Preliminary version of my contribution to P. Sonigo et I. Stengers, L?évolution, coll. « Mot à Mot », Paris, EDP Sciences, 2003.
Meddling with the biologist’s definition of biological evolution is a risky business, but a necessary one since this definition leads to consequences which concern our understanding of ourselves. Here, the risk is taken in association with Pierre Sonigo thesis that Darwin’s conception has been "domesticated" by genetics.
La singularit? de la question de l’?volution biologique
Le mot ? ?volution ? a bien des significations, mais celle qui pose probl?me, qui peut cr?er un espace de tension entre scientifiques et philosophes, est l’?volution biologique. Il s’agit, en quelque sorte, d’un bien commun, et donc d’un bien disput?. Certes, les scientifiques pourront en r?clamer l’exclusivit?, mais ils devront alors g?rer ? eux tout seuls les cons?quences de leur pr?tention. Car la question de l’?volution biologique n’est pas seulement une question de connaissance. D’une mani?re ou d’une autre, en enfilade, ne cesse, depuis Darwin, de se profiler la question de ce que sont les humains. Apr?s tout, ce sont des ?nonc?s sur la place des humains sur Terre que la th?se darwinienne a heurt?s de front. Contrairement aux sciences physiques et chimiques, qui traitent du comportement des ?tres qu’elles d?finissent, l’?volution darwinienne traite de devenirs, et met l’esp?ce humaine sous le signe d’un devenir. Selon la mani?re dont ce devenir est envisag?, des cons?quences plus ou moins int?ressantes, plus ou moins inacceptables peuvent ?tre d?riv?es qui ? nous ? concernent directement.
Je ne reviendrai pas ici sur le pass? sombre du ? darwinisme social ? ou de l’eug?nisme. Ni sur les diff?rentes formes de racisme darwinien (les Blancs ?tant l’esp?ce la plus ? ?volu?e ?). Je ne me livrerai pas ? une d?fense des soci?t?s humaines et des vertus sociales des humains contre l’hypoth?se sociobiologique ; je ne m’attarderai pas non plus sur les diff?rentes th?ories ?volutives de l’?motion qui ont pris le relais et fleurissent non loin des d?partements d’?conomie, avec lesquels elles partagent bien des hypoth?ses. Mais je n’attaquerai pas plus les cr?ationnistes pour leur obscurantisme biblique. Je me bornerai ? souligner, d’entr?e de jeu, qu’il est assez difficile, ici, d’opposer probit? scientifique et obscurantisme irrationaliste. Que dire, par exemple, de la multitude des travaux ?volutionnistes qui balaient tout ce que nous ont appris les anthropologues, et entreprennent de tailler des d?finitions simplistes de comportements humains ? universels ? justifi?s par des avantages s?lectifs g?n?raux ? Les cr?ationnistes n’ont pas tout ? fait tort de soup?onner une science qu’ils jugent ? impie ? : ? ce soup?on r?pond bel et bien l’excitation un peu louche avec laquelle des ? psychobiologistes ?, voire des ? biologistes de l’?thique ?, s’emparent de th?mes chers aux ?mes pieuses et les traitent sur un mode dont le premier (et souvent le seul) int?r?t est de les scandaliser. On a souvent dit que la science triomphait de l’opinion, mais il semble qu’il s’agit ici d’une entreprise d?lib?r?e (et malveillante) de v?rification de ce mot d’ordre. Alors que, ailleurs, les r?ponses scientifiques s’adressent ? des questions cr??es par des scientifiques, non ? celles d’une quelconque opinion , dans ce cas on peut observer le minimum de cr?ation et le maximum de volont? de nuire.
J’aimerais, en tant que philosophe, que les scientifiques apprennent ? faire le m?nage chez eux, ? faire montre d’un peu moins de tol?rance envers ceux de leurs coll?gues qui usent et abusent de la sacro-sainte libert? due aux hypoth?ses scientifiques. Mais d?noncer n’est jamais tr?s int?ressant. Et je ne m’attarderai donc pas plus sur le cas de mes coll?gues philosophes qui s’enorgueillissent de faire passer une ligne de partage radicale entre l’? homme ? et la ? b?te ? - quitte ? s’entre-disputer la meilleure d?finition de cette ligne. Ce sont les discours sur l’?volution biologique, non les d?rives imm?diatement critiquables, qui m’int?ressent. J’accepterai par ailleurs, comme le propose Stephen J. Gould , l’?volution comme un fait, ? la mani?re du mouvement de la Terre autour du Soleil ou de la d?rive des continents. J’accepterai de surcro?t deux autres piliers du darwinisme : le caract?re non finalis? de cette ?volution (comme le disent les Anglo-Saxons, elle n’ob?it ? aucun design) et l’importance de la s?lection naturelle. Les questions qui demeurent, et qui tournent autour de la question de savoir comment raconter cette ?volution, suffisent, et les discussions ? ce sujet remplissent d’ailleurs des biblioth?ques.
La question de comment raconter est en effet primordiale lorsqu’il s’agit des cons?quences. On pourrait, de mani?re sommaire, affirmer qu’il y a deux grands modes narratifs lorsqu’il est question de l’?volution biologique : ceux qui, selon l’expression de Darwin qu’aimait ? rappeler Stephen J. Gould, c?l?brent la ? grandeur de la vie ? et ne cessent de chercher ? en enrichir l’appr?hension ; et ceux qui tendent plut?t ? c?l?brer le ? pouvoir de la science ?, et identifient ce pouvoir ? la capacit? de juger, de s?parer l’anecdote de ce qui importe. Les auteurs adoptant le premier mode prendront exemple sur les sciences de type historique, qui ne manquent jamais de causes, mais o? le r?le que joue une ? cause ? d?pend toujours des circonstances. Ceux dont les r?cits c?l?brent le pouvoir de juger mettront en sc?ne le fait que derri?re la multiplicit? des cas il y a la m?me explication.
Comme l’a soulign? Gould dans La vie est belle, l’id?e que la science a le pouvoir de juger, de ramener au m?me traduit l’influence dominante de la physique, et des sciences exp?rimentales en g?n?ral. La grande r?ussite de Newton a ?t? de montrer que c’est la m?me force qui explique la chute d’une pomme, le mouvement de la Lune, celui des plan?tes et celui des com?tes. On consid?re alors comme un d?faut, une faiblesse, de ne pouvoir mettre en sc?ne une intelligibilit? qui transcende les m?andres de la narration historique. Pour Gould, il est significatif qu’un ?v?nement aussi important dans l’histoire de nos savoirs sur l’?volution des vivants que la r?interpr?tation des fossiles d?couverts dans le schiste de Burgess et la mise au jour de leur ?tonnante diversit? morphologique soit rest? (jusqu’? la publication du livre de Gould) ignor? du public cultiv?. Cela traduit bien ce que nous avons pris l’habitude d’attendre des ? r?volutions scientifiques ? dont la physique offre le mod?le : une nouvelle mani?re de comprendre qui jette d’un seul coup une lumi?re insoup?onn?e sur le monde, r?v?le un ordre cach? l? o? pr?valaient les constatations factuelles. Les fossiles de Burgess restent quant ? eux de l’ordre de la constatation factuelle, descriptive : leur nouvelle interpr?tation complique l’histoire des vivants, mais ils ne sugg?rent pour autant aucun nouveau principe auquel la narration doive se soumettre.
Je voudrais cependant aller un tout petit peu au-del? de la position de Gould. Celui-ci n’a cess? de souligner le caract?re contingent de l’histoire de la vie, caract?re qu’elle a en commun avec l’histoire des humains . Et toute une partie du m?tier de l’historien tient en effet, comme celui du pal?ontologue, ? la reconstitution hypoth?tique de ? faits ? - l’?volution du r?gime foncier ou l’importance prise par les affranchis dans l’Empire romain, par exemple - ? partir d’archives dont la fiabilit? doit ?tre soumise ? critique, et d’indices qui ne valent que s’ils se recoupent. Mais dans les deux cas ?galement, art de la narration et mise en risque de l’imagination vont de pair.
S’il y a eu un ? progr?s ? en histoire, il ne tient pas seulement ? l’exploitation de nouvelles archives, au d?veloppement de la critique historique ou ? la mise en œuvre de nouveaux types d’indices (les champs d’immondices ou l’?tude des squelettes, par exemple), mais aussi ? l’imagination de plus en plus ?veill?e des historiens quant au pi?ge qu’implique l’id?e qu’on sait ce qu’est un humain. Les Grecs croyaient-ils ? leurs mythes ? Les inquisiteurs esp?raient-ils obtenir la v?rit? en torturant ? Peut-on parler d’ath?isme au Moyen ?ge ? Y a-t-il une histoire du ? sentiment maternel ? ? Ces questions sont sp?culatives en ce qu’elles mettent en communication nos ?vidences avec un pass? qui nous propose de les comprendre autrement. Et r?ciproquement, l’?branlement de certaines ?vidences (qu’est-ce qu’une femme ?, qu’en est-il de la rationalit? propre aux sciences modernes ?) entra?ne de profondes r??critures de l’histoire, o? ce qui ?tait non probl?matique devient mati?re ? intrigue.
On peut dire que la proposition darwinienne a ?galement constitu? un bond de l’imagination, transformant en mati?re ? intrigue ce qui semblait aller de soi. Les historiens pr?tendent que c’est la mort de sa fille qui a ?loign? Darwin de la confiance en un Dieu garant de l’ordre du monde. Mais la grandeur de Darwin est certainement de ne pas s’en ?tre tenu ? une d?nonciation ironique de cet ordre, d’avoir ouvert l’imagination des biologistes sur ce que savaient d?j? les g?ologues : la diff?rence radicale entre les temps courts des narrations humaines et les temps longs de l’histoire de la Terre et des vivants, la possibilit? que des changements extr?mement lents puissent ?tre ? l’origine de la diversit? dramatique des formes de vie auxquelles nous avons affaire aujourd’hui. La question est de savoir, une fois la bo?te de Pandore de l’histoire ouverte, une fois admis qu’aucune Grande Tendance (similaire ? l’id?e de progr?s chez les historiens ? pr?sp?culatifs ?) ne r?tablira de principe d’?conomie, ? quels nouveaux bonds de l’imagination l’histoire des vivants pourrait obliger les biologistes .
Un app?tit sp?culatif ?
Cet essai a pour projet d’accompagner celui de Pierre Sonigo, dont la proposition correspond ? la possibilit? d’un bond de l’imagination, puisqu’il propose de ? lib?rer Darwin ? de la version dite ? n?odarwinienne ? qui l’a domestiqu?e et qui a mis la nouveaut? des questions suscit?es par l’?volution au service d’anciennes certitudes et d’anciennes d?finitions (comme l’histoire des progr?s de la raison a pris le relais de la victoire monoth?iste contre les pratiques idol?tres). Il ne m’appartient pas d’intervenir de mani?re directe dans le d?bat qui s’engage entre biologistes - et dont je pr?vois la virulence. Mais, comme je l’ai d?j? soulign?, la question de l’?volution biologique n’appartient pas, quoi qu’ils en disent, aux seuls biologistes. La mani?re dont elle est racont?e importe, et jusqu’ici ses cons?quences ont ?t? plut?t d?sastreuses, je le rappelle tout en tenant ma promesse de ne pas m’y attarder. Et surtout en n’en faisant pas un argument car je sais ce qui m’attendrait alors : les ?mules de Daniel Dennett, pour qui l’id?e de Darwin est, aujourd’hui encore, ? dangereuse ? , auraient t?t fait de me classer parmi ceux qu’elle effraie. Or c’est le caract?re en effet ? dangereux ? de l’id?e de Darwin que d?fend Pierre Sonigo. Mais le danger, dans ce cas, ne concerne pas d’abord les non-biologistes que la biologie forcerait ? renoncer ? leurs illusions . Ce sont les raisonnements des biologistes eux-m?mes qui sont mis en question par les cons?quences de la libert? biologique propos?e par Pierre Sonigo, car cette libert? communique avec une conception de l’?volution qui met d’abord en danger le pouvoir des explications biologiques.
