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The Chemist Engineer and their Instruments : The Case of the Polarimetrical Analysis in the Sugar Industry
Tuesday 24 June 2003 by Melard, François

This text is related to a controversy that took place in the 19th century in Belgium between private and public engineers. In that matter, state laboratories and their scientists had to commit themselves in the production of a chemical protocol for scientific & contractual purposes. A difficult exercice that may be interesting for the contemporary assesment of the functioning of the belgian Biosecurity Council in the GMO’s topic. (two versions of the paper is available : in french and in dutch).

Les ing?nieurs chimistes et leurs instruments : Le cas de l’analyse polarim?trique dans l’industrie sucri?re
Fran?ois M?lard, FUL
(Chimie Nouvelle - vol. 17, n?68 - 12/99)

Dans la continuit? de travaux contemporains r?alis?s par certains historiens belges sur la professionnalisation des chimistes en Belgique (1) et la g?n?alogie de certaines de leurs associations scientifiques (2), le pr?sent article porte sur l’?vocation d’un certain nombre de moments-cl?s dans l’implication du r?le des ing?nieurs chimistes dans la promotion d’une certaine id?e de la production scientifique.

Le cas que nous nous proposons de traiter est celui de la cr?ation de l’Association Belge des Chimistes (1887) par des ing?nieurs chimistes issus presqu’exclusivement de l’industrie sucri?re. Cette relation particuli?rement int?ressante entre l’engagement d’acteurs issus de la sph?re industrielle et la naissance d’un organisme de recherche ? caract?re scientifique, je la traiterai pr?cis?ment par ce qui les pr?occupait ? l’?poque : l’instrumentation des pratiques de mesure.

C’est, en effet, au travers d’un probl?me m?trologique que s’est constitu? petit ? petit l’int?r?t de la cr?ation d’une association professionnelle et scientifique belge de chimie.

Le probl?me ? r?gler ?tait tr?s " pratico-pratique " et se trouvait dans un contexte bien ?loign? des pr?occupations th?oriques d’aujourd’hui et que l’on attribuerait trop volontiers au monde de la recherche scientifique : il concerne ici l’exercice de la r?ception des betteraves et de l’analyse de leur qualit? dans les sucreries. Ainsi, l’enjeu qui y est li? est avant tout d’ordre technico-financier. Au tournant du si?cle, la concurrence que se livraient les diff?rents pays producteurs de sucre de betteraves allait en s’intensifiant. Outre la question de l’efficacit? des moyens de production du sucre cristallis?, c’?tait surtout celle de la qualit? de la mati?re premi?re qui pr?occupait les sucriers. L’objectif fut d’am?liorer la richesse en sucre des betteraves belges. Un des incitants fut de modifier les relations contractuelles entre planteurs de betteraves et fabricants de sucre : au lieu d’acheter les racines au poids comme c’?tait le cas dans la toute grande majorit? des 159 usines du pays (1880), il fallait convaincre de l’int?r?t de les acheter en fonction de la richesse en sucre.
Pour ce faire fallait-il encore que l’on ait ? sa disposition une m?thode efficace, commode et ?conomique pour r?aliser les analyses sur les lots de betteraves livr?s ? la sucrerie.

Le contexte dans lequel la r?ception des betteraves se faisait en sucrerie ? la fin du XIX?me si?cle ?tait tr?s diff?rent par rapport ? ce que l’on peut vivre actuellement : il coexistait une multiplicit? de sucreries (souvent de petites dimensions), ainsi qu’une tr?s grande h?t?rog?n?it? des m?thodes et des contr?les de r?ception. De nombreuses controverses ?maillaient le d?roulement des campagnes (3). Elles impliquaient majoritairement les planteurs, pr?sents dans la sucrerie pour contr?ler la mani?re dont leurs betteraves ?taient ?chantillonn?es, et les responsables du fonctionnement de la r?ception.

Avec la mont?e du nombre d’analyses " ? la richesse ", ces controverses qui se cantonnaient ? l’int?rieur des sucreries s’exportaient dans les laboratoires et plus pr?cis?ment entre les laboratoires de l’Etat et ceux des sucreries. L’absence de groupements organis?s de planteurs - notamment sous la forme d’un syndicat - portait les betteraviers ? s’en remettre aux chimistes de l’Etat pour r?aliser des contre-analyses sur les ?chantillons litigieux.

