Imbroglio
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A short repertory of doubt and scrupules generated by researching in the legal field.
Monday 30 June 2003 by Desutter, Laurent

The following text has been read in the session of a seminar held at the VUB the 5th June 2003. It tries to cope with the difficulties that a lawyer supposed to be practicing what is called "legal theory", is about to meet when he realizes that "legal theory" is maybe not interesting anymore. Why ? Because "legal theory" used to deal with the "old", and that we are now supposed to deal with the "new". A cocktail, somebody ?

? Que dire, que faire, que penser sans faiblir ? ? Petit r?pertoire inquiet des doutes et scrupules g?n?r?s par la recherche en droit.

Par Laurent De Sutter

Chers coll?gues,

Lorsque j’ai commenc? ? pr?parer cette intervention, je croyais vouloir vous parler aujourd’hui du mode de fonctionnement et du cadre juridique, qui sont ceux de l’Agence F?d?rale pour la S?curit? de la Cha?ne Alimentaire. Dans le cadre du travail que nous avions entam? pour ce projet, il me semblait en effet logique de s’int?resser ? l’ensemble des institutions qui semblaient, au moins ? premi?re vue, ? titre d’intuition, prendre en charge la question de la proc?dure comme question juridique centrale face aux nouveaux modes de repr?sentation que les questions touchant ? la s?curit? alimentaire requi?rent. Cela me semblait logique tout d’abord parce que cette Agence avait ?t? cr??e en ?cho ? une crise importante - la crise de la dioxine - ; qu’elle avait pour but affich? de r?pondre aux critiques que la gestion politique des probl?mes alimentaires encourrait, ainsi qu’aux revendications que la population formulation quant ? la connaissance de ce qui constituait (et constitue) sa nourriture ; et qu’elle pr?tendait op?rer une synth?se in?dite des possibilit?s techniques de connaissance institutionnalis?e ? l’?gard des questions d’alimentation et des possibilit?s techniques de contr?le institutionnalis? ? l’?gard de ces m?mes questions. D’une certaine mani?re, on pouvait d’embl?e avancer que l’int?r?t que pr?sentait, pour notre projet, cette Agence tenait en ceci qu’elle se situait au point d’?mergence (avec un l?ger diff?r?) d’un ?v?nement, de prises de parole multiples par rapport ? lui, et de gestes institutionnels destin?s ? en tirer tous les enseignements - factuels comme normatifs.
Alors certes, depuis lors on a pu apprendre que l’Agence F?d?rale pour la S?curit? de la Cha?ne Alimentaire souffrait de probl?mes structuraux importants et d’insuffisance de budget par rapport aux objectifs demand?s ; on a entendu les critiques qui y d?non?aient un simple effet d’affichage ? partir de la fusion h?tive d’institutions ant?rieures ; on a vu que son action se limitait au r?le de super-expert sans que les flux de parole orientant la d?cision aient le moins du monde chang?s d’orientation, etc. Mais il n’emp?che : comme institution prototype (ou pr?sent?e comme telle), cette Agence m?ritait toute notre attention, ne f?t-ce en tant que parfait contre-exemple de ce qui nous int?resse aujourd’hui - de ce qu’il nous para?t utile de voir ?merger, aujourd’hui, au niveau de l’institution, pour donner forme aux mots qui expriment des pr?occupations ou des int?r?ts quant aux probl?mes de s?curit? alimentaire en Belgique. Toutefois, j’ai renonc? ? vous en parler cet apr?s-midi . Pourquoi ? Parce que je suis inquiet. Parce qu’il me semble qu’il est encore trop t?t pour s’embarquer dans une analyse juridique (ou juridico-politique) approfondie d’institutions comme l’Agence F?d?rale pour la S?curit? Alimentaire. Il me semble que cette analyse, qui est pourtant n?cessaire, voire urgente, ne s’est pas encore donn?e la possibilit? d’exister. Il me semble que nous, que moi, ne lui avons pas encore donn? la possibilit? d’exister. Il me semble que nous ne savons pas encore ce que nous d?signons par ? analyse ?, ou ? ?tude ?, ou ? examen ?, etc., d’une institution comme cette Agence, d?s lors que nous parlons en tant que juriste - que nous parlons sous la tutelle disciplinaire de la ? th?orie du droit ?.