Cela ne signifie pas que la libert? biologique n’ait pas de cons?quences concevables pour les sciences humaines, mais que ces cons?quences sont de type diff?rent. J’esp?re montrer que l’?volution biologique peut ?tre envisag?e comme un v?ritable site exp?rimental susceptible d’entrer en r?sonance avec les risques de l’histoire sp?culative auxquels j’ai fait allusion pr?c?demment. Qu’est-ce qu’un individu ? Qu’est-ce qu’un groupe ? Qu’est-ce qu’un signal ? Qu’est-ce qu’un poison ? Qu’est-ce qu’une cause ? Quel est le pouvoir de la s?lection ? De m?me que l’historien doit faire l’exp?rience du pass? comme d?paysement, apprendre ? se laisser obliger par le pass? qu’il ?tudie, apprendre ? ne pas juger les acteurs de ce pass? selon la grille de ce qui lui semble normal, le biologiste ?volutionniste doit faire l’exp?rience de situations o? il n’y a plus d’opposition stable entre celui qui pose les questions et ce qui r?pond. De chaque situation, il doit apprendre non pas quelle solution elle a donn? ? un probl?me g?n?ral, mais d’abord comment le probl?me a ?t? pos?. Peut-on comprendre, par exemple, une situation ?cologique en termes de comp?tition intersp?cifique, ou bien l’int?r?t de la situation ne serait-il pas parfois que les modes de vie et de reproduction des diff?rentes esp?ces sont tels que la comp?tition est r?duite ? Exp?rience de d?paysement : la question ne serait plus de se disputer quant aux bonnes r?ponses, celles qui transcenderaient la diversit? des vivants et des circonstances. La question, sp?culative, serait bien plut?t de construire une narration que nulle g?n?ralisation n’a le pouvoir de simplifier. Et cela non ? cause d’une ? infinie complexit? ? qui rendrait impuissante toute g?n?ralisation, mais parce que tant les questions pertinentes que les r?ponses qui leur ont ?t? apport?es sont un enjeu de l’?cheveau d’histoires, d’intrigues, qu’il s’agit d’apprendre ? raconter.
Certes une biologie qui cultiverait l’art des intrigues, o? l’on ne saurait jamais a priori comment poser le probl?me et par o? il passe, compliquerait les questions des sciences humaines, trop souvent fond?es sur une opposition simple entre l’? homme ? et la ? b?te ?. Mais c’est ? ce type de complication que j’aspire : qu’une science impose des risques ? une autre, la prive des grosses oppositions, des g?n?ralisations simplificatrices, des ?conomies de pens?e qui la rendent solidaire du pouvoir de juger.
Tel est donc le sens d’une approche sp?culative de la biologie de l’?volution : l’app?tit sp?culatif n’est autre que l’app?tit pour les mani?res dont les vivants ont invent? des r?ponses chaque fois singuli?res, chaque fois risqu?es, ? des questions g?n?rales : se nourrir, se reproduire, survivre dans un milieu incertain et parfois dangereux... C’est prendre au s?rieux le fait que tout se passe comme si raconter l’?volution c’?tait raconter une histoire d’inventions renouvel?es : le biologiste n’est pas alors celui qui sait, mais celui qui doit apprendre comment tel ?tre vivant a ? invent? ? une mani?re particuli?re de vivre et de s’adresser ? son monde. On pourra objecter que cette singularit? repose sur une m?taphore, sur un ? tout se passe comme si ?. Mais, lorsqu’il est question d’?volution biologique, on n’?chappe pas ? la m?taphore, au ? tout se passe comme si ?, c’est une des r?gles du jeu de tous les r?cits ?volutionnistes. Il ne s’agit donc pas le moins du monde d’invoquer une ? force inventive ? en tant que principe expliquant l’?volution, pas plus que Richard Dawkins, lorsqu’il parle d’? Horloger aveugle ? , n’entend ?voquer les t?tonnements d’un Etre caract?ris? par ses limitations. Ce qui importe, quelle que soit la m?taphore, est de se souvenir qu’il s’agit toujours de caract?riser le processus ?volutif, non de faire l’hypoth?se d’une cause.
La m?taphore de Dawkins annonce comment il va caract?riser l’?volution : au plus proche des caract?risations traditionnelles du vivant, insistant sur les merveilles d’une adaptation qui fondait auparavant l’argument du design. La s?lection va prendre la place de Celui dont l’harmonie des fonctionnements vivants traduisait les desseins. D’autres darwiniens, en revanche, pr?f?rent caract?riser l’?volution comme ? opportuniste ? ; Fran?ois Jacob, lui, la compare ? un ? bricolage ? . L’opportuniste rep?re et exploite un possible prometteur. Le bricoleur fait du neuf avec du vieux. Dans les deux cas, l’app?tit du biologiste n’est plus excit? par l’harmonieuse organisation du vivant, par sa perfection, mais plut?t par les bizarreries, les surprises, les montages qui fonctionnent plus ou moins bien : assez bien pour tenir, mais tr?s diff?rents d’un projet d’ing?nieur ou d’horloger qui d?duirait les moyens les mieux adapt?s au but qu’il poursuit. La m?taphore pr?pare donc, dans ce cas, ? des surprises, elle annonce que le pouvoir de la d?duction n’ira jamais tr?s loin. Mais peut-?tre sa faiblesse est-elle de concentrer l’attention sur la critique de la vision du vivant comme organisation optimale en vue d’un but, c’est-?-dire d’amarrer l’id?e ? dangereuse ? de Darwin ? son contexte de naissance (la r?f?rence ? un Dieu cr?ateur). Comme si la vie n’offrait d’autre d?fi que l’alternative (reprise par Jacob ? L?vi-Strauss) entre l’ing?nieur divin et le bricoleur.
Alfred North Whitehead a propos? dans Process and Reality une d?finition g?n?rique du vivant qui rejoint celle de Sonigo : ? Life is robbery ?, ? la vie est vol ? . Tout vivant requiert la destruction de ce qu’il d?finit comme sa nourriture. Whitehead introduit cette th?se par une opposition entre ? soci?t?s vivantes ? et cristaux qui correspond ? la distinction contemporaine, associ?e ? l’œuvre de Prigogine, entre les ? structures d’?quilibre ?, susceptibles de se maintenir ind?finiment si leur environnement reste ce qu’il est, et les ? structures dissipatives ? exigeant un environnement qui nourrisse les transformations permanentes dont la structure traduit l’articulation. Mais Whitehead ajoute, afin de compl?ter sa m?taphore, que ? le voleur requiert sa justification ?. Il accentue ainsi une diff?rence. Prenons l’exemple d’un cyclone, structure dissipative typique dont le caract?re destructif peuple les actualit?s t?l?vis?es : on peut dire certes que le cyclone se nourrit des diff?rences de pression atmosph?rique, mais non pas qu’il se nourrit des ravages qu’il occasionne. Il ne cherche pas ? d?truire, il va o? il va sans que ces ravages fassent une diff?rence pour lui. Raconter l’?volution des vivants, en revanche, c’est raconter, entre autres, une invention active des moyens de capter, rep?rer, s?duire, capturer, pi?ger, pourchasser, une escalade dans la cr?ation de modes de destruction toujours plus efficaces, inventant de nouvelles proies pour de nouveaux pr?dateurs. La question de la destruction n’est pas contingente, elle est partie prenante des inventions des vivants.
Cependant, inf?rer de l’impossibilit? de s?parer vie et destruction que le voleur a besoin d’une justification scandalisera la plupart des biologistes. Et cela m?me si la justification ?ventuelle est g?n?rique, c’est-?-dire ne porte pas sur tel ou tel moyen de se nourrir plus cruel qu’un autre, comme c’?tait le cas lorsque les biologistes c?l?braient l’harmonie d’une nature cr??e par Dieu. Whitehead ne fait pas de diff?rence entre l’agneau et le loup, il pose la question de la vie en tant que la nourriture y est non seulement condition mais enjeu. Mais pour le biologiste darwinien, cette diff?rence risque de ne pas peser lourd. Pour lui, la vie est ce qu’elle est, et il appartient ? la science de ne pas se poser de probl?mes de valeur, de se borner ? comprendre ce qui s’est pass?.
En revanche, c’est un probl?me qui peut se poser ? un philosophe sp?culatif, pour qui prime la question de la coh?rence . En l’occurrence, l’aventure des savoirs portant sur l’?volution des vivants est une aventure humaine, et est donc appel?e, d’une mani?re ou d’une autre, ? se situer par rapport ? ce qu’elle d?crit. Toute la question est : sur quel mode ? La coh?rence exigerait qu’il n’y ait pas de brutale rupture stylistique entre modes narratifs selon que les humains sont d?crits comme producteurs de savoirs scientifiques ou comme issus de l’?volution biologique. De ce point de vue, un probl?me de prolongement est pos? par les narrations scand?es par des ? ce n’est que... ?, affirmant le pouvoir des biologistes ? juger ce ? quoi ils ont affaire. Certains (socio)biologistes n’h?sitent pas ? juger de la sorte les traits qui singularisent les humains et leurs soci?t?s. Mais la coh?rence voudrait qu’ils prolongent le m?me type de jugement jusqu’? leur propre aventure scientifique. S’il est question de la survie des plus aptes, d’o? viendrait que les scientifiques se targuent de ce que, pour ce qui les concerne, tous les coups ne sont pas permis, de ce qu’ils se soumettent ? des exigences qui les mettent en risque ? Accepteront-ils de dire qu’il ne s’agit que d’une strat?gie, un effet de propagande visant ? donner ? leurs id?es le pouvoir de prolif?rer en disqualifiant ce qu’ils jugent ? non scientifique ? ? Et s’il est question de ? bricolage opportuniste ?, accepteront-ils de dire qu’en fin de compte, pour eux aussi, tout peut servir, selon les circonstances ? Et s’il est question du caract?re strictement local et circonstanciel des solutions adaptatives articulant le vivant et son environnement, accepteront-ils de dire que les scientifiques sont prisonniers des solutions adaptatives que constituent leur langage, leur mani?re de d?finir leur environnement ? Le juge acceptera-t-il d’?tre jug? ? En g?n?ral, non, car les biologistes de l’?volution se pensent usuellement comme les vecteurs de la rationalit?, ceux qui ont le courage de rompre, au nom de la raison, avec les illusions anthropocentriques.
Comment caract?riser l’?volution sans incoh?rence, sans introduire une forme de dualisme ? Tel est le probl?me de la justification de la vie pos? par Whitehead. Et sa r?ponse sp?culative pourrait bien compl?ter l’image du bricoleur opportuniste. Elle a pour nom ? originalit? ?.
L’originalit? est une vertu neutre, assez amorale. Elle est circonstancielle car on n’est pas original en g?n?ral, et on ne trouve de solution originale qu’? des questions effectives. Et elle convient aux scientifiques, car les exigences auxquelles ils se plient, les mises en risque qu’ils acceptent mettent leur travail sous le signe d’un type assez particulier d’originalit?. La plupart des faits nous laissent libres de les interpr?ter ? notre gr?. Et l’originalit? des pratiques exp?rimentales est de d?finir cette libert? comme l’adversaire. Elles ne conf?rent de valeur qu’aux situations exp?rimentales productrices de faits dot?s de la capacit? exceptionnelle d’imposer une interpr?tation contre les autres. Il est ?galement assez original qu’une soci?t? honore le travail de certains de ses membres qui, comme Darwin, mettent en danger la stabilit? de ses jugements. Mais la mani?re dont d’autres traditions cultivent des rapports avec des ?tres relevant de r?gimes d’existence non humains, dieux ou anc?tres, traduit elle aussi ce qui est le propre de l’originalit? : la non-soumission ? la mani?re dont un probl?me s’impose, la recherche d’autres formulations ouvrant ? d’autres possibles.
Dans nos soci?t?s modernes, y compris dans la pratique des sciences, la plupart des comportements sont parfaitement routiniers. L’originalit? n’implique pas plus de tendance globale croissante dans l’histoire humaine que dans l’?volution biologique. Et elle ne doit pas ?tre confondue avec la complexit?. Dans L’?ventail du vivant , Stephen Gould a contr? par un argument statistique le ? mythe du progr?s ? que constituerait une tendance ? la complexification. Les premiers vivants furent simples, certes, mais l’existence m?me d’un ?tre vivant correspond plus que probablement ? un seuil minimum de complexit?. Or imaginons un ivrogne errant au hasard le long d’une rue bord?e par un mur sur sa gauche mais ouverte sur sa droite. S’il va ? gauche il rebondit, s’il va ? droite il ne rencontre pas d’obstacle. M?me si la probabilit? de chaque pas est ?gale vers la gauche ou vers la droite (pas de direction g?n?rale vers le progr?s), le mode de distribution de ses positions successives ?voluera en incluant peu ? peu des positions de plus en plus ?loign?es du mur. De m?me que le parcours de l’ivrogne, l’histoire de la vie pourrait ?tre erratique et se caract?riser pourtant par une distribution de plus en plus asym?trique puisque l’exploration al?atoire des possibles ne peut avoir lieu vers plus de simplicit?, seulement vers plus de complexit?. Mais il s’agit d’une distribution, non d’une tendance globale : la plus grande partie des vivants (et notamment nos amies les bact?ries) sont aujourd’hui comme hier proches du seuil de simplicit?.