La divergence des r?sultats d’analyse entre chimistes " officiels " et " priv?s " rendait les rapports entre producteurs et fabricants encore un peu plus difficiles ; ? tel point qu’elle risquait de discr?diter la " chimie analytique ", et sa capacit? ? r?soudre la controverse (4). C’est une p?tition des cultivateurs du canton de Thuin qui, lors de l’automne 1892, mit le " feu aux poudres "(5). Elle r?clamait " le contr?le par les agents de l’Etat, du pesage, du tarage et de l’analyse des betteraves sucri?res ". C’est ? partir de cette date que se sont multipli?es les controverses techniques sur les m?thodes de contr?le des ?chantillons de betteraves. C’est par voie de presses sp?cialis?e(6) que l’on pouvait suivre les ?changes techniques et rh?toriques parfois extr?mement durs que se livraient ing?nieurs " priv?s " et " officiels ".

L’enjeu ?tait de d?finir une m?thode commune de contr?le qui permettrait de rendre comparables des analyses faites dans les diff?rents laboratoires du pays. Dire que l’Association Belge des Chimistes fut mise sur pied afin de r?soudre ces probl?mes d’analyse de la quantit? de sucre dans les ?chantillons de betteraves est loin d’?tre fantaisiste. Les premiers comptes-rendus de s?ances de l’association montrent les pr?occupations de ses quelques membres : mettre une fin ? ces querelles en partageant entre ing?nieurs sucriers les r?sultats de ses recherches sur la question.
Il apparut tr?s vite qu’un choix d’instruments puis de m?thodes allait devoir ?tre pos?. Ainsi, il fallut un peu plus d’une dizaine d’ann?es pour que le polarim?tre remplace le densim?tre et que la m?thode par digestion aqueuse ? froid devienne la m?thode standard d’analyse polarim?trique des ?chantillons de betteraves.

Les premiers pas de l’Association Belge des Chimistes

Les premi?res r?unions qui aboutirent ? la cr?ation de l’Association avaient pour objectif unique de " rechercher la meilleure m?thode d’analyse commerciale des betteraves "(7). Il fallait trouver un " syst?me " suffisamment objectif, scientifique, simple et ?conomique[FM1] pour qu’il puisse s’imposer de lui-m?me. Le but de la convocation lanc?e ? tous les chimistes du pays ?tait d’arriver " ? donner aux m?thodes et proc?d?s nouveaux une sorte de sanction officielle, autorisant d?finitivement leur adoption dans la pratique "(8).
L’enjeu ?tait de taille pour les fabricants de sucre car il s’agissait d’?viter ? tout prix que le contr?le de la r?ception ne fasse l’objet d’une proc?dure l?gislative qui aurait eu pour cons?quence d’impliquer directement l’Etat et ses agents dans la d?termination et le contr?le des m?thodes d’analyses de la principale mati?re premi?re du secteur, en l’occurrence des betteraves sucri?res (9).
L’id?e d?fendue ?tait de mettre au point un protocole d’analyse chimique capable de " tenir debout " tout seul... c’est-?-dire de tenir par la seule force de sa scientificit? et de son caract?re pratique... et ensuite d’encourager la repr?sentation des agriculteurs par la pr?sence dans les installations de la r?ception des sucreries d’" un homme intelligent et honn?te " qui contr?lerait les op?rations. En d’autres mots : c’est entre planteurs et fabricants que l’organisation de la r?ception doit se passer.