Dans mes interventions pr?c?dentes devant vous, j’avais soulign? ? plusieurs reprises les dangers qu’une certaine structuration disciplinaire de la pens?e juridique contemporaine pouvait faire encourir ? toute la bonne volont? qui pr?side (aussi) au projet dans lequel nous sommes embarqu?s - et qui est, ? ce titre, un projet optimiste. Je l’avais, certes, soulign? d’une fa?on un petit peu caricaturale, un petit peu p?rim?e, avec quelques forts relents de Bourdieu, de Foucault ou de l’Ecole de Francfort, mais je crois toujours que, dans le fond, nous ne pouvons pas nous passer des difficult?s que j’avais soulign?es alors et qui tenaient essentiellement dans la sp?cificit? de la prise en charge juridique des faits : que les faits, pour le droit, n’?taient des faits que pour autant qu’ils soient faits ? de droit ? - qu’ils soient ressaisis par la cl?ture disciplinaire du droit. L’op?ration de qualification qui est au centre de l’activit? de parole du droit, de son activit? d’imputation de noms par l’exercice de sa propre parole, installait me semblait-il d’embl?e, dans notre projet, un certain coefficient de fausset?, de mensonge, de tricherie, ou de fiction. Or ce coefficient, nous le savons tous, est la premi?re contrainte du travail juridique - celle que Foqu? et ’t Hart ont appel?e ? contrefacticit? ? et que Serge et moi avons depuis lors un petit peu d?form?e en ? contrefa?on ?.
Cette contrainte imposait d’embl?e et impose encore un b?mol ? l’optimisme de notre projet. Mais ce n’est pas le seul : chaque contrainte qui, au fur et ? mesure que nos travaux se d?velopperont (en tous cas c’est ce qu’il me para?t souhaitable), se r?v?lera active dans chacune des disciplines qui occupent l’espace ouvert par notre projet constituera un b?mol suppl?mentaire ? celui-ci, en m?me temps qu’une ressource suppl?mentaire. Autrement dit : chaque fois qu’une contrainte sera mise ? jour, notre travail en commun (notre travail ? interdisciplinaire ?, si l’on veut) en deviendra plus difficile (parce qu’il faudra ? chaque coup en tenir compte), mais aussi plus facile (parce que, c’est ? esp?rer, nous saurons de quoi ces contraintes retourneront). Aujourd’hui, lorsque nous suivons les intuitions que Isabelle Stengers a rassembl?es sous l’appellation d’ ? ?cologie des pratiques ?, nous n’avons ? notre disposition que la simple probabilit? que des contraintes existent . Des contraintes doivent probablement exister. En droit comme ailleurs. Or il me semble que, face ? cette probabilit?, ce dont il s’agit prioritairement, avant m?me de proc?der ? toute ? ?tude ? ou ? tout ? examen ? de telle ou telle institution suivant tel ou tel regard disciplinaire (et pour moi, celui de la th?orie du droit), c’est de transformer cette probabilit? en possibilit?. [Et ici, j’ouvre une br?ve parenth?se. En pla?ant toute contrainte sous le r?gne du probable et du possible, j’ai bien s?r conscience de renverser le trajet qui est celui de l’ ? ?cologie des pratiques ?, d?s lors que ce sont les contraintes propres ? chaque pratique qui permettent de d?finir (ou, en tous cas, de rendre visible, comme dit Latour ) et d’articuler les cat?gories du probable et du possible pour chacune d’entre elles, et non l’inverse ; mais il me semble que, du point de vue d’une ? pratique ? comme l’est, au m?me titre que toutes les autres pratiques qu’elle fait parler, l’ ? ?cologie des pratiques ?, le concept de ? contrainte ? devrait ?galement relever de l’ordre de la contrainte. Le concept de ? contrainte ? serait la premi?re contrainte de la pratique d?nomm?e ? ?cologie des pratiques ?. Mais je vais peut-?tre trop vite - et peut-?tre que Isabelle Stengers me donnerait tort sur ce point.]