L’argument de Gould est int?ressant, ? ceci pr?s que l’image de la d?marche al?atoire de l’ivrogne, comme aussi l’axe simple/complexe, dissimule ce que le th?me de l’originalit? tente d’exhiber. L’expansion produite par la d?marche erratique a lieu dans un espace repr?sent? comme homog?ne, alors que l’originalit? d?signe bien plut?t une augmentation des dimensions de l’espace, c’est-?-dire des types de diff?rence qui comptent, auxquels un vivant conf?re une signification. L’originalit? ne se limite pas en effet au ? jeu des possibles ?, selon la formulation de Fran?ois Jacob, si l’expression laisse entendre une pr?existence des possibles en question. Elle implique une ? cr?ation de possibles ?. L’aile en mouvement de l’oiseau cr?e un possible qui ne lui pr?existait pas, la possibilit? pour l’air d’avoir un autre r?le que celui de source de friction, de participer ? ce que l’on appelle ? portance ?.
M?taphores ici encore, bien s?r, mais m?taphores ouvrant un app?tit un peu diff?rent. Car le th?me de la complexit? ouvre ? l’espoir d’une mesure, alors que l’originalit?, la cr?ation de possibles que Whitehead propose comme ? justification de la vie ?, se c?l?bre. Elle implique ?galement de c?l?brer les risques nouveaux auxquels le vivant est expos? - ce qui compte pour lui est ?galement ce sur quoi il compte, ce dont l’absence le met en danger. Et elle implique surtout l’attention ? la divergence. Qui dit ? originalit? ? dit en effet ? partialit? ? : comme toute interpr?tation, la s?lection de ce qui compte a pour corr?lat l’indiff?rence ? ce qu’une autre production originale d?finit comme important. Et cette fois, les possibilit?s de ? raccord ? entre les r?cits ?volutifs et les questions pos?es par l’histoire humaine me semblent prometteuses, car ce raccord d?signe la question des modes de coexistence entre aventures dont les choix et les risques divergent. L’app?tit qui pourrait, j’en fais le pari, corr?ler la science de l’?volution biologique et les savoirs qui s’adressent aux humains et ? leurs soci?t?s, app?tit adress? ? la cr?ation de possibles divergents et de modes d’articulation entre ce qui diverge, est ce qu’on peut appeler un ? app?tit sp?culatif ?. Dans la succession des m?taphores, j’ajoute donc au Dieu horloger, ? l’Horloger aveugle (que nous allons maintenant rencontrer) et au Bricoleur erratique la m?taphore d’un Dieu sp?culatif.
La version ? s?lectiviste ? de l’?volution
L’?volution propos?e par Darwin a fait l’objet de terribles controverses parmi les biologistes, qui de fait acceptaient tous l’id?e d’une ? histoire de la vie ?, mais h?sitaient, comme Darwin lui-m?me, sur la question de savoir si le couple ? variation + s?lection ? suffisait ? donner son intelligibilit? ? cette histoire. L’accord qui domine aujourd’hui, la ? th?orie synth?tique ?, n’est pas associ? ? une d?couverte majeure, mais plut?t ? l’acceptation, par des biologistes issus des diff?rents champs, d’une mani?re commune de comprendre les variations, d?finies comme affectant les ? g?nes ?. Cette th?orie synth?tique a ?t? renforc?e par le triomphe de la biologie mol?culaire qui a permis de conf?rer une identit? mat?rielle aux g?nes, assimil?s ? des fragments d’ADN codant pour des prot?ines. Aujourd’hui, l’accord est tel que ce que l’on appelle ? n?odarwinisme ? est identifi? purement et simplement avec le message de Darwin : un message devenu s?lectiviste car, comme on va le voir, l’unique ressort de la narration est d?sormais la s?lection.
Cependant, les biologistes h?t?rodoxes n’ont jamais disparu, et beaucoup se d?finissent eux-m?mes comme ? darwiniens ?, tels Conrad Waddington hier, Stephen Gould ou Richard Lewontin, aujourd’hui. Ils sont darwiniens en ce que, pour eux, aucune force directionnelle ne permet de ramener l’histoire de la vie ? un d?veloppement progressif, de la simplifier gr?ce ? une tendance g?n?rale qui en ferait une ?pop?e (ayant, pour le moment du moins, l’homme ? son point d’aboutissement). Ils ne sont pas n?odarwiniens au sens o?, pour eux, le r?le de la s?lection fait partie du probl?me de la narration ? construire (position que je dirais ? sp?culative ? puisque la narration pose alors, ? chacun de ses moments, la question de comment elle doit ?tre construite).
Ce qui singularise la situation n’est pas cependant l’opposition entre orthodoxes et h?t?rodoxes, mais le fait que, depuis vingt ans, la position orthodoxe a trouv? des t?nors qui la pr?sentent comme ? r?volutionnaire ?, et interpr?tent donc toute opposition comme la preuve des r?sistances que suscite une id?e juste et r?volutionnaire. C’est le pouvoir tout ? fait particulier de la v?ritable machine rh?torique associ?e au n?odarwinisme aujourd’hui que je voudrais commencer par caract?riser.
Je suivrai ici l’un des t?nors contemporains les plus renomm?s, Richard Dawkins, et plus particuli?rement certains traits argumentatifs de The Extended Phenotype, publi? six ans apr?s son fameux Selfish Gene. Dawkins y fait face en effet ? l’ensemble des attaques ? h?t?rodoxes ? suscit?es par sa th?se, selon laquelle, du point de vue de l’?volution, le seul v?ritable enjeu d?signe la survie diff?rentielle des lign?es g?n?tiques, non celle des vivants eux-m?mes. Certes, reconna?t-il, la s?lection darwinienne implique les aventures des vivants dans le monde. Mais ce qu’il veut faire entendre est que l’?volution, elle, est indiff?rente ? ces aventures, car ce que l’? Horloger aveugle ? s?lectionne n’est pas le vivant mais ce qu’une g?n?ration de vivants transmet ? la g?n?ration suivante. Les g?nes, parce qu’ils sont r?pliqu?s de g?n?ration en g?n?ration, sont les unit?s sur lesquelles joue la s?lection. C’est pourquoi il les a affubl?s de l’adjectif ? ?go?ste ? : seule compte leur survie. Le ph?notype, l’organisme observable, n’est qu’un moyen sous contr?le des g?nes, un ? v?hicule de survie ? essentiellement p?rissable au service de ce qui peut dispara?tre mais non p?rir.
? l’origine, le ph?notype d?signait l’ensemble des traits observables d’un individu, ? opposer ? l’ensemble de ses g?nes, son g?notype. Mais il appartient aux penseurs n?odarwiniens d’avoir exploit? le caract?re abstrait de cette opposition et d’avoir inclus dans le ph?notype tout ce qui peut ?tre d?crit en tant que jouant un r?le dans la survie des g?nes, et est comme tel soumis ? la s?lection. C’est ainsi que la sociobiologie a montr? que la s?lection pouvait parfaitement favoriser l’? altruisme ? qui met en risque un individu au profit d’un parent car celui-ci est dot? d’un g?notype partiellement commun avec celui qui lui vient en aide (kin selection). Et Dawkins a propos? de consid?rer comme faisant partie du ? ph?notype ?tendu ? l’ensemble des effets qu’un animal produit tant sur le monde mat?riel (production d’artefacts) que sur d’autres vivants (par exemple, manipulation par un parasite de son h?te) . Les g?nes ont donc une port?e longue dans le monde, et le ph?notype permet d’affirmer la continuit? entre le corps d’un individu et son comportement, entre ses modes de fonctionnement physiologiques et sociaux.
Dawkins refuse n?anmoins l’accusation qui ferait de lui un partisan du ? d?terminisme g?n?tique ?. Stephen Gould et tous les autres se trompent, il n’affirme pas que nous sommes ? programm?s ?. Il n’a jamais ni? que le ph?notype comme ? expression du g?notype ? d?signe de fait un ensemble aussi compliqu? que l’on voudra de processus impliquant l’environnement. Il admet que le g?ne n’est pas la cause du caract?re, il souligne que l’on n’a jamais affaire en g?n?tique qu’? des variations ou ? des diff?rences, et que l’on identifie seulement la contribution g?n?tique ? ces variations et ? ces diff?rences. Du point de vue du d?veloppement animal, il n’y a pas lieu de diff?rencier les causalit?s g?n?tiques et environnementales, et l’effet d’un g?ne d?pend ?videmment du contexte. Mais ce que ses accusateurs ne ? comprennent pas ? est que, du point de vue de l’?volution, ce qui compte fait pr?cis?ment la diff?rence que le d?veloppement ne fait pas.
Accompagnons un instant l’argument de Dawkins, et prolongeons-le avec la m?taphore du texte et du contexte. La signification et l’int?r?t d’un livre d?pendent non seulement de lui mais aussi de ses lecteurs ; la r??dition du livre demande que chaque ?dition successive ait suscit? l’int?r?t de nouveaux lecteurs. Mais le texte lui-m?me n’est pas marqu? par la lecture qui en est faite, c’est lui qui est reproduit d’?dition en ?dition, alors que changent les lecteurs et le contexte de lecture. La situation est plus compliqu?e pour les vivants, puisque le ? texte ? lui-m?me varie dans ce cas de g?n?ration en g?n?ration, mais la diff?rence n’en tient pas moins entre texte et contexte : c’est le texte qui survit ou va au pilon, et l’appr?ciation de ses lecteurs peut donc ?tre d?finie comme son ? v?hicule de survie ?.
Dawkins ne nie donc pas ce que ses critiques lui reprochent d’ignorer : un g?notype n’a pas de signification ind?pendamment de l’environnement interne que constitue le d?veloppement du vivant (embryologie) et de l’environnement externe o? ce vivant s’activera. Il n’en a pas plus qu’un texte ind?pendamment de sa lecture. Mais la s?lection, selon lui, est aussi aveugle qu’un ?diteur int?ress? aux seules ventes, indiff?rent au contenu de ses livres. Et Dawkins soutient donc que, comme la s?lection, le sp?cialiste de l’?volution peut ignorer ce qui pr?occupe les biochimistes, les embryologistes et les ?thologistes.
Mais il y a une grande diff?rence entre la biologie de l’?volution et la question de la r??dition des livres qui m’a servi d’illustration. Si la rencontre d’un livre et de ses lecteurs et son chiffre de vente ne sont pas tout ? fait ind?pendants, la d?cision de r??diter correspond ? une pratique comptable bien d?finie : un ordinateur peut sinon la prendre du moins en signaler l’opportunit?. En revanche, tant la notion de g?notype que celle de g?ne n’ont de sens que formel. Ce qui signifie non seulement abstrait, ind?pendant de toute hypoth?se sur le r?le d’un g?ne , ce que Dawkins souligne, mais surtout impossible ? d?finir pour eux-m?mes. Le g?ne et le ph?notype n’ont d’autre d?finition que celle que leur conf?re un formalisme purement math?matique, celui de la th?orie qui les articule, la g?n?tique des populations.
En fait, le caract?re formel de la th?orie g?n?tique des populations sur laquelle Dawkins se fonde est ce qui fait sa force. Cette th?orie n’a pas, pour l’essentiel, vari? depuis les travaux de ses fondateurs dans les ann?es 1930, Haldane, Fisher et Wright , et ? l’origine, elle avait pour vocation de soutenir que la pression s?lective pouvait ?tre une cause importante d’?volution . C’est pourquoi elle est ax?e sur une seule question, la variation de la fr?quence des diff?rents g?nes au sein des g?notypes chaque fois particuliers de vivants appartenant ? une population soumise ? une pression s?lective ; elle postule pour ce faire que chaque g?ne est caract?ris? par une valeur adaptative (fitness). Gr?ce ? ce postulat se trouve effectivement mis dans une ? bo?te noire ? ce qui int?resse les autres biologistes . Le probl?me est clos sur lui-m?me : g?nes et pression s?lective sont cod?finis formellement puisque la diff?rence de fitness entre g?nes, qui d?terminera la variation de leur fr?quence, traduit le r?le de la pression s?lective (s’il n’y a pas de pression, il n’y a pas de diff?rence de fitness).