C’est en paraphrasant la devise qui accompagna la cr?ation de l’Etat belge - " l’union fait la force " - qu’un appel public est fait ? tous les chimistes d?sireux de mettre ? profit leurs comp?tences dans la r?alisation de ce proc?d? d’analyse. Mais d?s la premi?re r?union, l’absence de repr?sentants des agriculteurs et de chimistes de l’Etat fut patente et fit l’objet d’une remarque critique. Le premier directeur d’un laboratoire de l’Etat ? se joindre ? l’association - Paul Claes de Louvain - ne le fera qu’un peu plus d’une ann?e plus tard ; cela apr?s s’?tre assur? que le but poursuivi par l’association ?tait " purement scientifique " et que les rumeurs selon lesquelles " la Soci?t? avait ?t? cr??e principalement dans le but de faire la guerre aux laboratoires agricoles de l’Etat " avaient ?t? publiquement d?menties par son pr?sident Hanuise (10).
Cependant, malgr? l’entr?e progressive des directeurs des laboratoires de l’Etat dans l’association, de nombreuses frictions vont se produire jusque l’ann?e cruciale de la p?tition de Thuin, notamment sur le choix et la mani?re d’exercer la m?thode de contr?le des ?chantillons de betteraves.

La dimension m?trologique des d?bats au sein de l’association

Dans les ann?es 1880, plusieurs m?thodes ?taient d’usage dans les diff?rents laboratoires pour conna?tre la teneur en sucre des betteraves. Nous pouvons les r?sumer en quatre grandes cat?gories(11) : 1) l’analyse du jus par densim?trie, 2) l’extraction alcoolique, 3) la digestion alcoolique et 4) la digestion aqueuse ? froid ou ? chaud.
Si ces m?thodes ?taient ? l’?poque rarement utilis?es en routine dans les relations contractuelles entre planteurs et fabricants, elles ?taient n?anmoins importantes pour ces derniers car elles leur permettaient de mieux se rendre compte du processus de fabrication du sucre cristallis?; et plus pr?cis?ment de cerner les causes de ce que l’on appelle dans le milieu les " pertes " lors de la fabrication du sucre, c’est-?-dire les d?fauts d’optimisation de l’extraction du sucre en sucrerie.

Tr?s rapidement, c’est la m?thode par dosage " direct " du sucre qui va s’imposer au sein de l’association, c’est-?-dire celle reposant sur l’usage du polarim?tre. En effet, l’analyse du jus sucr? obtenue par le broyage de la betterave et par le calcul de la densit? du jus r?colt? sera tr?s vite ?tre abandonn?e ? cause de son " impr?cision ". La m?thode par densim?trie - dont il faut remarquer qu’elle ?tait toujours d’usage en France jusqu’il y a peu - avait pourtant des avantages de taille : elle ?tait facile, rapide d’usage, mais surtout elle ?tait ? la port?e " du premier venu " c’est-?-dire autant du planteur que du fabricant. Le densim?tre permettait aux cultivateurs de contr?ler eux-m?mes l’analyse faite en sucrerie.

L’usage du polarim?tre s’appuie quant ? lui sur certaines propri?t?s qu’ont les solutions sucr?es ? faire tourner le plan de rotation de la lumi?re polaris?e et cela dans la proportion exacte de la concentration en sucre du liquide (12).
C’est en amont de la lecture polarim?trique que les d?bats vont se centrer, c’est-?-dire sur la production de la solution sucr?e ? soumettre ? l’instrument. Les diff?rentes m?thodes disponibles ne donnaient pas les m?mes r?sultats. Sans entrer dans les d?tails pourtant passionnants des d?terminants techniques propres ? l’analyse polarim?trique, il appara?t que certaines m?thodes (que cela soit par extraction ou digestion alcoolique ou par digestion aqueuse) sur- ou sous-?valuent selon le cas la quantit? de saccharose dans la r?pure de betterave (13); ce qui, bien entendu, avait des cons?quences financi?res importantes pour les deux parties.

Les recherches de l’association vont donc se focaliser sur la comparaison syst?matique des proc?d?s d’analyse reposant sur l’usage de l’eau par rapport ? ceux reposant sur l’usage de l’alcool.
D?s le d?part, la prise en compte de mani?re dite " d?sint?ress?e " de ces deux grands types de proc?d?s semble ?tre rendue difficile dans la mesure o?, comme le remarque un des ing?nieurs chimistes de sucrerie les plus actifs au sein de l’Association Belge des Chimistes, Fran?ois Sachs de Gembloux, " l’adoption de cette m?thode [la m?thode alcoolique] par les chimistes priv?s est devenue in?vitable, depuis que les stations agricoles l’emploient exclusivement ; sinon, on ne pourra arriver ? des r?sultats comparables "(14).