Toujours est-il que l’important pour nous, ici et maintenant, est bien d’ouvrir notre regard, d’ouvrir le regard du droit et celui de la th?orie du droit, ? ses propres contraintes - ou en tous cas de parvenir ? identifier ce dernier comme ? pratique ?, pour ensuite parvenir ? d?terminer les protocoles relatifs ? cette pratique qui nous permettraient, depuis son si?ge m?me, de nous int?resser ? telle ou telle forme d’ ? ?tude ? de telle ou telle forme d’?v?nement juridique. Plus pr?cis?ment : toute la difficult?, pour moi qui avance sous la banderole de la th?orie du droit, est de parvenir ou pas ? d?finir la th?orie du droit comme une pratique. La th?orie du droit serait-elle une pratique ? Si oui, serait-elle une pratique distincte de celle du droit, ou au contraire rel?verait-t-elle des m?mes gestes (des m?mes ? contrainte ?) ? En tant que pratique, quels seraient les possibles qui s’ouvriraient en elle au-del? de la l?galit? des probables qu’elle prend explicitement en charge ? Etc. Or, d’une certaine fa?on, nous croyons d?j? savoir tout cela : nous en avons d?j? longuement entendu parler des d?bats qui occupent de nombreux th?oriciens du droit, et qui visent ? distinguer la th?orie du droit (th?orie g?n?rale du droit) de la dogmatique juridique, de la science du droit ou de la philosophie du droit . Nous avons pareillement entendu parler d’autres d?bats entre th?oriciens, qui visent ? donner ? chacune de ces disciplines un objet et des m?thodes distincts . Mais nous nous croyons aujourd’hui en droit de questionner ces d?bats. C’est-?-dire de leur renvoyer la question de savoir au nom de quoi ceux-ci se tiennent. Pourquoi semble-t-il si n?cessaire de conf?rer ? chaque place sa chose et ? chaque chose sa place ? Pourquoi donner ? l’espace dit ? de la th?orie du droit ?, un objet, une m?thode et des limites ? Pourquoi, alors m?me que personne ne semble s’accorder sur ces questions ? C’est qu’?videmment ces questions sont mal pos?es : ce sont des questions qui ont trait aux disciplines (th?orie du droit, philosophie du droit, etc.) en tant qu’elles d?finissent un ordre des probables. Ces questions ne s’int?ressent pas au fait de savoir pourquoi un tel ordre devrait ?tre d?fini. A tout prendre, on pourrait m?me se demander si ces questions n’auraient par pour seul objet de faire un peu de m?nage politico-strat?gique, en vue de d?blayer davantage de terrain qui au profit de la doctrine, qui de la jurisprudence, qui des sciences sociales, etc.
Ces d?bats, donc, que je vous avais d?j? pr?sent?s il y a quelques mois et qui, d’une certaine fa?on, rel?vent de l’ ? ?pist?mologie du droit ? (au sens p?joratif que Latour donnait au mot d’ ? ?pist?mologie ? ), ne m’int?ressent plus aujourd’hui. Ce qui m’int?resse d?sormais, c’est en effet la question de savoir si on peut parler de ? pratique ? au sujet de la th?orie du droit. Ce qui m’int?resse, ce n’est plus en quoi, scolastiquement, il conviendrait de distinguer la th?orie du droit de ceci ou de cela, d’en sp?cifier l’objet ou la m?thode, mais ce que l’on fait lorsque l’on fait de la th?orie du droit. Ou pour le dire autrement : ce que l’on entend par ? ?tude ?, ou ? examen ?, ou ? analyse ?, d?s lors que cela rel?ve de la th?orie du droit. Pour pouvoir formuler cette question, j’ai repens? ? deux ?v?nements qui se sont produits entre nous. Permettez-moi de nous les remettre en m?moire.