Or les ?nonc?s produits par la machine rh?torique s?lectiviste semblent, quant ? eux, capables de r?pondre ? toutes les questions. Dawkins ?crit notamment : ? Un artefact animal [une toile d’araign?e par exemple] peut, comme n’importe quel produit ph?notypique dont la variation est influenc?e par un g?ne, ?tre consid?r? comme un instrument ph?notypique gr?ce auquel ce g?ne pourrait potentiellement se hisser ? la g?n?ration suivante. ? Que s’est-il pass? ? Pourquoi le g?ne ? formel ?, dont la seule singularit? est d’?tre transmis lors de la reproduction, qui r?pond ? la seule question ? quelle est sa fr?quence dans une population ?, est-il devenu un sujet ou un agent, capable de ? se hisser ?, d?crit ? toutes les pages ? comme si ? il s’activait, s’associait, formait des alliances avec d’autres g?nes, modifiait l’effet d’autres g?nes, tout cela ? la seule fin (?go?ste) de maximiser sa fr?quence dans la population ?
C’est ici bien s?r que vont attaquer ceux qui accuseront Dawkins de parti pris id?ologique, mais c’est ?galement ici, avant de partir ? la d?fense des ? causalit?s environnementales ?, qu’il faut ?tre attentif ? la mise en sc?ne rh?torique qui permet ? Dawkins de se pr?senter en simple porte parole de cette science bien ?tablie qu’est la g?n?tique des populations. Il se borne ? tenter de la faire comprendre au public qui ne la comprend pas, et ceux qui le contredisent manifestent ce faisant que eux non plus ne la comprennent pas .
Et de fait Dawkins a raison de dire que la science dont il est porte-parole ne d?fend pas le d?terminisme g?n?tique et qu’elle est la premi?re ? reconna?tre que l’attribution d’une valeur adaptative (fitness) ? un g?ne est une simplification outranci?re. Des th?oriciens ont d’ailleurs tent? des g?n?ralisations, en attribuant ? chaque g?ne une valeur de fitness variable selon son environnement g?n?tique, voire en attribuant cette valeur aux g?notypes eux-m?mes, repr?sent?s comme toutes les combinaisons possibles de g?nes. Cela permet d’envisager la possibilit? d’?volutions au cours desquelles diminue la fr?quence d’un g?ne dont la valeur de fitness est pourtant plus ?lev?e (les autres ?tant donn?s) car ce qui prime en l’occurrence est l’augmentation de la fitness du g?notype. Mais l’abstraction reste compl?te car les ? valeurs de fitness ? restent postul?es, et ne correspondent ? aucune possibilit? de construction de savoir effective. Rien d’?tonnant ? cela car le g?ne dans ce formalisme n’est pas susceptible d’avoir des interactions avec quoi que ce soit, la seule question qui se pose ? son sujet ?tant celle de sa fr?quence. Ce que la g?n?ralisation explore est donc plut?t le formalisme lui-m?me, la mani?re dont il peut traduire certains probl?mes, en aucun cas ces probl?mes en tant que tels, qui sont par d?finition hors jeu. En d’autres termes, la diff?rence entre texte et contexte, le fait que l’?volution s?lective permet de faire l’?conomie des questions compliqu?es de d?veloppement et de comportement ne sont pas le moins du monde un r?sultat qui puisse ?tre argument?. C’est seulement un postulat d?finissant la mani?re dont la g?n?tique des populations articule son objet.
Bien s?r, la g?n?tique n’est pas seulement une th?orie math?matique. Les g?n?ticiens ont l’habitude de chercher ? corr?ler les variations d’un trait remarquable ? des variations g?n?tiques. Mais ils savent (certains l’oublient) que corr?ler autorise seulement ? dire qu’il y a une contribution g?n?tique ? la variation de ce trait, mais certainement pas que tel g?ne est responsable de ce trait, ni que ce g?ne est pour ce trait, et pour lui seul . Rien ne leur permet d’aller au-del? du ? il y a un rapport ?, et surtout d’exclure que le g?ne identifi? soit en rapport avec bien d’autres relations connues ou inconnues au sein du vivant. Mais se borner ? dire ? il y a un rapport ?, c’est s’interdire de prendre le ? g?ne ? pour sujet des histoires d’?volution, c’est-?-dire de conf?rer ? l’association ? g?ne ?/? valeur de fitness ? un r?le qui met la ? s?lection des g?nes ? aux commandes de ces histoires. La question n’est donc pas de critiquer les positions de Dawkins mais de comprendre comment la machine rh?torique s?lectiviste peut glisser subrepticement, de position en position, de la g?n?tique ? l’histoire des g?nes.
Premi?re position mobilis?e par Dawkins , de plain-pied avec la pratique des g?n?ticiens. Sommes-nous, comme on l’accuse de le soutenir, ? programm?s pour lire ?, par exemple ? L’exemple est bien choisi pour deux raisons. D’abord la lecture est une pratique historiquement datable, pour laquelle on ne peut ?voquer aucune pression s?lective explicite. Ensuite c’est une comp?tence dont l’acquisition difficile t?moigne de sa terrible complexit?. Pourtant, en suivant la routine des g?n?ticiens, pour parler d’? un g?ne pour un trait ? il suffit que ce g?ne contribue ? une variation observable de ce trait : en l’occurrence ce serait la diff?rence entre ?tre capable de lire ou pas. Et donc, s’il existe une dyslexie par rapport ? la seule lecture, ? sans autre effet remarquable ?, et si cette dyslexie peut ?tre corr?l?e ? un g?ne, on pourra dire que le g?ne, dans sa version ? normale ?, est ? pour la lecture ?. Dawkins passe sous silence le fait que si on ne trouve pas un tel cas de corr?lation, on devra dire qu’il n’y a pas de g?ne pour la lecture, mais que dans aucun des deux cas les questions que pose la lecture ne seraient grandement affect?es.
Cette premi?re position manifeste en fait assez bien la diff?rence entre corr?ler et expliquer, et met en lumi?re le caract?re de ? chasseur cueilleur ? du travail des g?n?ticiens : chercher les cas o? un g?ne peut ?tre corr?l? ? un trait remarquable. Mais ailleurs, l’exemple inoffensif du ? g?ne pour la lecture ? est oubli? : Dawkins, comme malheureusement certains g?n?ticiens m?diatiques, entreprend de ? manger son cake et de le garder ?. Il conserve la d?finition formelle qui l’autorise ? ignorer les probl?mes de l’embryologie ou de l’environnement, ou de l’acquisition des comp?tences, et affirme soudain que le ? pour ? traduit, ? on le sait bien ?, une forme d’action ou de contr?le. Il passe ainsi de la corr?lation ? la raison. De plus, au lieu d’employer des mots tels que ? contribuer ? causer ? ou ? influencer ?, Dawkins choisit un terme tout aussi ind?termin? mais beaucoup plus efficace s’il s’agit de faire du g?ne un agent : il est dot? d’un ? pouvoir ? sur le trait ph?notypique X.
Ce n’est qu’une m?taphore, protestera Dawkins, mais le propre de cette m?taphore est de fabriquer un lien entre deux champs compl?tement disparates, celui de la g?n?tique formelle et celui des modes de narration qui conviennent ? l’?volution. Le propre de la g?n?tique, en tant que science formelle, est qu’on ne peut y raconter aucune histoire, seulement calculer, mais le ? comme si ? que constitue le pouvoir des g?nes fait de ceux-ci les sujets d’une narration, aussi monotone d’ailleurs que les calculs comptables qu’ils naturalisent. Agents calculateurs poursuivant une fin unique, ?tre transmis ? la g?n?ration suivante, ils multiplient les moyens pour cette fin : ils ? complotent ? entre eux, passent des alliances, unissent leurs forces, acceptent des compromis, poussent le cas ?ch?ant leur v?hicule ? se sacrifier pour d’autres v?hicules contr?l?s par des g?nes semblables, voire r?ussissent ? manipuler et ? mettre au service de leur propre survie un v?hicule de type diff?rent.
Bien s?r, il n’y a pas de miracles, c’est-?-dire de questions nouvelles. Dawkins se borne ? raconter, avec ce style particulier, des cas connus par les biologistes. Et ce style est d’ailleurs assez arbitraire, car certains de ces cas pourraient ?tre racont?s en termes de g?nes ? confiants ? (ceux des parasites qui misent sur la rencontre avec l’h?te sans lequel ils ne pourront se reproduire), ? commer?ants ? (ceux des plantes qui fournissent un nectar d?licieux aux insectes qui les f?conderont) ou ? d?pendants ? (ceux qui contr?lent un v?hicule dont la venue ? maturit? d?pendra de longs et co?teux soins parentaux) .
De fait, c’est la possibilit? de ramener ? une histoire ? ?go?ste ? les relations d’interd?pendance et de solidarit? qu’impliquent les animaux ? sociaux ? qui a mis en branle la machine rh?torique s?lectiviste. Ce ne sont pourtant pas des partis pris id?ologiques (politiques, sexistes, voire scientistes) que l’on trouve ? l’origine de ce qu’on a appel? la ? sociobiologie ?, mais une controverse ? technique ? li?e ? une question que la g?n?tique des populations avait, au moins, eu l’avantage de vider, celle de la mani?re dont il convient de d?finir la fitness. La tentation de continuer ? parler non de g?nes ou de g?notypes mais de vivants concrets comme plus ou moins ? aptes ?, ? mieux adapt?s ? est forte, et c’est ? elle qu’ont c?d? certains biologistes lorsqu’ils ont propos? de parler de l’adaptation de groupes en tant que tels, et ont ?mis l’hypoth?se d’une ? s?lection de groupe ?. Une telle s?lection expliquerait que les individus puissent le cas ?ch?ant se sacrifier si le bien du groupe l’impose. La machine rh?torique qui est n?e avec la sociobiologie a eu pour point de d?part la possibilit? (comptable) de vaincre les partisans d’une s?lection de groupe sur leur propre terrain dans un cas de ? soci?t? animale ?, les soci?t?s d’insectes caract?ris?es par la st?rilit? du plus grand nombre. Les sociobiologistes ont donc accept? l’argument des partisans de la s?lection de groupe : la st?rilit? peut ?tre d?finie comme une forme de sacrifice. Et ils ont montr? que ce sacrifice est compatible avec l’imp?ratif de maximisation de la transmission des g?nes que v?hiculent les insectes sacrificiels.
La sociobiologie montre bien comment fonctionne la rh?torique s?lectiviste. Qu’est-ce qu’une soci?t? ? Voici une question vaste et compliqu?e. Mais il existe une r?ponse qui peut s’?tendre ? toute soci?t?, des insectes aux humains : un individu ? social ? peut ne pas se comporter de mani?re ? maximiser ses propres int?r?ts. Ce sera donc par l? que passera la g?n?ralisation : la ? v?rit? ? objective d’une soci?t? passera par la mise en lumi?re du fait que ces individus maximisent n?anmoins les int?r?ts de leurs g?nes. Et donc la soci?t? s’explique par les int?r?ts des g?nes ?go?stes. Malgr? les apparences d’altruisme et de coop?ration. La science contre les ? apparences ?, surtout celles gr?ce auxquelles nous cherchons ? donner un sens ? nos vies, tel est le principal ressort du scandale dont se nourrit cette rh?torique.
Les notions de g?notype, de ph?notype, de fitness sont incapables, quoi qu’en dise Dawkins, de parler de l’?volution des vivants. Le scandale qu’a suscit? la machine rh?torique qui les a mobilis?es, et qui se nourrit de ce scandale, n’est pas justifi? par une f?condit? propre aux questions que poseraient les th?oriciens s?lectivistes de l’?volution. Ceux-ci se bornent le plus souvent ? retraduire les r?cits concrets construits par leurs coll?gues de terrain sur un mode qui s?pare rh?toriquement ? causalit? g?n?tique ?, seule v?ritablement pertinente, et ? causalit? environnementale ?, simple contexte pour la r?v?lation du pouvoir des g?nes. Mais cette retraduction a pour effet de mettre en r?sonance directe l’?volution biologique avec de vieilles questions par?es d’habits nouveaux. ? Moi et mon environnement ?, ? Suis-je programm?(e) ? ?, ? Mes ?motions sont-elles authentiques ? ?, ? Mes valeurs ne cachent-elles pas quelque chose ? ?, ? Qui est responsable ? ?, ? Mon destin m’?chappe-t-il ? ? C’est pourquoi la question n’est pas de d?fendre les causalit?s environnementales contre les causalit?s g?n?tiques. Ce serait participer au m?me jeu, tenter de donner d’autres r?ponses aux m?mes questions. Le pi?ge se referme d?s que nous demandons ? une science de r?pondre non ? ses questions mais aux n?tres. Les seules questions int?ressantes pour nous ne portent pas sur ce que nous ? sommes ?, mais sur les devenirs dont nous sommes susceptibles, et un devenir n’implique jamais de ? causalit? ? .
