandis que le droit ?tait index? sur les requisits de scientificit? qui ?taient aussi ceux de la Science : la confusion des langages ?tait totale ; la domination d’un ? paradigme ? scientiste moderne sans conteste - jusqu’au sein du droit . Au contraire, dans le dessein de la proclamation d’une Constitution amoderne bas?e sur l’amodernisme r?el des pratiques d’hybridation, si ? nature ? et ? culture ?, ? politique ? et ? Science ? ne sont plus s?par?s, et si le rattachement du droit ? la ? soci?t? ? n’est plus possible, leurs t?ches respectives deviennent enfin visibles. Quelle est la diff?rence entre droit et sciences ? Celle-ci :
? Le fait du dossier juridique - une fois l’instruction termin?e […] - d?finit un espace clos, rendu plus ou moins indiscutable par l’accumulation des pi?ces et sur lequel on n’aura bient?t plus ? revenir. Le fait constitue plut?t ce dont on cherche ? se d?barrasser le plus vite possible pour passer ? autre chose, le lien juridique, qui est le seul point important parce qu’il est celui qui requiert toute l’attention des juges. Mais au laboratoire le fait occupe deux positions contraires : il est ? la fois ce dont on parle et ce qui va trancher de ce que l’on affirme ! […] On ne peut donc jamais vraiment s’en d?barrasser pour passer ? autre chose de plus important. ?
C’est le statut du fait qui permet de distinguer droit et science, et d’am?nager leur r?le dans la cosmopolitique de convocation du plurivers. ? En droit, si vous tenez le droit, vous ne tenez pas un seul fait dont le surgissement impr?vu vous surprendra toujours ; en science, si vous tenez la th?orie, vous devez pouvoir, par elle, revenir aux faits dont vous ?tiez partis - et m?me en pr?voir de nouveaux. ? C’est-?-dire que dans le travail de textes qui est celui du droit - travail dont les sciences, nous l’avons dit, partagent la condition -, il ne s’agit jamais que d’abstractions. Le fait est une machine juridique. Le fait, en droit, est pratiquement conceptuel - comme on dit de l’art qu’il est conceptuel, c’est-?-dire d?mat?rialis?, hypoth?tis?. Le fait, comme hypoth?se, est d?j? du droit. C’est pour cela que sa ? r?alit? ? reste ? la porte. C’est pour cela que, d?s la plainte, tr?s concr?te, enracin?e dans une douleur ou une col?re, les formes le saisissent.
En sciences, au contraire, le fait est t?tu. Il est fait, peut-?tre, mais ce n’est pas pour autant qu’il en devient docile ou contournable. Le fait, en science, n’est ni domestiqu? ni p?riph?rique. Au contraire, il est partout et il insiste. Les scientifiques ne peuvent jamais le traiter comme une hypoth?se qui le c?derait au d?roulement tout intellectuel des protocoles, des d?monstrations ou des calculs. Ce fait ? fait ? des scientifiques est tr?s concret. Et c’est pourquoi il reste toujours en question. Son insistance, sa r?sistance, font qu’on ne peut jamais le tenir pour acquis. Il continue, m?me transform? en ? bo?te noire ? du savoir, ? nourrir les controverses, ? forcer des dynamiques, ? obliger des regards. En droit, il n’est pas question de controverse. En droit, au contraire, tout est fait pour ?viter la controverse. Le fait n’a pas le droit de poser probl?me, en fin de compte. Saisi par le droit, manipul?, alt?r? par lui au cours du traitement du dossier, le fait n’a pas ? r?sister. Il a ? satis-faire. Il doit permettre qu’? un moment l’on dise ? assez ! ? (satis). Que l’on d?cide. Que l’on tranche. Que l’on arr?te.
Dans un paysage cosmopolitique, la n?cessit? de mise en risque - comme dit Isabelle Stengers - est essentielle ? la composition continu?e du bon monde commun . Mais cette mise en risque propre au travail scientifique comme au travail politique ne permet pas le jalonnement. Il ne permet pas de r?pondre ? la question ? O? en sommes-nous ? ?, ? moins de consid?rer que tout le monde est en m?me temps politicien et scientifique ; que l’int?r?t aux controverses des personnes ? int?ress?es ? est un int?r?t ? la poursuite de ces controverses. Or ce n’est pas le cas. La fuite en avant que la parano?aque du risque induit insatisfait . Elle ne permet pas de dire ? assez ! ? Le droit, lui, permet cela. Il est un des outils du ralenti. Il temporise ; il impose des moments de r?pit . Tout, d?j?, s’y passe tellement lentement, avec tellement de pr?cautions, tellement de reprises, tellement de prudence (prudentia). La d?licatesse du tissage juridique est d’abord une lenteur, Bruno Latour l’a bien rappel?. Or, de cette lenteur, le nouveau collectif cosmopolitique ? deux chambres a imp?rativement besoin : ? les deux assembl?es ont pour r?sultat de produire, ? un moment donn?, ce qu’on pourrait appeler des ? ?tats de faits de droit ?, de facto de iure. ? L’arr?t du ? assez ! ? est essentiel au bon fonctionnement des deux chambres . Le droit, par l’op?ration de tissage de liens qu’il op?re, participe de ce coup d’arr?t. Il participe du ralentissement g?n?ralis? qui est n?cessaire ? l’ ? ?cologie politique ?.