Le premier ?v?nement a eu lieu lors du premier de ces s?minaires de lecture que nous avions choisis de consacrer ? la discussion des quelques ? textes canoniques ? qui forment l’architectonique complexe de notre recherche commune. J’avais cru alors pouvoir discerner un certain malaise chez quelques-uns de mes coll?gues juristes (malaise qu’au demeurant je partageais), embarrass?s du fait que, dans tous ces ? textes canoniques ? (et principalement le Politiques de la nature de Bruno Latour, et le Agir dans un monde incertain de Callon/Lascoumes/Barthe), la place qui semblait ?tre r?serv?e au droit quant ? la prise en charge politique de probl?mes ?mergents, notamment en mati?re de s?curit? alimentaire - mais plus g?n?ralement dans toutes les mati?res qui impliquaient une transformation de la repr?sentation et des probl?mes et des acteurs impliqu?s -, s’av?rait des plus congrues. Tout se passait si ce qui ?tait attendu du droit dans les m?tamorphoses profondes qui secouent les principes les plus ?l?mentaires de notre civilisation (et je parle bien s?r d’abord du principe de repr?sentation, comme principe ? d?mocratique ? attach? ? la figure de l’Etat de droit) se r?sumait ? la pose d’une estampille officielle sur les nouvelles proc?dures charg?es de rendre compte de la nouvelle donne de la repr?sentation - en tant que, bien s?r, ? la ? repr?sentation ne constituerait pas une probl?matique (pour ne pas dire un principe) intrins?quement juridique. Face ? ce que nous semblions, nous, juristes et th?oriciens du droit, pouvoir lire dans ces ouvrages aux intuitions desquels nous avions d?cid? de d?vouer plusieurs ann?es de recherches, j’avais cru pouvoir formuler la question suivante : quid de la part critique du droit ? Est-ce qu’effectivement, face ? ce qui nous ?tait pr?sent? comme neuf, in?dit ou inou?, le droit - comme discours, comme parole, comme pratique - ?tait-il ou devait-il (il y avait deux registres qu’il fallait tr?s pr?cis?ment distinguer dans cette question, deux registres dont la distinction devrait ?tre r?gl?e une bonne fois pour toute pour les juristes - ce qui n’est h?las pas le cas) suivre ce courant de nouveaut? ? N’existait-il pas, ? l’?chelle de la civilisation, une multiplicit? de programmes dont certains, r?tifs voire hostiles ? cette nouveaut? que nos ? textes canoniques ? mettaient ? jour, ne r?clamaient pas ?galement du droit un service que celui-ci, de toute ?ternit?, avait aussi ? lui rendre ? Le r?le du droit ?tait-il de suivre le courant de la nouveaut? ; ?tait-il de le suivre seul ; ou n’?tait-il pas aussi de le freiner - et c’est ce que semblait sous-entendre tr?s subrepticement Bruno Latour dans Politiques de la nature - en fonction des r?quisits de la repr?sentation de la multitude hostile ? cette nouveaut? ?
Cette question (ou ce jeu de question) avait le m?rite de soulever ce qui pouvait exister de ? scrupules moraux ? chez nous, juristes et th?oriciens du droit. Mais elle avait aussi le tort de continuer ? ne pas distinguer ce, disons, ? r?le ? du droit (comme exigence, programme ou devoir) de, disons encore, sa ? fonction ? (comme structure, ensemble d’actions ou ?tre). Car peu importe en effet la possibilit? de nuancer cette distinction entre programme et ?tat de fait, voire m?me d’inf?rer ce programme de cet ?tat de fait (ou l’inverse). Ce que cette distinction qui donnait naissance ? la question de la part critique du droit nous for?ait ? voir, c’?tait tr?s platement si nous n’allions pas prendre nos d?sirs pour des r?alit?s, ou des vessies pour des lanternes.