Des aventures risqu?es
Vivre n’est pas sans danger. Et survivre, pour une population, n’est jamais garanti. Ce que la g?n?tique des populations postule g?n?ralement, un environnement plus ou moins constant, correspondant ? une pression s?lective donn?e, ne correspond malheureusement pas ? l’histoire cruelle de toutes ces populations qui ont disparu parce que le milieu sur lequel elles comptaient a disparu. Le m?t?orite g?ant suscitant l’extinction en masse des esp?ces qui vivaient ? la fin du cr?tac? est devenu la parabole de ce que la s?lection graduelle mise en sc?ne par la g?n?tique des populations n’est pas la seule cause de changement. Le r?chauffement brutal du climat qui s’annonce, doubl? du fait que les populations dont le milieu leur sera devenu hostile n’auront ? nulle part ou aller ? car les humains les repousseront des territoires qu’ils occupent, laisse pr?sager des destructions qui n’ont, elles non plus, rien ? voir avec la fitness g?n?tique.
Mais ces exemples sont des cas limites parce qu’ils illustrent d’abord l’impuissance des populations concern?es face ? ce qui arrive. Bien plus int?ressante, du point de vue de l’histoire des vivants, est la question des variations de milieu qui ne cessent de se produire : non pas une fatalit? ? laquelle on ne peut rien, mais un risque permanent. Poser la question de ce risque ne signifie pas attribuer aux vivants la capacit? de pr?voir, d’anticiper, et ne ressuscite pas non plus la question de la fitness. La question est darwinienne car elle revient ? dire que les vivants dont les lign?es ont r?ussi ? se prolonger ont d?, d’une mani?re ou d’une autre, r?ussir ? le faire dans un environnement risqu?.
La distinction entre causalit?s, environnementales et g?n?tiques, ne permet pas de poser cette question : on peut parler de diff?rentes causes lorsque leurs effets respectifs peuvent ?tre d?finis ind?pendamment les uns des autres, alors que, dans le cas du vivant, tout ? effet ? requiert ins?parablement ce que nous pr?tendons distinguer. Ce qui se transmet d’une g?n?ration ? l’autre n’est jamais s?parable du milieu requis, toujours d?j? copr?sent en m?me temps que les g?nes, et cela ? toute ?chelle, depuis les cellules jusqu’au petit d’homme qui requiert de mani?re cruciale d’?tre ?lev? par des ?tres qui s’adressent ? lui comme capable d’initiative, d’intention, et qui lui parlent . Et l? o? quelque chose est requis, il y a ?galement toujours risque, la cellule peut crever si la nourriture sur laquelle elle compte n’est pas au rendez-vous, beaucoup d’embryons meurent en cours de d?veloppement, et on meurt ?galement de d?sespoir.
L’hypoth?se d’une pression s?lective con?ue comme id?alement constante ?tait cruciale pour d?finir l’articulation entre fitness, g?notype et ph?notype. Mais il ne s’agit plus ici de d?finition, mais d’enjeux. Si chaque vivant requiert un milieu qui lui donne ce dont son mode d’existence implique la n?cessit? (la ? nourriture ? de Pierre Sonigo), chaque vivant incarne un ? pari ? quant au milieu qu’il rencontrera effectivement. En d’autres termes, le milieu qu’il requiert fait partie de sa d?finition, ? titre d’enjeu. ? cet enjeu ne correspond aucune garantie, le pari est toujours risqu?, c’est pourquoi on ne parlera pas de fitness. Le ma?tre mot est bien plut?t ? aventure ?. Et aventure sp?culative car ce qui est mis ? l’aventure est aussi bien nos modes de description, dont la pertinence d?pend de chaque pari distinct, communiquant avec des aventures divergentes, certaines misant sur la constance, d’autres sur une certaine, et toujours relative, flexibilit?.
L’histoire darwinienne n’est plus alors ? domestiqu?e ? par un principe monotone de maximisation de la fitness, elle est peupl?e, ? toute ?chelle, de vivants issus de ? choix ? risqu?s, aventur?s, quant ? ce qui leur est n?cessaire, quant ? la mani?re dont ils requi?rent leur milieu. Nous appelons ? esp?ces en danger ? celles dont nous savons que l’un des choix qu’elles prolongent les condamne, et nous disons ? nuisibles ? certaines autres dont la flexibilit? leur permet de prosp?rer ? nos d?pends.
Il appartient ? Conrad Waddington, un embryologiste qui lutta toute sa vie pour que la biologie se donne une th?orie unitaire plus pertinente et int?ressante que la th?orie synth?tique, d’avoir explor? le type de question qui n’opposerait pas g?nes et environnement mais traduirait ce que savent les biologistes, et d’abord les embryologistes : la difficult? ? parler de ? cause ? ou de ? pouvoir de d?terminer ? d?s qu’il est question de corps vivant. Lorsqu’il est question d’embryogen?se, rien n’a de pouvoir ind?pendamment de tout le reste. C’est pourquoi le contraste entre ce qui serait transmissible (les g?nes) et ce qui serait contingent (l’environnement) ne tient pas en embryologie. Ce contraste peut appara?tre plausible lorsqu’il s’agit de traits comportementaux jug?s adaptatifs par rapport ? un environnement al?atoire (l’animal est ? pr?t ? ? l’?ventualit? d’une rencontre avec une proie, un pr?dateur, un rival, etc.), mais non lorsqu’il s’agit de la multiplicit? enchev?tr?e des chemins de d?veloppement qui s’agencent et produisent ?ventuellement un individu viable : chaque chemin de d?veloppement fait environnement pour d’autres, requiert d’autres et est requis par d’autres.
Au pouvoir de d?terminer que le s?lectivisme attribue aux g?nes, Waddington propose de substituer une approche qui exhibe le pari sur son milieu que constitue toute mani?re d’?tre vivant., et qui sait qu’on ne plaisante pas avec le d?veloppement. Celui-ci est un ? haut fait ?, et la plupart des variations susceptibles de l’affecter tourneront assez mal pour l’embryon. Waddington propose donc que la pression s?lective ne porte pas, dans ce cas, sur une ?ventuelle concurrence entre individus matures, au comportement observable, mais sur le ? syst?me d?veloppemental ? comme tel, sur la multiplicit? des chemins de d?veloppement qu’implique la transformation d’un œuf f?cond? dans son environnement ? l’embryon bien form?. La s?lection pourrait favoriser la ? canalisation ? de ces chemins, c’est-?-dire une stabilisation qui les diff?rencie de leurs possibilit?s de variantes multiples, quelle que soit l’origine g?n?tique ou environnementale de ces variantes.
Waddington baptise ces chemins canalis?s, capables de produire le ? m?me ? trajet d?veloppemental malgr? des variations multiples, du nom de ? chr?odes ?, chemins n?cessaires. La n?cessit? en question n’a rien ? voir avec une d?termination. Elle communique plut?t avec la notion de robustesse, de r?sistance aux perturbations. Et cette robustesse a pour condition la redondance : plus une canalisation est stable, moins chaque ?l?ment requis est indispensable. Corr?lativement, ce qui compliquait la mise en sc?ne du ? pouvoir des g?nes ? - le constat exp?rimental du fait que des ? g?nes ? (fragments d’ADN) multiples ont des ? fonctions ? similaires et qu’un m?me g?ne peut avoir des fonctions multiples - devient ? normal ?. Aucune de ces fonctions, en effet, n’appartient au g?ne en tant que tel, mais bien au chemin de d?veloppement stabilis? auquel ce g?ne contribue certes, mais sur un mode o?, optimalement, il ne devrait pas ?tre indispensable. Les maladies ? mend?liennes ?, li?es ? une mutation g?n?tique bien d?termin?e, ne t?moignent plus d?s lors de mani?re privil?gi?e pour le ? pouvoir des g?nes ?. Elles correspondent ? des cas particuliers, assez exceptionnels heureusement, o? un chemin de d?veloppement est vuln?rable par rapport ? une variation, c’est-?-dire ? des ? d?fauts de robustesse ?.
Dans cette perspective o? ce qui apparaissait comme d?termination traduit la robustesse d’une canalisation, Waddington cite, en tant qu’exemple limite, les cals qui apparaissent sur la peau sensible de l’autruche d?s avant sa naissance, c’est-?-dire avant sa rencontre avec un sol rugueux. Cette apparition ne signifie pas que les cals soient g?n?tiquement programm?s, mais que la canalisation ? formation de cal en cet emplacement ? a ?t? ? ce point stabilis?e, rendue robuste par rapport ? tant de variations possibles, c’est-?-dire coproduite sur un mode ? ce point redondant, que la rencontre avec le sol n’est plus n?cessaire. Un peu comme dans un vieux couple, o? un signe imperceptible ? tout ?tranger est capable de d?clencher une sc?ne de m?nage.
La question de la canalisation ne se limite pas au d?veloppement embryonnaire, elle porte aussi sur la mani?re dont, apr?s sa naissance, l’animal affrontera les incertitudes de son milieu ext?rieur. En effet, les comportements ?thologiques sont eux aussi canalis?s. Un animal r?pond ? sa mani?re ? un ?v?nement. La diff?rence entre ?thologie et embryologie tient d’abord ? la plus grande marge de flexibilit? admise face au milieu dit ? ext?rieur ?, et c’est ici que les paris exhibent leur dimension la plus sp?culative. Un comportement sera-t-il ou non susceptible d’apprentissage, ou sera-t-il st?r?otyp? quant ? ce qui est pris en compte et ce qui ne l’est pas ? Henri Bergson avait soulign? la grande bifurcation parmi les vivants entre ceux qui misent sur un ? instinct ? extraordinairement assur? et sophistiqu?, mais qui ne peut communiquer avec aucune exp?rience de l’environnement en tant que tel, et ceux qui, parfois maladroitement, souvent de mani?re sommaire ou h?sitante, tentent le coup de l’? intelligence ?. Le parasite affectant le cerveau de la fourmi de telle sorte que celle-ci se perche au bout d’un brin d’herbe et ? attende ? d’?tre aval?e par le mouton que le parasite requiert au stade suivant n’a pas la moindre exp?rience du mouton, et Dawkins n’a pas tort de voir dans cette ? manipulation ? l’expression pure de l’enjeu que constitue la reproduction. Mais lorsque Harlow ? tortura ? de jeunes singes rh?sus en les privant d’interactions avec leur m?re, et constata notamment la disparition du ? comportement d’exploration ?, il mit au jour un relais typique entre ce qui est requis (les soins maternels) et ce qui devient possible (exp?rimenter un monde ouvert). Le jeune rh?sus, comme tous les ?tres qui ont besoin de v?ritables soins parentaux, ne na?t pas tout ?quip? pour un monde tout fait, d?fini par ses cat?gories comportementales. Il na?t dans le monde de sa m?re, et a besoin de sa m?re pour risquer un apprentissage qui le cocr?era en relation avec ce monde auquel il a affaire, non avec le monde dont son esp?ce fait le pari.
Bien ?videmment, la canalisation est toujours une affaire de degr?, et elle ne porte jamais sur un animal mais sur tel ou tel de ses comportements. Des comportements qui n’ont, qui plus est, nul besoin d’?tre ? inn?s ?. L’humain mise sur la rencontre post-natale avec un milieu ? respirable ?: d?s que le petit d’homme quitte le ventre de sa m?re, il suffit d’une claque, et encore, pour que ses poumons se mettent en branle. Les humains ont ?galement besoin d’un environnement humain, o? on leur parle, pour que ce qui les sp?cifie pourtant c?r?bralement, la capacit? de parler, s’actualise. Et lorsqu’ils parleront, ce ne sera jamais ? en g?n?ral ? mais sur un mode singulier : non pas seulement leur langue, mais la mani?re dont celle-ci participe ? leur culture, et aux mani?res d’?tre de leur famille, puis de l’?cole, puis de... Et enfin, ceux qui savent lire, comportement in?dit du point de vue de la d?finition c?r?brale de l’humain, lisent certes comme ils respirent, irr?pressiblement, mais ils ne comprennent pas tout ce qu’ils sont capables de lire, et ce qu’ils comprennent, ils le comprennent toujours ? leur mani?re, et parfois de mani?re diff?rente ? chaque lecture. .
? l’?ternel probl?me du d?terminisme et de la libert? se substitue donc une gamme variable de questions qui sont des questions v?ritablement sp?culatives car elles portent moins sur l’adaptation dont t?moignerait un individu que sur la mani?re dont, dans chaque cas, s’est d?cid?e la r?ponse ? une interrogation g?n?rique : qu’est-ce qu’un individu ? Encore une fois, la r?ponse n’a rien d’un drame, au sens o?, par exemple, il faudrait choisir entre la fourmi et la fourmili?re. Bien au contraire, il est possible d’appr?cier la mani?re dont chaque fourmi s’active, mais aussi dont beaucoup de ses comportements sont litt?ralement asignifiants ind?pendamment non pas seulement du rapport ? une autre fourmi, mais surtout du grand nombre des fourmis ? la fois semblables et statistiquement diverses (du point de vue par exemple de leur seuil de sensibilit? ? telle ou telle substance odorif?rante). Et c’est en passant par le grand nombre statistique, et non par une division assignant un r?le ? chaque individu, que la population appara?t comme dot?e elle-m?me de comportements collectifs flexibles, pertinents dans un environnement incertain.