* * *
Voil? donc, bross? ? grandes lignes, ce que Bruno Latour ?crit au sujet du droit. Pour cl?turer cette pr?sentation, nous souhaitons maintenant formuler quelques interrogations, quelques doutes, quelques g?nes aussi, que nous ?prouvons ? l’?gard de son travail. Ces interrogations nous semblent concerner trois lieux privil?gi?s de son enqu?te : la division du livre de Bruno Latour en deux parties distinctes et le choix du Conseil d’Etat de France comme terrain d’enqu?te d’abord ; la restriction du champ des pratiques juridiques ? la pratique de la juris-diction sur dossier au d?triment de la r?flexion sur la d?cision ensuite ; l’insertion de La fabrique du droit dans le projet latourien d’une ? anthropologie syst?matique des formes de v?ridiction ? et la relation du droit avec le projet cosmopolitique de l’?cologie politique enfin.
A - Bruno Latour tire de l’enqu?te ethnographique men?e sp?cifiquement sur le terrain du Conseil d’Etat de France (qui constitue la premi?re partie et plus de deux tiers de son ouvrage) un ensemble de consid?rations th?oriques g?n?rales au sujet du droit, consid?rations qu’il traite sous le signe de la concession dans le dernier chapitre de son livre. Il n’est pas indiff?rent qu’il formule ces consid?rations comme s’il se pliait ? un ? exercice oblig? ?. A l’en suivre, en effet, rien en principe ne lui permettrait de les formuler. Ne disait-il pas lui-m?me qu’en tant qu’anthropologue perdu au milieu des gestes et des mots de conseillers, il lui manquait ? tout ? pour pouvoir parler de droit - ? tout ?, c’est-?-dire le fait m?me d’?tre conseiller ? Comment imaginer alors qu’ayant admis cela, Bruno Latour puisse se permettre d’en fin de compte parler ouvertement - et avec quelle force ! - du droit lui-m?me ? A premi?re vue, il s’agit l? d’un paradoxe difficilement surmontable.
Il nous semble que la meilleure mani?re de sortir de ce paradoxe, et donc de pouvoir prendre au s?rieux les consid?rations th?oriques que formule Bruno Latour, est de lui contester la proposition qui veut que pour parler de droit au Conseil d’Etat ou ailleurs - c’est-?-dire, pour ? dire le droit ? aussi bien que pour ? parler du droit ?, vu que, comme il le rappelle, il n’y a pas de m?talangage en droit - il faut ?tre conseiller, juge ou juriste. Cette proposition peut ?tre logiquement contest?e de deux mani?res, en fonction des cons?quences que l’on peut pr?tendre attacher ? celle-ci. Premi?re hypoth?se : la proposition de Bruno Latour est fausse en soi ; pour parler de droit, il ne faut pas ?tre juriste. On peut ?tre anthropologue, sociologue, philosophe, politicien ou journaliste, et parler valablement de droit. Or, vu qu’il n’y a pas de m?talangage en droit, cela entra?ne pour cons?quence qu’en d?finitive tout le monde peut parler valablement de droit : comme il n’existe pas de m?tacrit?re pour d?finir les conditions de la prise de parole juridique, il n’existe donc pas de cat?gorie d?finie de la population qui puisse avoir vocation ? y r?pondre ? l’exclusion des autres. Deuxi?me hypoth?se : la proposition de Bruno Latour est correcte, mais ses cons?quences sont mal ?valu?es. Dans ce cas, il faut admettre avec Bruno Latour que pour parler de droit, il faut en effet ?tre juriste. Le probl?me, c’est que Bruno Latour lui-m?me ne l’est pas. De sorte que s’il peut parler de droit malgr? tout, c’est qu’il y a autre chose que la qualit? de conseiller, juge ou juriste qui le permet. Quelque chose de forc?ment commun aux juristes et ? l’anthropologue (ou au journaliste, etc.), et de d?terminant quant ? la d?finition de la capacit? de parole juridique. Dans cette hypoth?se, il faut donc admettre que chacun est juriste ? sa mani?re.