Le deuxi?me ?v?nement que je souhaiterais ?voquer devant vous, s’est produit lors du d?jeuner, ? Gand, de notre r?seau presque complet. A un certain moment de ce d?jeuner, Daniel s’est tourn? vers moi (il ?tait en r?alit? assis en face de moi, mais soit) et m’a interpell? en me disant son inqui?tude face au savoir qu’il nous avait si g?n?reusement prodigu? durant trois riches sessions. Il avait ?t? tr?s surpris, me disait-il, de ne pas voir affleurer de questions face ? la masse de mat?riel qu’il avait mis ? notre disposition. Il s’?tait attendu ? ce que, ce mat?riel expos?, il fasse ensuite l’objet d’un pillage collectif qui suscite un retour de questionnements - dont lui, Daniel, pourrait ensuite se servir pour se livrer ? d’autres explorations documentaires, donner naissance ? de nouvelles questions, et ainsi de suite. Je m’en voudrais de trahir ses mots, mais je crois me souvenir qu’il m’avait dit ne pas vouloir se contenter d’?tre un b?te compilateur de donn?es ? usage d’autrui, mais qu’il voyait au contraire l’int?r?t de notre travail en commun comme ?tant justement de produire et d’alt?rer ensemble les donn?es ou les faits, pour y faire ?merger les questions pertinentes ? leur ?gard. Si, me disait-il, il y a quelque chose ? faire face ? l’?mergence de nouveaux probl?mes qui sont au centre des deux th?mes de notre projet, ce quelque chose n’?tait vraisemblablement pas de l’ordre de la connaissance traditionnelle - en tous cas pas de la connaissance traditionnelle du juriste en tant que, pr?cis?ment, celui pouvait n’?tre que cela : un compilateur de donn?es.
Cela pouvait sembler un truisme, mais en fait cela ne l’?tait pas du tout. Car en effet, jusqu’? aujourd’hui, il n’y a jamais eu que de la recherche traditionnelle en droit. Comme je l’ai d?j? dit ? plusieurs reprises, la recherche en droit n’a pas encore op?r? le saut de la critique. C’est-?-dire qu’elle oscille toujours entre la pr?tention descriptive (celle de la ? science du droit ? kelsenienne, de la sociologie du droit, etc.) et la pr?tention normative (toutes les th?ories de la justice naturelle, du social engineering, etc.), sans voir que ces deux pr?tentions, leur partage en deux et leur opposition, constituent d?j? en elles-m?mes le premier foyer de questionnement - d?s lors qu’il d?termine l’enti?ret? des autres choix qui peuvent se poser ? la recherche en droit. Alors qu’au contraire, du point de vue du droit et des juristes, le projet qui nous occupe requiert bien plus que cela. Il requiert bien plus que la d?finition de l’?tat de fait normatif ou de l’?tat de fait de la ? structure juridique ? de nos civilisations. Il requiert aussi bien plus que la d?termination d’un programme de management politico-juridique pour le futur du droit. Ce qu’il requiert - et c’est ce qui me semblait au centre de l’inqui?tude de Daniel -, c’est d’abord de tenter de savoir quelles questions, ici et maintenant, en tant que juristes et th?oriciens du droit, nous sommes en droit de nous poser. Ou plus pr?cis?ment, quelles sont les questions susceptibles de nous int?resser, nous, comme juristes et th?oriciens du droit - en plus de tout le reste.
