Preliminary version of a text to appear in some future.
Disentangling sciences and the model of scientific revolutionary progress which came to be associated with experimental sciences may mean taking very seriously and generalising an other aspect of those sciences,i.e. their relations with techniques.
On n’arr?te pas le progr?s. Aujourd’hui les t?nors de la science en marche l’ont annonc?, l’heure est venue de r?gler la question de la conscience, le dernier ? grand probl?me ? qui r?siste ? l’avanc?e scientifique. Ne nous le cachons pas, de cette conqu?te devrait suivre la solution enfin scientifique des questions qui nous r?unissent autour de questions telles que la transe et de l’hypnose, questions qui, le cas ?ch?ant, nous divisent. Nos questions ne pr?occupent pas les repr?sentants du progr?s, et nos divisions ne les surprennent pas : c’est pr?cis?ment le r?le d’une ? r?volution scientifique ? que de balayer les int?r?ts prolif?rants de ceux qui occupaient le terrain avant sa prise en main scientifique, et de faire taire des divergences qui traduisaient seulement les passions et les pr?jug?s non scientifiques de ces occupants.
Cette annonce triomphale ne r?pond pourtant pas ? une piste sp?cialement prometteuse : la conscience est d?finie en fait comme la nouvelle, et sans doute la derni?re, fronti?re. Celle ? laquelle les vrais scientifiques n’avaient ? pas encore ? pr?t? l’attention qui convient. Plus pr?cis?ment, elle est ce dont le probl?me avait ?t? laiss? ? une version inf?rieure de la science. Ainsi, le test de Turing, impliquant qu’une machine ? pense ? si ses r?ponses peuvent ?tre confondues avec celles d’un humain, mais aussi les ambitions de l’Intelligence Artificielle se contentaient de ? sauver les ph?nom?nes ?, de produire un ? tout se passe comme si ? mettant entre parenth?ses la question de la conscience. Il s’agit maintenant qu’une avanc?e proprement g?niale en perce ? jour les myst?res : les ? vrais scientifiques ? vont enfin prendre la question en main, en avant pour une nouvelle r?volution.
Les candidats se pressent sur la ligne de d?part, depuis les microtubules de Penrose, sens?es conserver les effets quantiques au niveau du fonctionnement c?r?bral jusqu’aux memes et ? la machine darwinienne de Daniel Dennett, en passant par les cognitivites qui ne jurent que par le traitement de l’information. De plus, l’imagerie c?r?brale comme aussi la neurochimie autorisent d?sormais une foule d’?nonc?s de type ? maintenant nous pouvons ?, ou ? maintenant nous savons ?.
Mon point de d?part est certes quelque peu pol?mique, mais il faut, me semble-t-il, se risquer ? la pol?mique lorsque l’on a affaire ? un type de mise en sc?ne qui nous renvoie, tous autant que nous sommes, aux poubelles de l’histoire. Nous sommes d’ores et d?j? jug?s : nous sommes les bavards qui prof?rons des opinions, occupant le terrain avant que la rationalit? scientifique ne s’en empare, comme c’est son droit. Nous sommes en droit identifiables ? tous ces vaincus, les astrologues, les chimistes qui adh?raient ? la doctrine phlogistique, les vitalistes, etc., dont les d?pouilles sont d?terr?es rituellement chaque fois qu’il faut faire taire ceux qui oseraient douter. Nous serons balay?s. Seuls survivront ceux qui accepteront de reformuler leurs questions de mani?re ? pr?parer et ? justifier l’entr?e en science de la conscience qui s’annonce.
Alors j’irai donc au bout de la pol?mique, jusqu’? l’impolitesse, et j’?voquerai, afin d’approcher cette situationn, l’analyse c?l?bre de Marx qui ouvre Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, livre publi? en 1852, dont je c?l?bre ainsi l’anniversaire oubli?.
Marx, reprenant la th?se de Hegel selon lequel les grands ?v?nements se r?p?tent toujours deux fois, ajoute : la premi?re fois sur le mode de la trag?die, et la seconde sur celui de la farce. La R?volution fran?aise, puis Napol?on ont r?p?t? l’histoire romaine, les Rois chass?s, la R?publique, l’Empire. Les protagonistes se sont drap?s dans la rh?torique romaine, en ont magnifi? les h?ros, ont tent? d’en faire resurgir les grandeurs. Mais, de 1848 ? 1851, date de la prise de pouvoir de Louis, c’est une farce qui s’est rejou?e. ? Louis Bonaparte, l’aventurier, dissimule ses traits d’une trivialit? repoussante sous le masque mortuaire de fer de Napol?on. ?