Par cons?quent, toute la question est de savoir si Bruno Latour serait d’accord ou pas d’accepter, en plus de sa propre proposition, l’une ou l’autre de ces contre-propositions. Pour notre part, nous croyons que leur objet, ? l’une comme ? l’autre, tombe sous le sens : si la juris-diction tient d’une proc?dure de v?rit? qui fonctionne comme totalit?, il semble logique de consid?rer que cette v?rit? doit ?tre une v?rit? pour tous. Alors certes, du point de vue proc?dural, il existe des modalit?s de la d?cision juridictionnelle qui font que celle-ci s’applique en effet ? tous (erga omnes). Mais on sait toutefois que ce n’est pas le cas pour les d?cisions du Conseil d’Etat de France, qui tranche pour le cas d’esp?ce. De sorte qu’en inf?rer la constitution d’une v?rit? telle que l’ensemble de la soci?t? en soit tenue ou y soit li?e, comme le fait Bruno Latour, implique la t?che difficile de d?finir les modalit?s de reconnaissance de celle-ci, c’est-?-dire pr?ciser comment il serait logiquement possible de passer d’une r?gle d’application (au cas d’esp?ce) ? une norme d’explication (le droit est une v?rit? pour tous). Or il nous semble que la mani?re la plus ?conomique de r?gler ce probl?me est de l’?carter en postulant que la v?rit? juridique elle-m?me se constitue dans les liens que le droit tisse, et pas uniquement par eux. Autrement dit, toute personne est repr?sentante de la v?rit? du droit parce que toutes la constituent en l’habitant. Il n’y a pas de monopole de la parole juridique qui tienne, en droit, ? moins de se condamner au paradoxe que Bruno Latour r?v?le.
La r?solution de ce premier paradoxe nous para?t aussi pouvoir permettre de comprendre (et d’admettre, m?me si c’est avec des restrictions) pourquoi Bruno Latour peut se contenter d’enqu?ter au sujet du Conseil d’Etat de France lorsqu’il se lance dans un travail sur le droit comme proc?dure de v?ridiction dans les soci?t?s occidentales. Car ici aussi, on semble en plein paradoxe : d’une part une t?che tr?s vaste, et d’autre part un terrain tr?s restreint. Plus que restreint : tr?s sp?cifique, tr?s particulier. Or, comment rejointoyer celui-ci et celle-l? ? Nous voyons deux m?thodes possibles pour r?soudre ce probl?me : l’exemple et l’exp?rience. Dans le cas o? elle constituerait un simple exemple, l’analyse ethnographique du Conseil d’Etat de France n’aurait qu’une valeur d?monstrative : c’est la ? th?orie ? qui serait premi?re et le Conseil d’Etat n’en serait que le t?moin exemplaire, de sorte que la ? th?orie ? de Bruno Latour - son ? concept ? de droit dont nous avons montr? plus haut la sp?cificit?, le caract?re ? chevelu ? - s’y verrait confirm?e dans les faits. Par l’exemple, on verrait s’op?rer une jonction de type r?aliste-d?ductiviste entre les deux parties de La fabrique du droit, qui ferait d?couler logiquement la premi?re de la seconde. Mais se pr?senterait alors une difficult? quant ? l’ordre de pr?sentation du livre : dans le cas de l’exemple, le fait que l’enqu?te ethnographique ouvre le livre pourrait ?tre reproch? ? Bruno Latour comme une tentative de l?gitimation de son travail a posteriori. C’est-?-dire donner naissance au soup?on qu’il aurait ?crit son livre d’une mani?re inverse ? celle suivant laquelle il l’aurait con?u. Dans ce cas, les valeurs descriptive et explicative de son enqu?te ne r?sideraient en derni?re instance que dans une petite astuce de maquette. Or il nous semble aller de soi que ce reproche ne peut ?tre retenu contre Bruno Latour. Tout le travail qu’il m?ne depuis vingt-cinq ans, La fabrique du droit inclus, nous semble au contraire constituer la d?monstration irr?futable de son souci tr?s aigu de respecter un certain ordre m?thodique ou m?thodologique qui devrait conduire jusqu’au plus suspicieux des lecteurs ? admettre la bonne foi de Bruno Latour lorsqu’il dit ? c?der ? en fin de livre aux n?cessit?s de la th?orisation.