Ces deux ?v?nements, chez moi, ont renforc? l’id?e qu’il ?tait n?cessaire, d’abord, de proclamer la p?remption compl?te de l’enti?ret? (ou la quasi-enti?ret?) de la th?orie du droit existante - en tant qu’elle est th?orie de rien du tout et qu’elle n’est que cela (? th?orie ? et ? de rien du tout ?), sans aucune l?gitimit? aupr?s des juristes comme aupr?s des philosophes, sans public et sans soutien politique, sans argent et sans œuvres, etc. Le premier geste ? poser en vue de savoir ce que nous faisons lorsque nous faisons de la th?orie du droit, est de nous d?barrasser de la th?orie du droit . Nous devons prendre au s?rieux les juristes dits ? praticiens ? (comme si, en droit, il y avait autre chose que de la pratique, ou des pratiques) lorsqu’ils nous disent que la th?orie du droit n’a effectivement aucun int?r?t. Tandis qu’au contraire, me semble-t-il, poser la question de la pratique de la question, en droit, poss?de beaucoup plus d’avenir : si, contrairement ? ce que la recherche traditionnelle en droit avait imagin? sous le nom de ? th?orie du droit ?, il s’agit de nous poser la question de savoir ce que signifie poser une question en droit (c’est-?-dire non plus examiner la ? th?orie du droit ? comme discipline passible d’une ?pist?mologie, mais comme pratique constitu?e de gestes), alors il est vraisemblable que nous puissions un jour tenter de comprendre ce que signifierait la possibilit? d’ ? examiner ?, d’ ? ?tudier ? ou d’ ? analyser ? une institution (comme l’Agence F?d?rale pour la S?curit? de la Cha?ne Alimentaire) ? l’aune de cette pratique de la question en droit. Oui, cela nous permettrait peut-?tre de savoir ce que nous faisons.
Or il me semble que nous avons de la chance. Il me semble que nous, dans ce projet, nous trouvons dans la meilleure situation possible pour pouvoir entamer ce questionnement sur la question en droit, ou ce questionnement sur la th?orie du droit comme pratique. Pourquoi ? Laissez-moi hasarder l’hypoth?se suivante : parce que le droit et les deux th?mes qui forment l’axe de notre projet n’ont rien en commun. J’explique imm?diatement cette all?gation qui peut sembler de prime abord paradoxale. Ce qui, jusqu’? aujourd’hui, a constitu? le nœud de l’ensemble des d?bats de fonds en th?orie du droit (en tant que discipline) ?tait, je l’ai rappel?, la question de son ? objet ?. Ce qui int?ressait la th?orie du droit ?tait, comme le disait Herbert Hart, de ? poursuivre l’?lucidation du droit ? , tout en consid?rant comme un fait acquis qu’une ? d?finition ? de celui-ci ?tait hors de sa port?e. La seule question que la th?orie du droit reconnaissait comme ? valide ? ?tait la suivante : ? Qu’est-ce que le droit ? ? Et toutes les autres questions possibles (? Quand le droit est-il l?gitime ? ?, ? Quand le droit est-il fond? ? ?, ? Comment le droit est-il appliqu? ? ?, etc.) ne pouvaient que d?couler de l’ensemble des pr?dicats qui devaient, par hypoth?se, accompagner le concept de droit isol? par le simple fait d’en questionner la possibilit?, si pas l’essence, la v?rit?, l’?tre ou le n?ant. Et en ce sens, ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la plupart des questionnements sur la notion ou le concept de droit se sont progressivement tourn?s (et au moins depuis Savigny) vers la notion de ? syst?me ?. C’est-?-dire l’ensemble des ?nonc?s qui constituent l’espace de pr?dication en aval du concept de droit. Pour la plupart de la th?orie du droit contemporaine, en effet, il existerait quelque chose comme un ? syst?me juridique ? dont l’ensemble des d?veloppements couvrirait l’ensemble des pratiques impliqu?es par le concept de droit : pratiques l?gislatives, judiciaires et administratives, pratiques d’?laboration, d’application et d’ex?cution du droit ; syst?me aussi dont le caract?re de structure sert ? la fois ? boucler le concept de droit sur ses ultimes ramifications, et ? en l?gitimer l’existence, d?s lors que ce syst?me, vu comme sous-syst?me social ou comme analogon du syst?me social global, se fait l’?cho des exigences structurelles de la ? soci?t? ? elle-m?me .