Sans se prononcer d?finitivement sur une m?thode unique ? imposer aux diff?rentes sucreries, l’Association Belge des Chimistes - probablement en r?action ? une initiative analogue ?manant de la Soci?t? Centrale d’Agriculture - ?labore pour le d?but de la campagne de 1891-1892 une formule de contrat type pour la vente des betteraves bas?e sur l’achat au poids et ? la richesse en sucre des livraisons de betteraves(15).
Bon nombre de cultivateurs se m?fient des contrats d’achat " ? l’analyse " ainsi que - il faut le remarquer - certains fabricants de sucre (16) : les moyens de contr?le dans la valorisation des betteraves sont loin d’?tre clairs pour chacun. Ainsi, de nombreuses plaintes individuelles vont ?tre formul?es par les cultivateurs ? l’encontre de la propagation des contrats d’achat " ? l’analyse " de la quantit? de sucre.
La m?fiance est telle et les r?sultats obtenus contradictoirement sont si... contradictoires que les " d?fenseurs de la culture " vont, avec l’appui de la Soci?t? Centrale d’Agriculture, proposer un projet de loi visant ? la prise en charge syst?matique des contr?les de r?ception par les agents de l’Etat.

C’est ? partir de la Chronique de la Sucrerie Belge du 15 octobre 1892 que l’on informe les fabricants de sucre que les cultivateurs du canton de Thuin et de ses environs viennent de remettre une p?tition aux Chambres l?gislatives en faveur de ce contr?le. C’est ? ce moment que la revue de la Sucrerie Belge et le Bulletin de l’Association Belges des Chimistes vont ?tre t?moins des d?bats techniques entre ing?nieurs chimistes priv?s et ing?nieurs chimistes de l’Etat, notamment par le conflit engag? par Max Le Docte, fabricant de sucre ? Gembloux, avec le directeur du laboratoire de l’Etat de Gembloux Ch. Masson.
Les reproches adress?s par Le Docte ? Masson concernent l’?cart r?p?t? des r?sultats fournis par le laboratoire de ce dernier et le fait que " les richesses constat?es sont presque toujours sup?rieures, et cela dans des proportions tr?s notables, ? celles obtenues par les chimistes priv?s "(17). Ce qui est mis en cause explicitement, c’est le s?rieux et la rigueur des analyses r?alis?es par certains laboratoires de l’Etat.

La question de l’expertise dans le domaine du contr?le de la qualit? de la mati?re premi?re devient un sujet publiquement d?battu. Ainsi, Sachs oppose deux mani?res d’exercer la chimie. Selon lui - et cette opinion est largement partag?e par les repr?sentants des fabricants de sucre - le chimiste de l’Etat ne travaille pas mieux que le chimiste priv? car contrairement ? ce dernier il " n’a pas le m?me stimulant, puisqu’il a une position stable, ind?pendante du plus ou moins de soins qu’il donne ? ses analyses. Il n’a aucun int?r?t ? montrer du z?le "(18). Le chimiste priv? quant ? lui est pr?sent? comme ayant intrins?quement int?r?t ? " travailler exactement " dans la mesure ou il risque d’?tre sanctionn? par sa client?le.
Malgr? les r?ponses et justifications techniques apport?es par certains directeurs de laboratoires de l’Etat concernant leurs r?sultats, la controverse risquait de rendre impossible le d?roulement des prochaines campagnes ; avec des cons?quences financi?res d?sastreuses autant pour les planteurs que pour les fabricants.
Suite ? l’intervention du s?nateur M. Piret au s?nat le 7 mars 1893 concernant " les conflits entre producteurs et consommateurs de betteraves " et dont il r?sume clairement la probl?matique, le ministre de l’agriculture, de l’industrie et des travaux publics de Bruyn est interpell? afin de r?soudre le diff?rend. La solution pr?conis?e va en faveur de l’unification des m?thodes d’analyse des betteraves, que cela soit au sein des laboratoires de l’Etat ou ? l’int?rieur des nombreux laboratoires de r?ception. De Bruyn d?cide de " r?unir en ?t? une commission de chimistes qui ?tudieraient la question et indiqueraient comment il doit ?tre proc?d? pour effectuer l’essai chimique des betteraves ? sucre "(19). C’est ainsi que se tiendra la premi?re Commission du Sucre du pays.