Reste alors une seconde m?thode d’articulation possible des deux parties de La fabrique du droit : l’exp?rimentation. Dans cette seconde hypoth?se, il faut avant tout admettre le bien-fond? de l’ordre du livre : d’abord l’enqu?te ethnographique, ensuite l’expos? th?orique, ?tant entendu que c’est le second qui proc?de logiquement de la premi?re et non l’inverse. Il faut donc comprendre le livre comme suit : lors de son enqu?te au Conseil d’Etat, Bruno Latour aurait tent? une exp?rimentation anthropologique dans le champ juridique. Mais si c’est le cas, il faut aussi admettre que se livrer ? une enqu?te ethnographique au Conseil d’Etat de France plut?t qu’ailleurs n’?tait pas fortuit. Il y a une d?cision derri?re le choix de ce terrain. Il faut qu’une certaine hypoth?se - qui n’est donc pas une th?orie, puisque celle-ci arrive ensuite - ait conduit Bruno Latour ? se pencher sur le Conseil d’Etat. Cette hypoth?se, malheureusement, demeure assez peu explicit?e. Bruno Latour indique juste que ? [s]’il existe une occasion d’?tudier le droit ’pur’ c’est bien celle offerte par le Conseil. ? Ce que nous pouvons nous semble-t-il nous permettre de traduire, si nous repla?ons ces propos dans le cadre du travail g?n?ral de Bruno Latour o? - de son propre aveu - est ins?r? La fabrique du droit, par : ? Le Conseil d’Etat de France, du fait du haut degr? de purification de la v?rit? juridique qui a vocation ? s’y op?rer, constituait un lieu d’enqu?te privil?gi? pour une d?marche anthropologique dont l’objet ?tait de toucher aux modes de constitution de la v?rit? juridique - c’est-?-dire aussi de sa r?alit? ou de son objectivit? - en tant que celle-ci s’obtient pr?cis?ment par purification. ?
Pour passer de la sibylline note d’intention de Bruno Latour ? notre ? traduction ? de cette note d’intention, il convient que nous justifions le dernier membre de cette traduction, sauf ? consid?rer - ce que nous ne ferons pas - que le travail de Bruno Latour se r?sumerait ? une simple tautologie ou ? la simple confirmation d’une hypoth?se qui serait par ailleurs enti?rement form?e. Toute la difficult? r?side ici dans la d?termination du contexte du mot ? purification ?. Il y a en effet une diff?rence entre la purification comme r?sultat et la purification comme travail. Et nous croyons que l’hypoth?se de Bruno Latour visait la purification comme r?sultat - le droit est une v?rit? ? pure ? - tandis que la purification comme travail n’?tait que la raison qui permettait de d?finir le bien-fond? de cette hypoth?se. Pour le dire autrement : ce n’est que parce qu’il y avait ? l’œuvre dans la pratique du Conseil d’Etat quelque chose comme un travail de purification (construction dans le dossier de liens abstraits mais constituant un tissu immanent ? partir du limon des faits) que l’hypoth?se qui voulait que le droit rel?ve de la ? puret? ? d’une v?rit? a pu ?tre admissible. Or, cette confirmation n’?tait observable qu’en ?prouvette - c’est-?-dire au Conseil d’Etat de France, lieu o? la question du droit ? pur ? ne se pose pas ; elle s’y observe en actes, en gestes et en paroles.
De cela, on pourrait reprocher ? Bruno Latour le caract?re r?ductionniste de son enqu?te. Car, une fois de plus, il pourrait avoir tort de partir en qu?te d’un droit ? pur ? ou d’un droit qui aurait vocation ? constituer le fond de sa propre v?rit?. Qu’en serait-il si le droit ?tait tout sauf pur ? Qu’en serait-il s’il relevait de tout autre chose que des modalit?s de constitution d’une v?rit? ? Qu’en serait-il si le droit relevait au contraire de l’impur et du soup?on ? De la salet? et du mensonge ? Bruno Latour ne semble pas r?pondre ? ces questions. Son enqu?te au Conseil d’Etat lui en permet apparemment l’?conomie : il les r?gle en consid?rant que ce qui ferait le fond du droit - c’est-?-dire, paradoxalement, sa surface formelle - ce serait son caract?re de fiction cr?atrice de liens d’imputation. Autrement dit, le droit rel?verait du paradoxe suivant : il ne constituerait une v?rit? qu’en tant qu’il aurait le pouvoir de mentir vrai. En droit, le mensonge serait la v?rit?. Et c’est en cela, bien s?r, qu’il pourrait ?tre dit ? contrefactuel ?. Toutefois, cette r?ponse ne nous satisfait qu’? moiti?. Il nous semble qu’en liant logiquement enqu?te ethnographique et expos? th?orique autour de la figure du Conseil d’Etat, Bruno Latour fait beaucoup plus qu’expliciter le caract?re paradoxal du droit - qu’il ne nous viendrait au demeurant pas ? l’id?e d’infirmer. Il nous semble que son travail s’av?re bien r?ducteur au-del? de l’explicitation de ce paradoxe. Qu’il omet un pan consid?rable de la r?alit? de ce paradoxe du droit, du fait m?me de son hypoth?se. Du fait m?me que ce qui se passe au Conseil d’Etat de France est trop beau pour ?tre vrai, c’est-?-dire, puisque nous parlons de droit, pour ?tre vraiment faux .