Dans une telle perspective, comme l’a montr? Bruno Latour , les sempiternelles querelles sur le caract?re autonome ou h?t?ronome du droit poss?dent toutes leurs raisons d’?tre : il s’y agit ? chaque fois de d?terminer si oui ou non le droit poss?derait une sp?cificit? qui permettrait de le distinguer de ce qui ne r?pondrait pas ? son concept (c’est le c?l?bre ? non-droit ? de Carbonnier). Mais pourquoi ? Pourquoi d?penser tant d’?nergie, d’encre et de papier ? vouloir absolument ? isoler ? quelque chose comme un ? concept ? de droit qui permettrait de faire la part des choses entre droit et non-droit ? Parce que, pr?cis?ment, toute la question est bien celle de la part des choses. Si, en effet, le droit est une affaire d’ordre, la r?gle de l’ordre est celle de la mesure, de la justesse ou de l’ad?quation. Le droit, disait Michel Villey, recherche une ? bonne proportion ? qui a avoir avec une certaine id?e, tr?s localis?e, de l’harmonie . Or dans cette id?e d’ordre qui est aussi impliqu?e dans celle d’harmonie, de proportion ou de justesse, il y a semble-t-il quelque chose de fort vrai, que l’on pourrait formuler plus modestement en disant que le droit a ? voir (aurait ? voir) avec une certaine forme ou une certaine conformation de la g?n?ralit?. S’il n’y a pratique du droit - suivant Bruno Latour comme Michel Villey - qu’? chaque coup, dans chaque cas, ce coup ou ce cas n’est ou ne serait chaque fois possible qu’en tant qu’il aurait vocation ? ?tre plus que ce coup ou ce cas. Parce que, pr?cis?ment, dans ce coup ou ce cas, il y va d’une certaine proportion qu’en exprimant il agit. Chaque cas constituerait, de ce point de vue, l’?tre en action ou le devenir actif de la proportion ou de l’ordre.
Et c’est pourquoi, sans doute, le droit dont on parle dans les journaux ou sur les plateaux de t?l?vision est toujours un peu froid, un peu aust?re, un peu hautain : c’est parce qu’il passe, dans chaque cas, au-dessus de la t?te des singularit?s. Comme le dit tr?s bien Bruno Latour, ? le droit juridicise toute la soci?t? qu’il saisit comme totalit? de fa?on singuli?re. ? Et, ainsi que je l’ai annonc?, cela sonne en effet comme un paradoxe. C’est le paradoxe de ce que Bruno Latour appelle ? autochtonie ?, et dont l’activit? des juges constitue sans doute la plus visible des manifestations. Toutefois, en ?crivant cela, Bruno Latour ne d?samorce pas enti?rement son paradoxe . Parce que sans doute il ne le caract?rise pas assez. Il n’insiste pas assez sur le fait - que j’ai rappel? plus haut - que cette autochtonie du droit implique de celui-ci, ? travers l’acte de qualification, une saisine ou une prise sur ce qui, en derni?re instance, ? la limite, etc., lui demeure ?tranger. Sur ce qui constitue envers et contre tout une singularit? irr?ductible ? l’ordre de la proportion qu’il exprime ? chaque coup. Sur la charge de toute singularit? face ? la rigidit? de l’ordre du droit.
Alors cette charge, sans doute, poss?de plusieurs visages. Autant que de singularit?s. Mais un d’entre eux peut de mani?re privil?gi?e (parce qu’il nous concerne imm?diatement) nous aider ? mieux comprendre ce paradoxe de l’ ? autochtonie ? du droit, et voir pourquoi le fait que le droit puisse n’avoir ? rien en commun ? avec autre chose est pr?cis?ment constitutif de la possibilit? d’y poser la question de la question - c’est-?-dire la question de son statut de pratique, de celui de ses gestes. Ce visage de la charge de singularit?, c’est celui de la nouveaut?, du caract?re in?dit, voire proprement ? inou? ?, des ? th?mes ? auxquels nous avons choisi de soumettre nos travaux. Qu’il s’agisse de la s?curit? alimentaire comme de l’homme corr?l?, ces deux ? th?mes ? ont valeur d’?v?nement de la connaissance. Ils constituent des surgissements dont la charge met ? mal la forme de connaissance qui en situe l’?mergence. Dans la g?ographie de nos recherches, les r?gles d’?tablissement de la carte sont perturb?es par l’irruption de facteurs encore non cartographiables. De facteurs ou d’?v?nements qui ne correspondent pas aux techniques, aux questions, qui permettent d’en assurer la mesure, d’en trancher la part dans l’?tablissement des proportions, de les entrer dans l’ordre.