L’opposition g?notype/ph?notype menait ? dramatiser le ? sacrifice ? que fait par exemple l’abeille ouvri?re st?rile de ce qui constitue sa fin en soi, en tant que v?hicule de survie de ses g?nes. En revanche, ce qui n’?tait pas dramatis?, est que la st?rilit? n’est qu’un aspect d’une divergence de d?veloppement somatique assez spectaculaire. L’approche ax?e sur la ? canalisation ? pourrait mener, quant ? elle, ? s’int?resser ? cette bifurcation dramatique du d?veloppement qu’une diff?rence de nourriture, gel?e royale ou pas, est susceptible de d?terminer. Le paysage chr?odique qui singularise les abeilles serait-il issu d’un choix de ? dramatiser ? une instabilit?, de lui conf?rer une signification fonctionnelle, au lieu de la stabiliser ? L’invention-?mergence de la ruche est-elle pass?e par la transformation de cette instabilit? de d?veloppement en point de bascule d?terminant ?
De mani?re plus g?n?rale, la perspective s?lectiviste, qui part d’un individu compris d’abord comme v?hicule de survie, vou? ? la transmission de ses g?nes, voit partout des trade off, le choix de sacrifier ceci pour gagner cela, qui est la forme g?n?rale du Contrat Social imagin? par Hobbes et repris par les ?conomistes. Comme Mary Midgley le souligne, cette approche, supposant des ?tres d’abord d?finis par leurs int?r?ts propres et leurs possibilit?s d’existence ind?pendante, est tout ? fait pertinente pour les poulpes qui naissent larves minuscules, flottant au gr? des courants, ne rencontrant pas plus leurs parents que, s’ils survivent, leurs descendants. Devenus adultes, ils communiqueront cependant entre eux par des changements de couleur et seront devenus capables de jouer toutes sortes de tours pendables ? ceux qui les tiennent captifs. ? On ne sait pas de quoi ils conversent entre eux. Sans doute, il s’agit souvent de questions de territoire, mais, pour ce que nous en savons, ce pourrait bien ?tre du Contrat Social. ? Mais lorsqu’un chemin d’?mergence comportementale est ins?parable d’un tissu de relations avec les autres, lorsque les autres rendent possible ce qui ne l’e?t point ?t? sans eux, il n’y a pas de trade off car il y a cr?ation de possible. Et il n’est pas besoin d’invoquer une ? s?lection de groupe ? pour expliquer que le comportement en question puisse tourner au d?savantage de l’individu. Car la d?finition de celui-ci suppose son groupe, et lui est strictement contemporaine.
Le s?lectivisme se pr?sente usuellement comme la seule alternative ? un spiritualisme plus ou moins masqu? qui ferait descendre du ciel des id?es les valeurs humaines et les interdits cens?s faire rupture avec la nature. Il n’en est rien. Waddington, par exemple, a propos? sp?culativement que l’interdit majeur ? Tu ne tueras point ? soit interpr?t? plut?t du point de vue des cons?quences du meurtre sur le meurtrier que sur la victime . Apparemment, tuer un cong?n?re perturbe ?galement les chimpanz?s. Un groupe observ? par Desmond ayant tu? le b?b? d’une femelle ?trang?re manifesta un grand d?sarroi : la carcasse fut renifl?e, ?pouill?e, secou?e, manipul?e, comme si le fait de la d?vorer entrait en conflit avec une mani?re stabilis?e de traiter un cong?n?re. Il faut des drapeaux, des mots d’ordre, une mise au pas pour que des humains tuent d’autres humains sans en ?tre (trop) perturb?s, mais m?me tuer en abattoir est malsain .
La critique de la sociobiologie ne signifie pas le refus de principe de tout lien entre biologie et mode d’existence sociale. La question porte sur le type de biologie mobilis?e, notamment sur la mani?re dont cette biologie passe par les risques de l’?thologie, ou pr?tend en faire l’?conomie. Afin de souligner ce dernier point, je terminerai par une proposition que son auteur, David Brin, pr?sente comme d?lib?r?ment sp?culative, ? propos de la singularit? des rapports entre les m?les et les femelles appartenant ? l’esp?ce humaine , une question qui a fait couler beaucoup d’encre sociobiologique. Et si la question cruciale ?tait celle du temps long et de la comp?tence qu’exige l’?ducation du petit d’homme, l’enjeu ?tant alors que le couple parental ? tienne ? sur la dur?e ? La s?duction n’a qu’un temps, trop court pour ?lever un enfant humain. Brin propose de lier la ? solution invent?e ? ? une autre singularit? humaine : les traits physiques ? n?ot?niques ? qui caract?risent les femelles humaines . On sait en effet que chez tous les mammif?res ces traits associ?s aux jeunes suscitent des comportements de protection.
Cette hypoth?se sp?culative a pour particularit? de d?signer une singularit? de l’esp?ce humaine, non une continuit? mammif?re (classiquement, la dissym?trie entre les femelles qui ne peuvent allaiter qu’une prog?niture restreinte et les m?les producteurs de sperme en quantit? illimit?e). Et cette singularit? ne nous renvoie pas ? l’origine, mais devient au contraire probl?matique aujourd’hui, depuis que les couples sont d’abord fond?s sur la s?duction, puis sont cens?s tenir par leurs propres moyens, au lieu d’?tre stabilis?s par les groupes concrets qui, par le pass?, arrangeaient les unions. C’est aujourd’hui que s’exacerbe le risque du bricolage ?volutif hypoth?tiquement associ? ? l’esp?ce humaine. Brin prend au s?rieux la plainte contemporaine portant sur la raret? des ? hommes d?cents ?, car sa proposition inclut la difficult? pour les m?les ? g?rer sans trop de confusion un lien ambivalent, associant des modes de comportement canalis?s sur des modes distincts chez les autres mammif?res, la s?duction sexuelle et la protection des jeunes. Et il prend tout autant au s?rieux un autre aspect du bricolage : le peu de lucidit? des femmes quant ? la fiabilit? de leurs hommes. L’?volution, ici, n’est ni source de r?ponses auxquelles il faudrait se r?signer, ni productrice d’une d?finition de la ? nature ? ? laquelle pourrait s’opposer une lib?ration rationnelle. C’est la nature elle-m?me qui est compliqu?e, qui oblige ? penser, au-del? des d?nonciations et des vœux pieux.
Pas plus que les g?nes, les canalisations ne sont des raisons, mais, contrairement aux g?nes, elles communiquent ici avec une sp?culation quant aux possibles. Car Brin est d’abord un ?crivain. Un ?crivain de science-fiction .
La rive enchev?tr?e
Il est probable que rien de ce qui pr?c?de ne convaincra un n?odarwinien. Pierre Sonigo a raison, tant que la biologie mol?culaire sera hant?e par l’id?e d’une sp?cificit? des interactions, d?finies par leur fonction, le r?cit ?volutif restera domin? par la conservation, la conservation renvoyant aux g?nes et l’?volution renvoyant, comme l’affirma tr?s clairement Monod, ? l’imperfection de cette conservation, aux mutations. On aura beau d?couvrir la vari?t? des aventures de r?paration de l’ADN, le jeu des exons et des introns, le processus d’?dition de l’ARN messager, etc., l’ensemble pourra ?tre d?fini comme moyens au service d’une fin : l’expression de ce qui est conserv?, le passage de la ? repr?sentation ? de l’organisme conserv?e dans son g?nome ? cet organisme lui-m?me.
La puissance du lien entre vivant et conservation peut ?tre expliqu?e par l’histoire de la biologie, mais, depuis l’?poque moderne, ce lien a ?t? renforc? par l’image dominante, issue de la physique, d’une mati?re radicalement incapable de participer ? l’explication de la vie. Ce qui se conserve est ce qui force cette mati?re ? devenir ingr?dient du vivant, ce qui lui impose une activit? certes compatible avec les lois physico-chimiques mais totalement ?trang?re aux comportements qui d?rivent usuellement de ces lois. En ce qui concerne la biologie mol?culaire, on peut m?me parler d’? alliance ? avec cette image de la physique, alliance forg?e autour de la notion d’? information g?n?tique ? qui implique la dualit? entre ce qui informe et ce qui doit ?tre inform?. D’o? la disjonction ?trange et r?currente qui reproduit l’ancienne diff?renciation entre cause essentielle et cause accidentelle : ou bien un trait nouveau traduit une nouvelle information g?n?tique ou bien il est sans importance pour l’?volution . D’o? la convergence entre penseurs pr?-darwiniens et n?odarwiniens pour c?l?brer les merveilles d’une adaptation quasi technique, illustrant soit le projet du Cr?ateur soit le pouvoir des g?nes s?lectionn?s mais supposant dans les deux cas l’imposition d’une logique fonctionnelle ? la mati?re . D’o? ?galement l’association entre g?nes, pression s?lective et pouvoir, cette association exprimant que toute coh?rence vivante doit ?tre mise sous le signe de l’asservissement, asservissement de la mati?re ? une logique qui lui est ?trang?re.
La notion de canalisation introduite par Waddington n’a pas pour ambition de fonder une alternative ? cette conception du vivant. Elle se borne ? pr?supposer et ? affirmer la n?cessit? d’une telle alternative, et ne prend d’ailleurs sens que lorsque l’embryogen?se devient un enjeu ?volutif, c’est-?-dire avec l’apparition de vivants capables de ce haut fait. Elle n’est pas pour autant une notion purement descriptive, relative au niveau d’observation de l’embryologiste. Elle est bien plut?t une notion ? pratique ? dont la vocation est de d?placer l’int?r?t des biologistes, de les d?tourner de l’id?e que comprendre le d?veloppement du vivant, c’est comprendre la conservation du m?me de g?n?ration en g?n?ration, c’est-?-dire le pouvoir des g?nes. Le ? m?me ? n’est pas un trait premier mais doit ?tre associ? aux aspects du d?veloppement dont le degr? de canalisation, c’est-?-dire de st?r?otypie, traduit l’importance conf?r?e dans ce cas ? la robustesse. Appartiennent donc au m?me spectre de possibilit?s ces productions st?r?otyp?es, qui semblent d?signer le pouvoir d’une cause, et les productions ouvertes, proprement ? ?tho-?cologique ? : l’ethos, la mani?re d’?tre et de faire qui se produit, est ins?parable de l’oikos, du milieu o? elle se produit. En d’autres termes, le poumon du nouveau-n?, dont le contact avec l’air suffit ? d?clencher le mouvement respiratoire, est un cas limite. Le cas g?n?rique correspond plut?t ? l’enfant qui apprend ? parler.
La canalisation est donc toujours canalisation d’un processus d’?mergence en tant que tel. C’est par rapport ? un tel processus que s’explicitent les enjeux de la pression s?lective et celle-ci ne peut en aucun cas entra?ner un quelconque d?terminisme permettant d’assigner ? certains ingr?dients du processus le pouvoir de l’expliquer. Comme Pierre Sonigo le souligne, la pr?sence des ingr?dients que mobilise un processus d’?mergence ne peut s’expliquer par le r?le que ce qui ?merge sera appel? ? exercer dans l’avenir. L’enjeu s?lectif se situe ? chaque mode d’articulation entre ce qui participe ? un processus d’?mergence et ce que le processus en question, toujours ce processus particulier, produira - que ce qui ?merge soit en g?n?ral ceci, et le moins souvent possible cela. Mais le processus lui-m?me n’exprime rien, n’est ni contr?l? par ni soumis ?, rien, et ce qui ?merge ne respecte pas la diff?rence entre information et anecdote. L’?mergence, le passage ? l’existence d’un mode collectif de comportement original par rapport ? l’ensemble de ce qu’il mobilise, est ? libre ? au sens o? rien ne la commande, o? elle n’est pas expliqu?e par autre chose que par sa propre prise de coh?rence.