On l’aura compris, je vais risquer le parall?le. Nous en sommes ? la farce. Mais pour ce faire, pour construire le parall?le, il faut bien s?r commencer par se demander quel est l’histoire r?p?t?e, l’?quivalent de l’histoire romaine. A titre hypoth?tique, je proposerais ce moment important dans l’histoire europ?enne qu’on appelle globalement la Renaissance. Ce moment comprend la naissance de ce que l’on nomme l’humanisme, mais aussi la mise en branle de cette mutation radicale des technologies intellectuelles que constitue l’imprimerie, sans oublier la violence des guerres de religion et les b?chers de sorci?res. L’histoire est aussi compliqu?e que celle de Rome, je ne m’y attarderai pas. Ce qui m’importe est que se joue l? une modification profonde des rapports au pass? et au futur. La figure d’un pass? pesant, obscur, dont il s’agit de se lib?rer, et d’un avenir lumineux orientant le pr?sent conqu?rant, audacieux ne suffit pas, bien entendu, ? d?finir la Renaissance, pas plus que l’expulsion des Rois, la R?publique et l’Empire ne d?finissent d’ailleurs l’histoire romaine. En revanche, c’est, me semble-t-il, cette mutation que r?p?tent depuis sur un mode ? tragique ? les r?volutions scientifiques.
Tragique, ici, doit bien entendu s’entendre au sens propre, trag?die se d?roulant sur une sc?ne, pour un public conquis. Les impr?cations peuvent bien fuser, les r?volutions scientifiques font peu de morts. Comme l’a soulign? Whitehead, dans Science and the Modern World, ? Dans une g?n?ration qui a vu la guerre de Trente Ans et se souvient d’Albe aux Pays Bas, la pire chose qui soit arriv?e aux hommes de sciences est que Galil?e a subi une d?tention honorable et une douce r?primande avant de mourir tranquillement dans son lit. ? . Les violences sont rh?toriques et institutionnelles, les vaincus peuvent perdre leur cr?dit et leurs subventions, mais ? l’exception des g?n?ticiens de l’?poque stalinienne, ils ne risquent pas leur vie. Pourtant, encore et encore r?sonne la m?me rh?torique, la rupture d’avec le pass? (en l’occurrence les coll?gues avec lesquels on n’est pas d’accord), l’audace face ? de terribles adversaires (les philosophes ou ces spectres que sont les pr?jug?s), la lutte implacable contre les tentations s?duisantes (ce que Bachelard appelait les ? int?r?ts de la vie ? dont les ? int?r?ts de l’esprit ? doivent s’arracher). Bref, le combat titanesque de la Lumi?re contre l’Obscur....
Le moment o? la r?p?tition tourne ? la farce correspond ? celui, distinct selon les champs, o? la r?volution scientifique devient un droit. Elle est alors ce qu’on annonce, ce sur quoi on mise, bulles sp?culatives qui font et d?font des fortunes scientifiques. Et le public, parfois un peu d?sordonn?, ne sait plus ? quel g?nie se fier, quitte - horreur !, mont?e de l’irrationalisme ! - ? fabriquer un joyeux melting pot avec des Indiens r?vant de double h?lice d’ADN et des explications quantiques de la voyance.
J’accepterai donc de Marx ce double point : les ? Louis Bonaparte ? de notre ?poque n’ont aucune importance, leurs envol?es, leurs grands r?cits, leurs sp?culations pseudo-m?taphysiques sont une triste farce ; et ce qui importe est ce qui, ?ventuellement, se d?guise derri?re la trag?die, puis la farce, ce qui est dissimul? par les sc?nes jou?es et rejou?es devant un public toujours pr?t ? s’entendre confirmer qu’il est dans l’opinion. C’est-?-dire, comme disait Bachelard, qu’il pense mal, ou pas du tout. Ou, comme le disait Freud, qu’il est d?fini par un narcissisme infantile et doit accepter la succession des blessures que lui impose l’?pop?e scientifique.