En disant cela, toutefois, il ne faut pas croire que je me livre ? un ?loge du nomade contre la fixation territorialis?e des ordres s?dentaires. Non, il n’y a pas d’un c?t? la richesse vitale de l’?v?nement, et de l’autre la froideur morbide de l’?tat de fait. Mais certes, il y a bien d’un c?t? de l’?v?nement et de l’autre de l’?tat de fait - il y a d’un c?t? de l’incommensurable et de l’autre de la mesure. Et ce dont il s’agit, pr?cis?ment, est de prendre la mesure de l’incommensurable ou de la d?mesure. D’o? notre malaise et l’angoisse de Daniel : comment faire de cette antinomie une question, c’est-?-dire un ouvroir d’intelligence potentielle ? Alors que ce malaise est pr?cis?ment la question qui scelle le statut de notre pratique de th?oriciens du droit. Nous sommes dans le malaise. C’est le malaise qui est notre pratique. Il s’agit de pratiquer le malaise comme interrogation. Me fais-je bien comprendre ? Si le droit rel?ve en effet de l’ordre, et si ce qui le confronte ob?it ? une logique que cet ordre n’est pas en ?tat de peser, cette impuissance est ce qu’il faut prendre en charge pour pouvoir mettre en place les conditions de possibilit? de cette pes?e. Il faut constituer la possibilit? de faire de l’impossible un ?tat de fait.
C’est ainsi, me semble-t-il, que nous avons r?alis? un premier pas vers quelque chose comme l’?laboration de la question de la question, en droit, lorsque l’on parle de th?orie du droit. La th?orie du droit serait-elle une pratique ? Oui, sans doute. Une pratique sp?cifique ? Evidemment : son travail n’est pas le travail d’imputation du droit ? en g?n?ral ?. Mais en quoi consisterait cette pratique ? Apr?s ce que je viens de dire, ma r?ponse serait : ce que l’on appelle ? th?orie du droit ? constituerait une pratique du malaise juridique. Une pratique qui prendrait en charge la question du malaise de la mesure face ? l’incommensurable, de l’?tat de fait face ? l’?v?nement, de la ? r?alit? ? face ? la ? virtualit? ?, etc. On pourrait formuler cela de mani?re exp?ditive en disant, comme l’avait tent? Juha P?yh?nen lors d’une tr?s impressionnante conf?rence ? un colloque de droit compar?, que la th?orie du droit, comme pratique du malaise, est ou serait de l’ordre de la schizophr?nie. C’est-?-dire que, nomm?s comme juristes face ? des questions qui attendent encore toute nomination juridique, nous serions nous-m?mes, comme corps pensants, ?cartel?s entre un cadrage de la totalit? - celle de l’ordre -, et les d?cadrages partiels de singularit?s ?mergentes. Entre un ordre en devenir et des devenirs qui font d?sordre. Et nous avons peur. Comme ?a. Platement. De sorte que toute la difficult? consiste ? tenter de ne pas conjurer cette peur. C’est-?-dire tenter de ne pas l’enfermer dans les protocoles malins de la recherche en ? th?orie du droit ? pour en an?antir les propri?t?s inou?es. Non, ce qu’il faut pour que l’inou? prenne place dans l’ordre repr?sent? par le droit - pour que le devenir de l’ordre devienne lui aussi un devenir inou? - c’est assumer cette peur du d?sordre pour nouer de nouveaux liens, pour construire de nouveaux protocoles, pour inventer une mani?re de parler du droit qui ne se contente plus ou d’assumer l’?tat de fait de l’ordre, ou d’esp?rer un monde meilleur. Ce qu’il faut, c’est d?velopper un discours trouillard du droit, une ?pist?mologie du frisson l?gal - une schizologie juridique. Un discours qui prenne place dans l’intervalle de doute o? le droit lui-m?me s’ouvre comme question.