Sous une forme vulgaire, notre argument peut signifier ceci : Bruno Latour n’est pas fond? ? se livrer, f?t-ce sous la forme d’un exercice impos?, ? une ? th?orie du droit ? sur base de l’observation ethnographique du Conseil d’Etat, dans la mesure o? le fonctionnement de celui-ci n’est pas repr?sentatif du fonctionnement de institutions juridiques (et non pas seulement judiciaires) qui ont vocation ? mobiliser le droit, ? le constituer et donc, en derni?re instance, ? le dire. Cela ne signifie bien s?r pas que le dernier chapitre de La fabrique du droit aurait ?t? meilleur si Bruno Latour avait aussi analys? les tribunaux de cantons, les justices de paix, les bureaux des grands et moins grands cabinets d’avocats, les entreprises de consultance juridique, etc. Cela signifie au contraire qu’en n’examinant le droit que sous sa forme par hypoth?se la plus ? pure ?, Bruno Latour en est arriv? ? ne consid?rer le paradoxe juridique du pur et de l’impur, du vrai et du faux, que sous la forme elle-m?me purifi?e de liens quasi-ang?liques, quasi-intercordiaux. De sorte qu’il n’a pas pu et pas voulu voir combien, ? l’inverse, ces liens s’av?raient eux-m?mes salis, pollu?s, trich?s. Combien le fait m?me de la construction de ces liens ?tait pr?cis?ment ce que le droit prenait pour objet. Combien, en d’autres termes, le paradoxe du droit ?tait lui-m?me l’objet du travail juridique - et non sa cons?quence. C’est le droit lui-m?me qui est la construction du devenir-impur des liens d?j? existant. Le droit rend opaque ce qui ?tait clair. Du point de vue du droit, il n’y a pas cr?ation de liens ou redistribution de ceux-ci, mais m?tamorphose permanente de la fa?on dont nous sommes li?s. Et cette m?tamorphose, il l’op?re ? la fois tr?s en amont et tr?s en aval du Conseil d’Etat. C’est-?-dire de la premi?re id?e du r?dacteur de lois dans un cabinet minist?riel ou une administration jusqu’aux conversations de caf? et aux ?ditoriaux des quotidiens.
B - La source de ce malentendu nous para?t pouvoir ?tre identifi?e dans le v?ritable f?tichisme du dossier propre aux conseillers et que Bruno Latour met en sc?ne dans son livre. Nous l’avons en effet d?j? dit : pour Bruno Latour, il n’y a de droit qu’en passages, c’est-?-dire dans la multiplication des gestes qui composent un va-et-vient permanent entre les pi?ces qui s’ajoutent au dossier et les volumes du Lebon. Sans ces pi?ces et sans le dossier qu’elles composent, ? l’?vidence, il n’y aurait pas de droit. Mais pourquoi n’y aurait-il pas de droit ? Parce qu’en l’absence de dossier manqueraient l’ensemble des gestes et des mots ?chang?s par les conseillers tout au long de l’?tablissement du dossier ? Parce qu’en l’absence de dossiers les ? passages ? entre conseillers, entre services, entre devoirs d’enqu?te, n’existeraient tout simplement pas ? A ces questions, nous croyons pouvoir r?pondre ? non ?. Pourquoi ? Parce que, beaucoup plus concr?tement, il nous semble qu’en l’absence de dossier, en l’absence des pi?ces, il n’y aurait tout simplement rien sur quoi statuer. Il n’y aurait pas mati?re ? d?cision. Avec cela, nous semble-t-il, Bruno Latour serait plut?t d’accord : si, en effet, le Conseil d’Etat rend des arr?ts qui figurent ensuite au recueil Lebon moyennant un travail de publication qu’il ne manque pas d’?voquer, c’est bien parce que tout un travail de correspondance a d’abord ?t? r?alis? en aval du rendu de cet arr?t - un travail qui a ?tabli les liens existants entre la jurisprudence du Conseil d’Etat et les faits qui ont donn? lieu ? proc?dure. Autrement dit, pour Bruno Latour, l’arr?t du Conseil d’Etat dit le droit - le dit vraiment - en tant qu’il (l’arr?t) fait l’objet d’une v?ritable composition de relations de correspondance, un v?ritable tissage dont il n’est que l’?toffe parachev?e. Autrement dit encore, l’arr?t ne d?cide pas - il n’est pas l’expos? d’une d?cision en actes - mais il statue - il est l’expos? d’un ?tat des choses (de fait et de droit) qui n’ob?it pas au sch?ma traditionnel de la d?cision. L’arr?t du Conseil d’Etat n’est que cela : un arr?t, un ? stop ? adress? au tissage perp?tuel des correspondances, des imputations, des liens, qui s’effectue dans les bureaux des conseillers ; un arr?t qui d?termine par fiction la v?rit? de son propre contenu, c’est-?-dire l’?tat des choses administratives avec lequel il faudra bien vivre.