Ceux qui insistent sur la relation entre vie et ?mergence sont usuellement disqualifi?s comme ? vitalistes ?, mais, je l’ai d?j? soulign?, ce que, depuis les th?ses de Stahl au d?but du XVIIIe si?cle, on appelle ? vitalisme ? a toujours pr?suppos? une opposition entre l’ordre vivant et le comportement des milieux physico-chimiques : expliquer la vie, ce serait expliquer ce qui permet au vivant de r?sister ? la mort, identifi?e au triomphe des r?gularit?s physico-chimiques. La situation a chang? depuis que les travaux initi?s par Ilya Prigogine ont conf?r? ? la notion d’auto-organisation loin de l’?quilibre caract?ristique de structures dites ? dissipatives ?, une d?finition physico-chimique pr?cise. Et que ces travaux ont, par la m?me occasion, d?sign? le moindre vivant comme remplissant les conditions requises par l’?mergence de telles structures : ?tre ? nourri ?, c’est-?-dire maintenu loin de l’?quilibre, par le milieu, et ?tre le si?ge de processus coupl?s de mani?re non lin?aire, c’est-?-dire dont les vitesses sont irr?ductiblement enchev?tr?es .
Parmi les biologistes darwiniens qui r?sistent au n?odarwinisme, une image ?voqu?e par Darwin au dernier paragraphe de De l’origine des esp?ces par voie de s?lection naturelle est souvent ?voqu?e, celle de la ? rive enchev?tr?e ? (entangled bank) o? coexistent des formes de vie multiples et interd?pendantes, plantes, buissons, oiseaux, insectes, vers rampant dans la terre humide. Darwin c?l?brait le fait que cette ? conjonction d’int?r?ts ?, selon l’expression de Pierre Sonigo, puisse r?sulter de lois agissant autour de nous (non d’un projet transcendant). Pr?s d’un si?cle et demi apr?s lui, l’image devient plus significative encore, car l’enchev?trement processuel est devenu la propri?t? g?n?rique par excellence associ?e au ph?nom?ne d’?mergence, et ce ? tous les niveaux de description, de la rive enchev?tr?e ? la moindre cellule, et m?me aux structures dissipatives.
Les structures dissipatives, physico-chimiques, ne sont ?videmment pas vivantes, et n’expliquent pas la vie en tant que telle. Mais elles pourraient bien en constituer le ? terrain ?, d?signer le r?gime physico-chimique requis pour que la question de l’origine de la vie et celle des histoires de la vie ne soient pas marqu?es par le formidable hiatus que met en sc?ne Jacques Monod : le coup de th??tre de l’apparition de mol?cules capables d’asservir leur environnement au projet de leur propre r?plication aurait cr?? de toutes pi?ces la sc?ne o? la pression s?lective, et donc l’?volution, acqui?rent leur signification. En effet, le r?gime d’activit? des structures dissipatives oriente les questions vers le contraste entre stabilit? et instabilit?, un contraste qui d?pend de la mani?re dont les processus sont enchev?tr?s et de l’intensit? effective de ces processus, et non vers une logique d’asservissement . Que l’on pense au passage de l’?coulement laminaire d’un fluide ? un r?gime turbulent lorsque augmente son d?bit : l’?mergence des turbulences traduit l’instabilit? du r?gime laminaire, et c’est seulement ? partir de cette instabilit? que les interactions gr?ce auxquelles on expliquera le mode turbulent acqui?rent cette signification explicative, c’est-?-dire ont des cons?quences. Or si les questions de stabilit?, d’instabilit? et d’?mergence sont parties prenantes de ce r?gime d’activit? tr?s singulier qu’est un vivant, elles constituent un enjeu crucial pour la s?lection. Celle-ci n’aurait alors plus grand-chose ? voir avec la figure d’un horloger agen?ant des rouages ? l’identit? bien d?termin?e, elle pourrait ?voquer le tact, la n?gociation rus?e avec des processus enchev?tr?s susceptibles d’entra?ner l’?mergence de possibles divergents. Une n?gociation visant ? obtenir ceci plut?t que cela, c’est-?-dire ceci le plus souvent, et cela in?vitablement peut-?tre, mais beaucoup plus rarement. Le vocabulaire fonctionnel (? signal ?, ? finalit? ?, ? asservissement ?) ne serait plus qu’un raccourci ?conomique mais quelque peu trompeur montant en ?pingle certaines relations et passant sous silence le fait que ces relations n’ont le r?le qu’elles ont qu’en raison du r?gime d’ensemble o? elles sont enchev?tr?es.
Le m?me type de red?finition de la s?lection est obtenu par une autre approche. Il ne s’agit plus d’?mergence, ou d’auto-organisation, physico-chimique, mais de mod?les ? formels ? d’auto-organisation qui, le cas ?ch?ant, peuvent avoir pour corr?lat des dispositifs artificiels. Cette approche est associ?e au champ baptis? ? vie artificielle ?, et plus sp?cialement aux recherches de Stuart Kauffman. Celui-ci fut, il y a plus de trente ans, l’auteur d’une d?couverte importante : un r?seau d’automates bool?ens connect?s de mani?re al?atoire et fonctionnant en parall?le ?tait typiquement caract?ris? par un ou des comportements collectifs stables. ? Al?atoire ? signifie que le mode de connexion ne traduit aucun projet. Chaque connexion est donc asignifiante, d?pourvue de signification en elle-m?me, mais le comportement du r?seau comme tel peut, lui, ?tre stabilis? sur un mode qui lui conf?re une signification . Depuis, se sont multipli?es les ? dynamiques non lin?aires ?, dont le trait commun est ce que Kauffman a baptis? ? order for free ?, ? ordre gratuit ?, c’est-?-dire ordre ne n?cessitant pas en lui-m?me d’explication s?lective : ? L’?volution n’est pas seulement le “hasard saisi en plein vol”. Elle n’est pas seulement un rafistolage de traits ad hoc, bricol?s, machin?s. Elle est ordre ?mergent, respect? et aff?t? par la s?lection. ?
Un mod?le d?crit par Kauffman montre p?dagogiquement comment la d?finition de ce qui doit ?tre expliqu? peut se trouver modifi?e. Ce mod?le met en sc?ne une population de mol?cules diff?rentes, chacune caract?ris?e par ses possibilit?s de r?action avec d’autres, et pour chaque mol?cule est tir?e au sort la propri?t? de catalyser l’une ou l’autre des r?actions (typiquement une chance sur un million pour chaque r?action). Le mod?le montre un seuil dans le nombre de mol?cules diff?rentes, seuil ? partir duquel ?merge une toile g?ante de r?actions catalys?es, c’est-?-dire un ensemble globalement autocatalytique. Chaque mol?cule catalysant une r?action pourrait, si la s?lection avait ?t? la responsable directe de cette catalyse, ?tre baptis?e ? signal ?, dot?e d’une signification fonctionnelle. Mais dans ce mod?le, la pression n’est pas responsable de la catalyse, et le mode d’enchev?trement (entanglement) des r?actions ne n?cessite pas d’explication particuli?re. En revanche, il pourra devenir un enjeu d?s lors que la pression s?lective entre en sc?ne.
L’une des interventions les plus directes des mod?les formels et de leur ordre gratuit sur la th?orie darwinienne est donc aujourd’hui un changement de perspective : les propri?t?s ? prometteuses ?, celles que la s?lection aff?tera, sont toujours des propri?t?s collectives, ?mergentes. Alors que le style n?odarwinien est d’autant plus puissant qu’il peut ramener une propri?t? ? la responsabilit? d’un g?ne (toutes les autres choses restant les m?mes), le style ? ordre gratuit ? ne peut donner aucun sens ? cette simplification. Les ? autres choses ? ne restent jamais les m?mes. Ce qui ?merge est issu d’une population connect?e o? tout change tout le temps.
Ni l’auto-organisation physico-chimique ni l’auto-organisation formelle ne suffisent ? d?finir ce que peut ?tre une unit? ?volutive, mais ces deux propositions convergent pour d?signer un ? nœud ? qui n’est pas l’apparition d’agents r?plicateurs (g?nes) mais d’agents ?co-?thologiques, toujours d?j? pris dans un milieu peupl? d’autres agents (?cologie) avec lesquels ils interagissent de mani?re originale (?thologie) . L’?volution est toujours, dans cette perspective, une co?volution car les agents sont toujours en rapport de d?pendance les uns par rapport aux autres, comme les habitants multiples de la rive enchev?tr?e de Darwin. Et cette co?volution ne se limite pas aux relations entre ? organismes ?. C’est l’un des points de convergence les plus clairs entre les th?ses de Pierre Sonigo et celles qui suivent des mod?les d’auto-organisation. Pour celles-ci, la mani?re originale, ?mergente, de ? tenir ensemble ? associe de mani?re irr?ductible ce que l’on renvoie au g?n?tique (la pr?sence des prot?ines enzymes, agents de catalyse, c’est-?-dire op?rateurs d’enchev?trement) et ce que l’on renvoie au ? milieu ?. D?s lors, la communaut? d’origine des cellules qui font un corps est certes importante, mais non d?cisive pour la description. Chaque cellule est, pour son propre compte, un agent, dont l’ethos suppose et requiert un milieu . Un corps n’est pas le produit d’une division harmonieuse du travail centr?e sur le devoir sacr? de transmettre ? ses ? g?nes, mais une histoire co?volutive ? multiples niveaux, qui se r?p?te certes en gros de g?n?ration en g?n?ration, mais n’en est pas moins originale et risqu?e ? chaque fois .
En d’autres termes, la ? mati?re de l’?volution ? renvoie, ? tous les niveaux, ? ce que Sonigo appelle ? conjonction d’int?r?ts ? et la cr?ation d’un possible nouveau que d?signe l’exaption gouldienne pourrait d?signer de mani?re typique l’?mergence d’un nouveau mode de conjonction, donnant sens ? un nouvel int?r?t s’ajoutant aux autres et les modifiant. Un int?r?t ? respect? et aff?t? ? par la s?lection. Pour reprendre l’exemple de cr?ation de possibles d?j? cit?, quelles que soient les fonctions associ?es aux ? proto-ailes ?, l’?v?nement que constitue la portance - dont chaque oisillon r?p?te d’ailleurs la ? d?couverte ? - constitue l’apparition d’un nouvel int?r?t, c’est-?-dire d’un nouveau lien, donnant une nouvelle signification ? l’air. Ce que les ing?nieurs ?tudient laborieusement par mod?les ou simulation en soufflerie importe d?sormais ? ceux qui vont bient?t peupler notre ciel. L’oiseau compte autant sur la portance que le petit d’homme compte sur la pr?sence d’humains qui s’adressent ? lui et lui parlent.
Les mod?les formels, ceux de la th?orie g?n?tique comme ceux des syst?mes auto-organisateurs, sont des mises en repr?sentation closes d’une hypoth?se discursive, et non des th?ories qui permettraient de ? juger ?. Cependant, l’un de leurs grands int?r?ts est la mani?re dont la mise en repr?sentation exhibe les questions dont elle affirme la pertinence. On l’a vu, la th?orie g?n?tique est remarquable de par la mise entre parenth?ses qu’elle autorise de tout ce qui n’est pas fr?quence g?n?tique. Dans le cas des dynamiques auto-organisatrices, rien ne peut ?tre mis entre parenth?ses puisque toute ?mergence est en elle-m?me originale, impliquant sur son mode propre tout ce qui participe ? sa dynamique. C’est pourquoi les mod?les y on statut de ? toy models ?, ? mod?les jouets ?, permettant de jouer et de se familiariser avec les modes d’articulation entre ?mergence et s?lection.
Mais, et c’est ce que Kauffman souligne dans Investigations, il y a plus. Lorsque le mod?lisateur s’adresse aux questions d’?volution, ce qui l’int?resse n’est pas seulement l’exploration de l’ensemble d?termin? des comportements qui peuvent ?tre d?duits d’un mod?le, mais aussi les ? possibles adjacents ?, la mani?re dont une modification pourrait actualiser un possible in?dit. En d’autres termes, son mod?le demande au mod?lisateur de s’int?resser non au seul donn?, ? l’actuel, mais ? ce que le donn? pourrait rendre possible, et ? la dynamique d’expansion de ce qui, ? chaque nouveau mode d’enchev?trement, devient possible. Le mod?le agence donc une double modification : l’actuel se propose comme entour? d’un halo de virtuel, et le mod?lisateur abandonne l’id?al de la d?duction auquel nous a habitu?s l’alliance entre physique et math?matiques. Ce que Kauffman caract?rise est en fait une position sp?culative : envisager un monde o? la diff?rence entre actuel et possible est mise sous le signe de l’?v?nement, et o? convergent comprendre et raconter. ? Si j’ai raison, si la biosph?re continue vaille que vaille, si elle se d?brouille, exapte, cr?e, d?truit les mani?res qu’ont des vivants de gagner leur vie, il y a un besoin crucial de raconter des histoires. Si nous ne pouvons pr?ciser ? l’avance toutes les cat?gories qui peuvent ?tre pertinentes, comment parler autrement de l’?mergence dans la biosph?re et dans notre histoire - un fragment de la biosph?re - de nouvelles cat?gories pertinentes, de nouvelles fonctions, de nouvelles mani?res de gagner sa vie ? Ce sont l? les agissements des agents autonomes [...] En bref, nous ne d?duisons pas nos vies, nous les vivons. ?