Mais la question beaucoup plus d?licate qui se pose maintenant est la question de savoir ce que l’on peut faire de ce parall?le. Si ce qui importe est ce qui est dissimul?, qu’est-ce qui est dissimul? ?
Pour Marx, l’affaire ?tait entendue. Les d?guisements, ceux de la trag?die comme ceux de la farce, dissimulaient une diff?rence radicale : ? l’?poque romaine, ?crit-il, la lutte des classes ?tait restreinte ? une minorit? privil?gi?e : libres citoyens riches et libres citoyens pauvres. Au 19?me si?cle, elle est g?n?ralis?e, et c’est elle qui commande la pens?e de l’avenir. ? La r?volution sociale du 19?me si?cle ne peut tirer sa po?sie du pass?, mais seulement de l’avenir. Elle ne peut pas commencer avec elle-m?me avant d’avoir liquid? compl?tement toute superstition ? l’?gard du pass?. Les r?volutions ant?rieures avaient besoin de r?miniscences historiques pour se dissimuler ? elles-m?mes leur propre contenu. La r?volution du 19?me si?cle doit laisser les morts enterrer les morts pour r?aliser son propre objet. Autrefois la phrase d?bordait le contenu, maintenant c’est le contenu qui d?borde la phrase. ?
La phrase d?bordait le contenu : la phras?ologie romaine ennoblissant, habillait de grandiosit?, la t?che de l’?poque, ? savoir l’?closion et l’instauration de la bourgeoisie moderne. Le contenu d?borde la phrase : le prol?tariat comme force de l’avenir d?borde l’ensemble des vieilles syntaxes ; leurs mots, ? eux qui n’ont jamais eu la parole, sont inou?s, inimaginables.
J’ai cit? Marx annon?ant la ? r?volution sociale ? afin d’indiquer le point o?, en tout ?tat de cause, une divergence doit ?tre cr??e. Celui que je cite parle en vrai fils de la Renaissance : il ne r?p?te pas sur une sc?ne l’opposition entre le pass? et l’avenir ; il la produit l? o? il n’y a ni public ni acteur, mais de la mis?re, de la violence, de la mort. Mais, d’une mani?re ou d’une autre, le parall?le qu’il s’agit de construire doit nous situer autrement car nous, qui avons ? penser le devenir farce du progr?s scientifique, nous ne sommes pas en risque de mort. Seulement en risque d’?tre submerg?s par la b?tise qui se drape dans les certitudes de l’avenir. R?sister ? la b?tise implique de r?sister non ? la r?p?tition d?guis?e d’un pass? d’ores et d?j? d?bord? par l’avenir, mais d’abord ? la r?f?rence ? l’avenir au nom duquel pass? et pr?sent sont d’ores et d?j? d?finis comme ce qui sera balay? par la ? r?volution scientifique ? en g?sine.
Comment donc penser le devenir farce du progr?s scientifique ? Que d?guise la notion m?me de ? r?volution scientifique ? ? Une premi?re r?ponse se pr?sente, tr?s s?duisante, mais ? la s?duction de laquelle je m’emploierai ? r?sister.
On dira que les scientifiques croient r?p?ter le geste h?ro?que de la pens?e libre se d?gageant des pouvoirs traditionnels (geste h?ro?que qui ne concernait en effet qu’une minorit? privil?gi?e). Or, depuis la fin du 18?me si?cle, ?poque ? laquelle la notion de ? r?volution scientifique ? est devenue un th?me en soi - Lavoisier se pr?sente ? ses coll?gues sur ce mode, et les coll?gues en question commencent ? se doter des institutions professionnelles qui les d?finiront face au ? public ? - ces scientifiques accomplissent la t?che qui en fait est la leur : l’instauration g?n?ralis?e de la technoscience, la mise en op?ration syst?matique des savoirs et des choses.