Soit. D?crire le travail du Conseil d’Etat comme un travail de collecte de documents qui donne lieu ? une d?cision absente - et dont l’absence est pr?cis?ment la condition ? laquelle sa performance est astreinte -, cela nous para?t en effet pouvoir rendre compte de ce qui se passe non seulement au Conseil d’Etat de France, mais aussi dans la plupart des autres juridictions de droit civil (la question ?tant diff?rente pour les juridictions de Common Law, o? ce sont les parties elles-m?mes qui dressent les dossiers ? charge et ? d?charge, leur t?che ?tant de persuader, ou bien le jury, ou bien le ou les juges, du bien-fond? de leur argumentaire contre celui de l’autre partie). Mais cela nous para?t ?galement insuffisant. On se rappelle en effet que Austin, d?crivant les ?nonc?s performatifs, insistait sur le fait que le succ?s de ceux-ci d?pendait non seulement de la compl?tion d’un certain nombre de ? conditions de f?licit? ? (qui tenaient ? l’auteur de l’?nonc?, aux lieux de l’?nonciation, aux conditions formelles que l’?nonc? devait remplir, etc.) mais aussi - et surtout - du contexte qui d?terminait le caract?re institutionnel ou non de ces ?nonc?s - c’est-?-dire le fait m?me que l’on pouvait d?crire ces ?nonc?s comme ?tant des ?nonc?s performatifs. En d’autres termes, pour Austin, il n’y avait pas d’?nonc?s performatifs per se ; ils l’?taient toujours en fonction du contexte institutionnel dont ces ?nonc?s proc?daient. Ce n’?tait d’ailleurs pas un hasard si les exemples dont se servait Austin ?taient tous, sans exception, tir?s de l’univers juridique : jugements, actes civils, etc. En effet, la possibilit? qu’un ?nonc? puisse sortir ses effets de droit - qu’il puisse, en d’autres termes, dire effectivement le droit - d?pendait d’abord de la possibilit? que cet ?nonc? soit dit ? de ? droit. C’est-?-dire, qui soit qualifi? comme tel de l’ext?rieur.
C’est cette ext?riorit? qui nous manque dans le travail de Bruno Latour. Alors certes, cela para?t facile : ? critiquer ce qui en est absent, nous ne trouverons par hypoth?se aucune objection pour nous arr?ter. De plus, nous savons fort bien que lorsqu’on souhaite absolument trouver une faille, on la trouvera toujours. C’est vrai. Mais nous croyons l’ext?riorit? tellement essentielle dans le travail du droit que nous voulons courir ce risque de para?tre - momentan?ment, esp?rons-le - mesquins ? l’?gard de Bruno Latour. Pourquoi ? Tout simplement parce que le droit s’av?re incapable d’? lui seul constituer la v?rit? que Bruno Latour en attend. A l’en suivre, la v?rit? m?me du droit - cette ? totalit? ? qui ? saisit tout ? sa fa?on singuli?re ? - proc?derait de l’attention m?ticuleuse conf?r?e au dossier. Pour notre part, nous avons la faiblesse de croire au contraire qu’un dossier n’est rien si personne ne dit qu’il est tout. Ou bien si personne ne fait en sorte qu’il soit tout - ce qui n’est en effet pas exactement la m?me chose. Autrement dit : s’il n’y a pas un ailleurs dont le ici de l’activit? du Conseil d’Etat puisse s’autoriser. De sorte que, pour le dire simplement, ce qui nous g?ne avec l’obsession latourienne du dossier, c’est l’autisme pratique dans lequel il confine le Conseil d’Etat, et avec lui le droit tout entier, condamn?s ? s’autod?terminer jusqu’? constituer cette ? totalit? ? de liens qui nous emberlificoteraient par leur propre et singuli?re op?ration. Cela nous para?t faire beaucoup de cas du ? comment ? et fort peu du ? pourquoi ? de cet emberlificotage.