L’Association Belge des Chimistes et la Commission du Sucre

D’embl?e l’Association Belge des Chimistes veut ?tre associ?e aux travaux de la commission. En effet, cette derni?re devait ?tre compos?e initialement de d?l?gu?s de la Soci?t? G?n?rale des Fabricants de Sucre, de d?l?gu?s des diff?rents groupes agricoles betteraviers(20) et de chimistes de laboratoires de l’Etat. La volont? de l’Association Belge des Chimistes fut donc d’y faire repr?senter des chimistes priv?s(21) qui se sont le plus distingu?s par leurs travaux sur le sujet au sein de l’association. Seront d?sign?s comme d?l?gu?s de l’Association ? la Commission du Sucre, son pr?sident Edouard Hanuise et son secr?taire-g?n?ral et tr?sorier Fran?ois Sachs.
Les r?sultats de la commission(22) ne se sont pas fait attendre : en l’espace de 7 s?ances - du 21 juin au 16 ao?t 1893 - l’ensemble de ses membres se met d’accord sur la place ? r?server ? chacune des 4 grandes m?thodes utilis?es ? l’?poque et que j’ai ?voqu?es ci-dessus, ainsi que sur la mani?re de constituer les ?chantillons de betteraves destin?s ? l’analyse. A cela s’ajoute la cr?ation d’un nouveau type de chimiste qui sera charg? de trancher par son analyse les litiges entre chimistes de sucrerie et chimistes repr?sentants des int?r?ts des cultivateurs. Ce chimiste dit " d?partageur " est la transposition au niveau de la r?ception des betteraves de ce qui se faisait au niveau de l’analyse de la qualit? du sucre cristallis? lors des transactions commerciales.

La rapidit? avec laquelle un consensus s’est ?tabli entre les diff?rents membres de la commission t?moigne des nombreuses discussions qui ont pris place en amont de la cr?ation de cette m?me commission. A la lecture des comptes-rendus et r?sum?s des travaux qui y ont ?t? r?alis?s, c’est visiblement la satisfaction qui semble pr?dominer : l’accord obtenu - dont on ne peut dire qu’il soit d’ordre purement scientifique puisqu’il touche aussi ? des modes d’organisation, ? un respect de la repr?sentativit? selon les int?r?ts en pr?sence, ? une prise en compte de questions de rentabilit?, etc. - fut con?u dans l’optique d’une sorte de " pacification par la mesure ". Comme le d?clarait d?j? en 1889 le chimiste Auguste Aulard ? la tribune de l’Association, dans la perspective d’une r?solution " raisonn?e " du conflit : " Une fois d’accord sur la partie scientifique, nous devrions appliquer la m?thode que nous aurons reconnue la plus juste, comme nous l’avons fait pour l’analyse des betteraves, sans nous inqui?ter des clameurs int?ress?es, de quelque c?t? qu’elles viennent. Nous avons ? faire notre devoir de chimiste et nous n’avons pas ? nous laisser imposer de m?thode, pas plus pour les sucres que pour tous les autres produits. Elaborons une bonne m?thode pratique, suivons la tous, et les divergences qui existent aujourd’hui dispara?tront ? tout jamais... "(23).

Les m?thodes et les identit?s qu’elles produisent...