Lib?rer Darwin
L’embryologiste anglais Joseph Needham remarqua un jour que peut-?tre la physique et la biologie pourraient trouver leur unit?, mais en ce cas, souligna-t-il, ce serait la physique, non la biologie, qui aurait connu une mutation profonde. Et c’est d’ailleurs, ajouterais-je, ce qui lui est arriv? d?j? : la physique n’est devenue pertinente pour la chimie qu’apr?s la mutation quantique, et la m?canique quantique a impos? de couper le lien maintenu jusque-l? vaille que vaille entre la physique et le r?alisme de petits corps dot?s de comportements math?matiquement bien d?finis.
Ce rapprochement historique implique la r?f?rence non ? une n?cessaire r?volution de la physique, mais bien plut?t ? un moment o? physiciens et chimistes ont pu se rencontrer autour de la possibilit? d’une mise en relation qui passe par la singularit? du lien chimique, non par des g?n?ralit?s englobantes telles que la conservation de l’?nergie ou la croissance de l’entropie. Quelles que soient les interpr?tations vertigineuses que l’on peut donner de la m?canique quantique, une humble certitude demeure : il n’en fallait pas moins pour que la physique puisse, de mani?re pertinente, s’adresser ? l’atome en tant que participant aux r?actions chimiques.
S’il existe une ?thique propre ? la connaissance scientifique, celle-ci devrait se dire : ? pas de r?ponse int?ressante sans question pertinente ?. L’int?r?t suscit? par la physique des syst?mes ?loign?s de l’?quilibre comme par les mod?les qui explorent les possibilit?s d’ordre gratuit est indissociable de l’espoir d’une approche enfin pertinente des questions pos?es par les vivants. Et les investigations de Stuart Kauffman pourraient bien dessiner le sens g?n?ral de la transformation pr?vue et attendue par Needham. Il s’agirait dans ce cas de couper le lien entre la physique et un id?al d’intelligibilit? fond? sur la possibilit? de caract?riser ? l’avance un syst?me en termes des ?tats ou des configurations compatibles avec sa d?finition, et cela qu’il soit caract?ris? par une ?volution d?terministe ou probabiliste. Cet id?al a fait la force de la physique, de la m?canique quantique jusqu’? la physico-chimie, mais, lorsqu’il s’agit des vivants, il a suscit? ou stabilis? des r?ponses qui ont pr?c?d? les questions, et ont proc?d? ? ce que l’on peut qualifier d’explication par ?limination.
En effet, de Jacques Monod ? Richard Dawkins, le leitmotiv est commun : le type d’ordre qui caract?rise le vivant ne n?cessite pas de questions nouvelles. Il suffit qu’il soit compatible avec les lois de la physique, car il doit ?tre caract?ris? comme asservissement ? une logique dont la s?lection naturelle est seule responsable, un peu comme l’horloger est seul responsable de la mani?re dont des composants soumis aux lois g?n?rales de la m?canique sont mis au service du fonctionnement de l’horloge. Quant ? la nouveaut?, sans laquelle il est radicalement impossible de penser l’histoire de la vie, elle est ? expliqu?e ? en termes d’improbabilit?. L’improbable - par exemple un d? tombant quarante fois sur la m?me face - n’a pas besoin d’explication particuli?re. Les lois probabilistes d?finissent seulement cette s?rie de coups de d? comme rare. De m?me, on pourra se borner ? dire qu’une mutation favorable est rare, que la plupart des mutations ont des effets nuls ou d?plorables. La question qui singularise les vivants portera donc non sur la nouveaut? comme telle mais sur le fait que, la mutation improbable s’?tant produite, elle se propage. Et la r?ponse est : la s?lection, seule raison, donc, de toute nouveaut?.
Qu’on ne s’y trompe pas, ce type de mise en sc?ne, que Jacques Monod pr?tendait la seule rationnelle, est de fait m?taphysique au mauvais sens du terme, c’est-?-dire ? venant apr?s la physique ?, se soumettant aux d?finitions qui r?sultent des r?ussites de la physique mais qui traduisent ?galement les situations exp?rimentales qu’elle privil?gie. Le grand int?r?t des r?gimes d’activit? ?loign?s de l’?quilibre aussi bien que des mod?les formels d’auto-organisation est d’offrir une alternative ? cette m?taphysique. Il ne s’agit pas du tout de nier les r?ussites de la physique d?terministe ou probabiliste, mais de les lier explicitement aux situations qui se sont pr?t?es ? ses questions et de formuler d’autres questions qui soient pertinentes pour d’autres situations.
Il est important de souligner que l’alternative n’est pas une nouvelle m?taphysique. Ni la physique loin de l’?quilibre ni les mod?les formels ne donnent une d?finition positive de la nouveaut?. On ne dira pas non plus que ces champs ? fondent ? la possibilit? de l’?volution biologique ou de l’extraordinaire aventure que constitue le d?veloppement d’un cafard, d’une souris ou d’un humain. En revanche, comme Kauffman l’a affirm?, les situations qui y sont privil?gi?es donnent l’exemple d’une transformation pratique des questions, c’est-?-dire aussi de la position de celui qui les pose. La connaissance n’autorise plus la d?duction, mais s’oriente vers la sp?culation quant aux possibles. Face ? un r?seau d’automates, le scientifique se demande de quoi ce r?seau pourrait devenir capable. Et cette question ? son tour ouvre l’imagination quant ? un style de nouveaut? pertinent pour la vie : et si l’?mergence de tel comportement importait pour quelque chose d’autre ? pouvait lier ce comportement ? autre chose ? pouvait lui donner un enjeu ? Et si certains agencements pouvaient donner sens aux notions coupl?es de valeur, d’enjeu et de risque ?
Un jour, peut-?tre, on se demandera comment, pendant deux si?cles environ, l’id?al de d?finitions donnant le pouvoir de d?duire a domin? ? ce point la pens?e scientifique qu’il a r?sist? ? ce qui sera alors devenu ? ?vident ?, le fait que le vivant demande d’autres questions, des questions pr?supposant l’?mergence de nouveaut?s pertinentes . La querelle entre vitalistes et physicalistes appara?tra alors aussi curieuse que les querelles qui, aux XVIIIe et XIXe si?cles, ont oppos? les chimistes ? ceux qui voulaient r?duire le lien chimique ? des forces d’interaction physiques usuelles : pour nous, aujourd’hui, ces chimistes avaient raison de r?sister, mais il n’?tait pas n?cessaire d’invoquer une ? force chimique ? particuli?re, seulement de construire les questions pertinentes. L’id?e d’un monde o? le possible et le devenir ne seraient pas des termes premiers appara?tra peut-?tre, dans cet avenir, aussi ?trange qu’est ?trange pour nous l’id?e antique de la division entre monde c?leste et monde sublunaire .
En tout ?tat de cause, la pens?e de Darwin, qui le premier renvoya l’histoire de la vie ? une aventure dont le sujet ne d?signe pas l’individu isolable mais des populations h?t?rog?nes d’agents aux int?r?ts enchev?tr?s, interd?pendants et toujours en risque, devrait se trouver lib?r?e par cette transformation. La nouveaut? comme improbable met ? l’avant-plan la question de la conservation, et la mise ? l’avant-plan de la conservation implique une mise aux commandes exclusive de la s?lection, c’est-?-dire d’une perspective utilitaire, centr?e sur ce qu’une mutation a rapport? au mutant. La nouveaut? comme int?ressante, au sens o? elle fait une diff?rence dans les modes de conjonction des int?r?ts, ne remet ?videmment pas du tout en question l’importance de la s?lection : quelle que soit la nature de la nouveaut?, ce sont ses cons?quences qui, en termes ?volutifs, importent. Mais elle permet de passer d’une esth?tique utilitariste ? une esth?tique pragmatique pleinement d?ploy?e. Alors que la question utilitariste se concentre sur en quoi ?a compte, la question pragmatique ouvre ? l’aventure de qu’est-ce qui compte, et comment, aventure ouverte, impliquant l’innovation pertinente et au sein de laquelle nous pouvons nous situer nous-m?mes sans nous rabaisser.
Il y a des milliards d’ann?es, des bact?ries trouv?rent un nouveau moyen de gagner leur vie. L’oxyg?ne, poison produit par leurs sœurs ana?robiques, devint pour elles ressource vitale, ce dont elles d?pendraient d?sormais, ce sur quoi elles compteraient. Qui pensera ? rabaisser cet ?v?nement capital dans l’histoire de la vie ? Qui pensera ? adopter la position d’un juge statuant que, du point de vue de la chimie, les qualit?s de poison ou de ressource associ?es ? l’oxyg?ne ne sont pas ? objectives ? mais relatives seulement au m?tabolisme de vivants particuliers ? L’?v?nement est l? : l’oxyg?ne s’est mis ? compter autrement. Et nous pouvons mettre les ?v?nements de nos histoires dans la m?me lign?e, ouverture ? de nouveaux possibles et soumission de ces possibles aux risques et aux exigences qui correspondent aux histoires o? ils se produisent.
La proposition darwinienne date de pr?s d’un si?cle et demi, mais elle appartient aujourd’hui encore ? notre avenir, car elle a ?t? prise jusqu’ici sous les feux crois?s d’une d?finition pol?mique de la science, charg?e de ? lib?rer l’homme ? de ses illusions, et d’une d?finition sacrificielle de la morale, exigeant de l’homme qu’il fasse passer un bien qui le transcende avant ses propres int?r?ts. Et cela continue aujourd’hui encore. Les s?lectivistes s’en prennent au dernier bastion de nos ? illusions ? : ils en sont ? proposer de renvoyer la responsabilit? de l’exp?rience et de la connaissance humaines ? la responsabilit? de nouveaux types de ? r?plicateurs ?, les ? memes ?, qui b?n?ficient sur nos pens?es du m?me type de pouvoir que les g?nes sur notre corps . Mais les moralistes sont tout aussi insistants : pour eux, la notion de conjonction d’int?r?ts d?fendue par Pierre Sonigo fait le lit, comme le survival of the fittest, d’une conception individualiste, voire ?conomiste, o? chacun est en comp?tition avec tous les autres, o? l’int?r?t du plus fort est ce qui prime. Quitte ? oublier que la conjonction d’int?r?ts, lorsque ceux-ci sont vitaux, ins?parables d’une production de soi, ?voque plut?t l’utopie de Fourier, o? chacun s’active ? ce dont la pratique est pour lui jouissance. Et certainement pas l’esprit asc?tique du capitalisme calculateur ou la sp?cialisation aveugle des professionnels aust?res qui, scientifiques compris, se targuent d’une approche enfin objective ou d?sint?ress?e.
Lib?rer Darwin, penser avec Darwin, signifie cesser de penser que nous pouvons juger la nature, que ce soit pour nous soumettre h?ro?quement nous-m?mes aux termes de ce jugement, ou pour tenter de ? naturaliser ? des valeurs qui permettraient d’opposer une nature ? bonne ? et une soci?t? ? d?voy?e ?. L’oiseau chanteur, celui auquel certains ?thologistes courageux osent reconna?tre qu’il doit ? jouir ? de son propre chant parce qu’il chante beaucoup plus que ne le n?cessiteraient la d?fense de son territoire ou la conqu?te de sa femelle, ?chappe au jugement. Mais son chant, qui c?l?bre le lever du soleil et fait exister un monde o? le soleil n’est plus seulement source de lumi?re et de chaleur, un monde o? ? compte ? le soleil qui se l?ve, est l? pour nous rappeler que l’int?r?t est d’abord ?v?nement, cr?ation et jouissance, ?mergence de possibles nouveaux, non soumission ? un calcul comptable . Lib?rer Darwin passe peut-?tre par la r?habilitation de ce terme, int?r?t, qui d?signe d’abord le lien (inter-esse), l’attachement, le caract?re ins?parable de l’accomplissement et de la d?pendance.
Eco-?thologie : mon ?tre d?pend du monde ? pour ? lequel je suis, et l’affirmation de cette immanence radicale trouve ses ?chos dans l’histoire de la philosophie, des sto?ciens ? Spinoza, de Leibniz ? Whitehead. Et un jour peut-?tre de Marx ? Deleuze.
If you were interested in the controversy about evolution, and want to know more about "memes" and "evolutionary epistemology", and the fight between Gouldians and dawkinians, I recommend a book I have just read: "The Darwin Wars" by Andrew Brown (Somn and Schuster".
It is a "science writer" but he dares to think by himself !