A cela, il est ?videmment possible de nous r?pondre que, justement, Bruno Latour n’a jamais pr?tendu s’occuper du ? pourquoi ?, mais uniquement du ? comment ?. Nous rejetons cette objection. Si Bruno Latour avait vraiment voulu ne s’occuper que de ce ? comment ?, il n’aurait pas 1? pr?cis? que son enqu?te au sujet du droit s’ins?rait dans un travail global consacr? ? l’anthropologie syst?matique des formes de v?ridiction (dont le droit, par hypoth?se, est une des formes), ni 2? consacr? un chapitre ? dresser un portrait aussi hautement abstrait du droit comme concept (au sens que nous avons donn? plus haut). S’il a au contraire jug? utile de faire part au lecteur de cette pr?cision et de ce chapitre, c’est bien qu’il avait l’intention - m?me plus que l’intention : cela faisait partie de son cahier des charges - de dire quelque chose au sujet du droit qui tenait, nous le citons, du registre de l’ ? explication ?. Et s’il a ?vit? de mentionner un quelconque facteur sortant du domaine de la ? pratique ? des conseillers pour ? expliquer ? le droit, c’est bien qu’il croyait que cette ? explication ? pouvait s’y trouver enti?rement contenue. Et c’est ce que, pour finir, nous souhaitons r?futer plus pr?cis?ment.
C - Dans notre premier argument, nous avons reproch? ? Bruno Latour de ne pas accepter que d’autres individus que les conseillers, les juges ou les juristes puissent constituer des porte-parole valables du droit. Nous lui avons aussi reproch? d’avoir choisi un terrain qui exag?rait le degr? de purification du droit. Dans les deux cas, la source de ce reproche gisait dans le fait que Bruno Latour prenait pour des r?sultats ce que ne constituait que le point de d?part de la pratique juridique : la constitution des liens et l’hypoth?se du droit ? pur ?. Dans notre second argument, nous avons g?n?ralis? ce double reproche en disant qu’il nous semblait que le travail de Bruno Latour, tant dans sa structure que dans son contenu, refusait de prendre acte de l’importance de l’ext?riorit? dans la constitution m?me des ?nonc?s juridiques. Nous pr?cisons cet argument maintenant, en le mettant en liaison avec la place que Bruno Latour conf?re au droit - f?t-ce de mani?re tr?s subreptice : deux maigres citations - dans son ? ?cologie politique ?. Nous rappelons ces deux citations : d’abord cette petite note de Politiques de la nature : ? le droit a toujours eu la politesse d’accepter son relativisme et son constructivisme sans en faire toute une affaire. Il sait reconna?tre chez les autres un droit simplement diff?rent ; il accepte de conjoindre positivement r?alit? et fiction. Il est moins ’mouill?’, si l’on ose dire, que la Science, la politique et la morale dans la question de la nature ? ; ensuite cette sortie extraite des entretiens de Bruno Latour avec Fran?ois Ewald : ? Le droit est un peu moins ?quivoque [que la Science, la politique et la morale - LDS/SG] car il n’a jamais ?t? moderne. ? On pourrait sans doute trouver d’autres bribes de texte pour compl?ter l’id?e que Bruno Latour se fait du r?le du droit dans la pratique cosmopolitique, mais ils ne changeraient rien ? l’hypoth?se qui se trouve mentionn?e dans les deux citations que nous venons de donner.
Quelle est cette hypoth?se ? Elle tient en une phrase : l? o? r?gnaient et r?gnent encore les Grands Partages modernes (et notamment le Grand Partage entre Nature et Culture), le droit, lui, ?tait d?j? et est toujours amoderne. Autrement dit : le droit tel que d?crit par Bruno Latour n’est jamais rentr? dans le jeu de la r?partition des pouvoirs qui a fait le propre de l’?pist?mologie politique moderne ; au contraire, il fait aujourd’hui partie des composantes privil?gi?es qu’il s’agit de convier ? la composition du ? bon monde commun ? qui est l’objet de l’ ? ?cologie politique ? amoderne dont l’objectif est pr?cis?ment de d?passer cette r?partition des pouvoirs. Disons-le tout net : cette hypoth?se ne tient pas. Pourquoi ? Parce qu’il est impossible que le droit puisse aujourd’hui servir le projet de l’?cologie politique s’il n’a pas servi auparavant le projet moderne. Si le droit se laisse aussi ais?ment convier ? la table cosmopolitique, cela ne peut ?tre que parce qu’il est de la nature du droit de se laisser convier ? la table de tout qui l’invite, ? moins d’admettre - ce qui serait hautement fantaisiste - que le droit aurait toujours attendu l’av?nement de l’?cologie politique pour accomplir sa t?che propre (qu’on ne serait qu’aujourd’hui en mesure de comprendre) et donc que toute son histoire (et notamment son histoire politique) reposerait sur un gigantesque malentendu. Nous croyons au contraire que ce que cette histoire d?montre, c’est bien qu’il est de la nature du droit d’appartenir ? d’autres r?gimes d’?nonciation que le sien propre - ou au moins d’y participer. Ce n’est que parce que le droit est si facilement instrumentalisable de l’ext?rieur, que Bruno Latour peut aujourd’hui se permettre de le mettre au service du projet cosmopolitique de l’?cologie politique.