Cette euphorie fait aujourd’hui sourire autant les fabricants de sucre que les repr?sentants syndicaux des planteurs de betteraves... : ils savent avec l’exp?rience de plus d’un si?cle de collaboration pourtant fructueuse que le jugement scientifique - m?me s’il est invoqu? - ne permet jamais de cl?turer ? lui seul la controverse. Il s’agit d’un point de vue parmi d’autres qui peut ?tre mobilis? quand on le juge opportun.
Ainsi, il ne fallut pas attendre plus d’une ann?e apr?s l’?tablissement des recommandations de la commission du Sucre pour voir de nouveau les interpr?tations diverger quant ? l’opportunit? d’user de telle ou telle m?thode. En effet, il est ? remarquer que si la commission s’est prononc?e sur l’utilisation de chacune de ces m?thodes, soit comme m?thode " d’analyse de contr?le ", soit comme m?thode d’analyse de routine ? la sucrerie, cette derni?re distinction - pourtant fondamentale puisqu’elle pointe des usages et des usagers tr?s diff?rents - est loin d’?tre claire dans ses cons?quences. Il appara?t, en effet, que la m?thode par extraction alcoolique est la " m?thode scientifique par excellence " mais inutilisable dans son usage courant en sucrerie. En ce qui concerne la m?thode de digestion aqueuse, une distinction importante est faite entre celle se faisant ? chaud et celle se faisant ? froid. La m?thode de digestion ? chaud a la faveur de la commission : d’une pr?cision moindre, elle est n?anmoins plus facile et rapide d’utilisation, ce qui la destine aux analyses contradictoires entre planteurs et fabricants. Par contre, la digestion aqueuse ? froid, tout aussi pr?cise que celle ? chaud, r?v?le n?anmoins de nombreuses difficult?s dans son usage et exige des op?rateurs de grandes pr?cautions (24).

Cependant, la r?v?lation publique des premi?res analyses contradictoires lors de la campagne 1894-1895 montre ? nouveau des ?carts importants entre les r?sultats des chimistes " priv?s " et " officiels ". Les directeurs des laboratoires de l’Etat sont accus?s d’avoir viol? l’accord qu’ils avaient pourtant eux-m?mes vot? lors de la commission en d?cidant d’utiliser de mani?re pr?f?rentielle la m?thode de digestion aqueuse ? froid (25).

Les raisons de ce qui est pris comme un affront scandaleux du c?t? de certains chimistes priv?s nous sont fournies en partie par une longue lettre adress?e, d?j? en 1887, au pr?sident de la Soci?t? G?n?rale des Fabricants de Sucre de Belgique par la Commission Administrative de la Station et des Laboratoires Agricoles de l’Etat (26). S’y trouve ?voqu?e notamment la n?cessaire distinction du travail r?alis? par les chimistes " priv?s " et " publics ". Ainsi, selon la commission administrative : " Les directeurs des laboratoires agricoles de l’Etat ayant pour mission d’ex?cuter le plus impartialement et le plus exactement possible, sous leur compl?te responsabilit?, l’analyse des ?chantillons qu’on leur soumet, sans se pr?occuper le moins du monde de ce que trouvent les chimistes des usines et du commerce, nous croyons inopportun une r?union d’office des chimistes officiels et des chimistes priv?s "(27). Dans sa justification de l’ex?cution dans les laboratoires de l’Etat du proc?d? qui fut ? l’?poque l’extraction alcoolique, la commission affirme clairement ce qu’elle consid?re explicitement comme relevant de " l’esprit de la science " : " L’arr?t? royal organique qui ?tablit les laboratoires agricoles de l’Etat dit dans son article 5 : "l’Etat n’assume aucune responsabilit? quant ? l’exactitude des op?rations chimiques ex?cut?es par les laboratoires agricoles. Cette responsabilit? incombe enti?rement aux directeurs". La responsabilit? des analyses retombant toute enti?re sur les directeurs, ni l’Etat, ni la commission administrative ne peuvent leur imposer telle ou telle m?thode. Ayant la responsabilit? du dosage, le chimiste doit n?cessairement avoir le choix de la m?thode dans laquelle il a confiance. Il n’existe pas de science, ni de m?thodes analytiques officielles. Prescrire d’office un proc?d? analytique ? un directeur de laboratoire officiel, serait d?placer les responsabilit?s, qui retomberaient sur celui qui aurait impos? la m?thode. Un tel syst?me serait mat?riellement impossible et d’ailleurs absolument contraire ? l’esprit de la Science. "(28).