Or il se fait que la plus importante de ces instrumentalisations est bien celle de la Constitution moderne. Le droit a toujours r?pondu au quart de tour aux sollicitations modernes : la Science, l’Art, la Politique, ont toujours gouvern? la fa?on dont le droit se disait ; ont toujours fauss? les d?terminations du jeu d’imputation qui ?tait le sien. L’un de nous a longuement d?crit comment l’invocation ? la Science, dans les tribunaux m?mes, avait conduit ? l’exappropriation du discours de v?rit? du droit au profit des experts scientifiques, psychologues, sp?cialistes en balistique, etc. De m?me, l’autre d’entre nous a montr? combien la possibilit? de d?cider au nom de quoi une imputation pouvait ?tre faite dans le domaine du droit de la propri?t? artistique avait ?t? abandonn?e aux artistes eux-m?mes . Et l’on pourrait multiplier les d?monstrations dans une multitude d’autres domaines. Dans tous les cas, la le?on qu’il convient d’enregistrer est la suivante : l’histoire r?cente du droit est l’histoire de son abdication au dehors, de sa reddition ? du hors-droit ou du non-droit. Ce qui faisait son objet propre, c’est-?-dire la d?termination des conditions suivant lesquelles r?aliser une imputation (et non pas, comme le croit Bruno Latour, cette imputation elle-m?me), a ?t? abandonn? ? la multiplicit? des partages qui composaient le monde moderne : ? la Science sa v?rit?, ? l’Art sa v?rit?, ? la Politique sa v?rit? - et au droit de les consacrer toutes.
En disant cela, toutefois, nous ne voulons pas donner l’impression de r?duire le droit ? sa vision sociologiste. Non, nous ne croyons pas que la pratique du droit s’av?re enti?rement d?termin?e par les ? facteurs sociaux ? qui l’influent. Mais nous croyons par contre qu’il est vrai que le droit s’inscrive dans l’?tat des choses qu’il contribue ? construire par le tissage de liens. Autrement dit, le droit ne fait pas que tisser des liens ; il les tisse d’abord d’une certaine mani?re, d’une certaine fa?on, qu’il n’est pas libre de d?terminer tout seul. Il s’autod?termine, certes, mais ? partir d’un point de vue, d’un projet ou d’une perspective. Toute la difficult? est donc de se donner les moyens d’apercevoir comment le droit vit ce paradoxe de l’autod?termination de l’ext?rieur. Et cela, c’est une question de focale que l’observation de la pratique de purification ? l’œuvre au Conseil d’Etat de France ne permet ?videmment pas de r?soudre. Or il nous semble que l’on ne peut r?gler cette question de focale que si l’on admet les diff?rents arguments que nous avons pr?sent?s plus haut. Ce n’est, notamment, que si l’on est pr?t ? admettre qu’un juriste est toujours d?j? autre chose qu’un juriste, et qu’inversement un simple citoyen est toujours d?j? plus qu’un simple citoyen (c’est-?-dire aussi un juriste en puissance), que l’on peut lib?rer un espace de parole propre ? prendre en charge cette ambigu?t? du lieu m?me du droit. Ce discours de l’ambigu?t?, qui est aussi un discours du malaise de celui qui le prend en charge, nous croyons qu’il est du devoir de la pratique juridique d?nomm?e ? th?orie du droit ? de la prendre en charge. Alors non, la th?orie du droit n’est pas un m?talangage : elle participe bien du droit lui-m?me, en tant qu’elle prend en charge cette ambigu?t? constitutive. Autrement dit, elle admet qu’en droit tout est politique, et qu’en politique tout est droit. C’est-?-dire qu’on en finisse une fois pour toutes avec le Grand Partage rousseauiste entre ? droit politique ? et ? l?gislation ? que Bruno Latour a d’une certaine fa?on r?interpr?t? sous la forme de la distinction entre ? ?cologie politique ? et ? jurisdiction ? o? l’une se contenterait de dessiner un paysage tandis que l’autre le lierait. Apr?s tout, Alain Badiou le rappelait clairement : la politique ne tient pas tant de la composition d’un monde commun que de la re-composition des liens existants. C’est-?-dire qu’elle tient autant de la d?liaison que de la liaison. Qui oserait dire qu’il n’en est pas de m?me en droit ?