Nous voyons ainsi s’affronter deux m?thodes (la digestion aqueuse ? chaud par rapport ? l’extraction alcoolique, puis par rapport ? la digestion aqueuse ? froid) qui portent avec elles des identit?s diff?rentes : celles respectivement des ing?nieurs chimistes priv?s et des ing?nieurs chimistes publics; tous deux se r?clamant de la d?marche scientifique. Pour les premiers le salut r?side dans l’imposition d’un protocole unique, standardis? et scientifiquement ?tay?, pour les seconds, l’impartialit?, la rigueur scientifique repose sur l’autonomie du choix de la m?thode et la responsabilit? unique de celui qui la met en ?uvre.

La standardisation comme moyen de pacifier les relations est consid?r?e par certains historiens des sciences comme une tendance lourde de nos soci?t?s contemporaines. Nous retrouvons ici la m?me probl?matique que celle abord?e par Th?odore Porter, lorsqu’il ?crit : " les r?gles objectives sont comme des t?moins mis en avant par les chimistes allemands dans une p?riode tr?s controvers?e ; elles servent d’alternative ? la confiance. Les r?sultats se doivent d’?tre ?tablis sur base d’un protocole le plus instrument? possible (le plus " m?canique " possible). Il ne doit rester que peu de place au jugement personnel et, d?s lors, ? la mise en doute des analyses par autrui "(29). Porter relate ainsi de nombreuses histoires de professions qui, ? des degr?s divers, abandonnent leur confiance au jugement d’experts au nom de l’?tablissement de standards ? caract?re public et de r?gles objectives. L’objectivit? m?canique, nous dit-il, sert d’alternative ? la confiance personnelle.

Bibliographie:

(1) VanPaemel, G. et B. Van Tiggelen (1998). The Profession of Chemist in Nineteenth-Century Belgium. The Making of the Chemist. A social History of Chemistry in Europe, 1789-1914. D. Knight and H. Kragh. Cambridge, Cambridge university press: 191-206.
(2) Deelstra, H et R. Fuks (1998). "La r?organisation fondamentale de l’Association Belge des Chimistes (1898)." Chimie Nouvelle 16(64): 1971-1977.
(3) Le terme " campagne " propre au jargon de l’industrie sucri?re d?signe la p?riode de l’ann?e (allant de la fin septembre ? la mi-d?cembre) o? se fait la r?colte des betteraves et leur transformation en sucre cristallis?. Reprenant la m?taphore militaire, il renvoi ? l’ensemble tr?s coordonn? et disciplin? d’une foule d’acteurs tr?s diff?rents - impliqu?s pendant ce laps de temps relativement court - dans un travail tr?s intensif.
(4) Bulletin de l’Association Belge des Chimistes, 6?me ann?e, n?1, p.5 (1892).
(5) Cfr. la chronique de La sucrerie belge du 15 octobre 1892, p.61
(6) En l’occurrence La sucrerie belge comme porte-parole de la Soci?t? G?n?rale des Fabricants de Sucre, et la Revue de la Soci?t? Centrale d’Agriculture de Belgique pour ce qui concerne les cultivateurs et les directeurs des laboratoires de l’Etat.
(7) Bulletin de l’Association Belge des Chimistes, 1?re ann?e, n?1, p.1 (1887). En tant que r?v?lateur du lien de filiation entre les principaux chimistes priv?s des sucreries et la toute nouvelle Association Belge des Chimistes, nous pouvons remarquer que les six premiers comptes-rendus de ces r?unions - publi?s initialement dans la revue de l’Association des Fabricants de Sucre de Belgique : la Sucrerie Belge - seront r?imprim?s pour constituer les six premiers num?ros du bulletin de l’Association Belge des Chimistes.
(8) Bulletin de l’Association Belge des Chimistes, 1?re ann?e, n?1, p.6 (1887).
(9) Bulletin de l’Association Belge des Chimistes, 2?me ann?e, n?4, pp. 164-167.
(10) Bulletin de l’Association Belge des Chimistes, 2?me ann?e, n?2, p.54 (1888).
(11) Nous gardons ici le vocabulaire de l’?poque...
(12) Le type de polarim?tre utilis? en sucrerie est appel? saccharim?tre. Ce qui distinguait ? l’?poque ce dernier du premier est simplement le type de graduation appos?e sur l’instrument, qui permet de lire directement en " degr? sucre " l’angle de rotation observ? de la lumi?re polaris?e traversant la solution sucr?e.
(13) Le choix ?tait rendu encore plus complexe car la " m?thode de contr?le " (l’extraction alcoolique) par rapport ? laquelle on aurait pu dire qu’il y a sur- ou sous-?valuation ?tait elle-m?me controvers?e et, de plus, d’un usage tr?s d?licat qui la mettait hors de port?e des laboratoires de r?ception. A cela s’ajoutait le myst?re entourant le principe polarisant en lui-m?me : comme le faisait remarquer Edouard Delville - ing?nieur chimiste de Tournai et un des premiers membres de l’association : " le nombre et la nature des mati?res polarisantes qui entrent dans la composition de la betterave ne sont pas suffisamment connus et les propri?t?s de ces non-sucres n’ont pas ?t? suffisamment ?tudi?es pour que l’on ait pu instituer une m?thode d’analyse qui mette l’op?rateur ? l’abri de toutes les causes d’erreurs " (Bulletin de l’Association Belge des Chimistes, 1?re ann?e, n?1, p.27, 1887).
(14) Bulletin de l’Association Belge des Chimistes, 1?re ann?e, n?8, p.44 (1887).
(15) La Sucrerie Belge, 1er novembre 1891, pp. 88-91.
(16) Cfr. une lettre adress?e ? la Sucrerie Belge par un fabricant de sucre en faveur d’un contr?le ?tatique de la r?ception et la r?action d?concert?e de certains de ses coll?gues au sein de l’association : Bulletin de l’Association Belge des Chimistes, 2?me ann?e, n?4 (1889) pp. 164-169.
(17) La Sucrerie Belge du 15 janvier 1893, pp.187-198.
(18) Bulletin de l’Association Belge des Chimistes, 2?me ann?e, n?4, p.168 (1889).
(19) La Sucrerie Belge du 1er avril 1893 pp.306-308.
(20) Ces derniers dispara?tront de la liste qui sera arr?t?e par le ministre de Bruyn. Il n’y avait en effet pas ? l’?poque d’interlocuteurs suffisamment institutionnalis?s au sein des groupes agricoles betteraviers. Ceux-ci furent en quelque sorte d?fendus par les interventions des chimistes de l’Etat.
(21) Ces chimistes priv?s seront appell?s, dans les comptes-rendus des travaux de la commission, chimistes " libres ".
(22) Commission charg?e d’?tudier et de d?terminer les conditions de l’analyse de la betterave sucri?re, institu?e par l’arr?t? minist?riel du 7 juin 1893, Bruxelles, P. Weissenbruch, Imprimeur du Roi, Bruxelles, 1893.(Extrait du Bulletin de l’Agriculture).
(23) Bulletin de l’Association Belge des Chimistes, n?2, p.69 (1889)
(24) " Quand ? la digestion aqueuse ? froid, la commission d?clare que, appliqu?e avec toutes les pr?cautions n?cessaires, elle donne des r?sultats qui m?ritent toute confiance. Mais ces pr?cautions ?tant difficiles ? r?aliser, lorsqu’il s’agit d’ex?cuter un grand nombre d’analyses, la commission est d’avis, en attendant le perfectionnement de ce proc?d?, qui ne manquera certainement pas de se faire, que la m?thode aqueuse ? froid est inf?rieure comme garantie d’exactitude ? la m?thode aqueuse ? chaud. A ceux qui adopteraient ce proc?d?, la commission conseille de se conformer rigoureusement aux r?gles suivantes (...) " (R?sum? des travaux de la Commission du Sucre, chapitre 1, section 5)
(25) La Sucrerie Belge du 1er octobre 1894, pp. 46-48.
(26) Lettre manuscrite de la Commission Administrative de la Station et des Laboratoires Agricoles de l’Etat ? destination du pr?sident de la Soci?t? g?n?rale des Fabricants de Sucre de Belgique, dat?e du 14 mai 1887.
(27) Ibid., p.11
(28) Ibid., pp.8-9 (Soulign? dans le texte)
(29) Porter, T. M. (1995). Trust in numbers. The pursuit of objectivity in science and public life. Princeton, Princeton University Press, p. 228. (la traduction est personnelle)