Que les r?volutions scientifiques dissimulent l’instauration technoscientifique permet, en tout ?tat de cause, de comprendre que, avec la grande ambition de ? percer l’?nigme de la conscience ?, la r?f?rence ? la r?volution puisse se transformer en leurre, et que la mont?e irr?sistible du progr?s sanctionn?e par l’?v?nement r?volutionnaire puisse devenir farce. Du point de vue de l’instauration de la technoscience, cela importe peu. Ce qui importe est que table rase soit faite de tout ce qui pourrait faire obstacle ? la prise en main, ? la red?finition technique de ce qui compte. Le savoir, ici, ne d?coule pas d’un ?v?nement, comme c’est le cas des r?volutions scientifiques, de la cr?ation r?ussie d’une ? prise ? risqu?e, ? partir de laquelle pourra ?tre conf?r?e ? ce ? quoi le scientifique a affaire la capacit? de devenir partie prenante et exigeante d’un savoir susceptible de satisfaire les risques de la v?rification . Lorsque la r?volution tourne ? la farce, l’affirmation du savoir vient en premier, car ce sont les cat?gories de ce savoir qui pr?parent la situation o? un pouvoir pourra œuvrer : pour pouvoir trier, par exemple, il faut des cat?gories de tri. Et pour pouvoir transformer les comportements et les consciences en fonction des techniques, il n’est aucun besoin de percer leur ?nigme, il faut et il suffit qu’aient ?t? ad?quatement diff?renci?s ce qui compte et ce qui, au nom de l’?nigme ? percer, peut d’ores et d?j? ?tre renvoy? au magasin des illusions bavardes.
Cette r?ponse est s?duisante, mais elle ne me convient pas car elle met celui qui la propose en position de d?nonciation, non d’invention. Elle met en sc?ne l’avance technoscientifique comme indiff?rente ? ce qui fait la diff?rence entre trag?die et farce, puisque, dans un cas comme dans l’autre, ce qui importe est le pouvoir de la red?finition, et il importe peu, de ce point de vue, que celui-ci provienne de cette r?ussite qu’on appelle ? preuve scientifique ? ou d’un savoir qui disqualifie ce qui lui fait obstacle. En ce sens, elle rejoint un certain cynisme auquel peut porter l’analyse marxiste, pour qui la diff?rence entre les inventeurs de la r?volution fran?aise et les acteurs de la farce aboutissant ? la prise de pouvoir de Louis Bonaparte importe peu. Mais, ? la diff?rence de l’analyse de Marx, elle ne d?signe aucune pens?e, aucune pratique qui r?sistent ? la toute puissance de la red?finition que dissimulent la trag?die et la farce. Ce qui est mis en sc?ne a l’allure d’un destin inexorable. Nous avons quitt? l’opposition entre pass? pesant et avenir lumineux, certes, mais l’horizon des possibles est bouch?.
Il n’est pas question pour autant de c?der ? la tentation de transformer la diff?rence entre les ? vraies r?volutions ? scientifiques et la farce sinistre de leur r?plique en site ? partir duquel pourrait prendre sens une pens?e qui r?siste. Ce serait prendre fait et cause pour les sciences exp?rimentales, quitte ? attendre qu’une ? vraie ? r?volution vienne un jour balayer les faux pr?tendants. L’opposition entre ce qui appartient ? un pass? pesant et d?pass? et ce qui ouvre ? un avenir lumineux reste de mise. Il ne convient pas non plus de dresser entre les sciences ? objectives ? et les domaines o? elles tournent ? la farce une fronti?re infranchissable, ce qu’ont, depuis plus d’un si?cle, tent? les ph?nom?nologues ou les partisans de la diff?renciation entre ? sciences de la nature ? et ? sciences de l’esprit ?, entre ? cause ? et ? raison ? ou entre ? explication ? et ? interpr?tation ?. La c?l?bration du ? sujet ? a pu nourrir de hautes pens?es mais elle ne peut ?tre la ressource pour une invention de r?sistance parce qu’elle a ?t? d?s l’origine et toute enti?re ax?e sur l’imp?ratif de r?sister ? l’? objectivit? ? scientifique. Elle a r?v? d’un rapport de force, de deux domaines d’?gales consistances, se respectant dans l’indiff?rence r?ciproque. Ce r?ve nourrit aujourd’hui lamentations et d?nonciations, mais il ne fait que confirmer la mise en accusation de la technoscience ? laquelle je tente d’?chapper, tout en respectant le mod?le canonique de l’opposition entre pass? futur : le sujet qui est irr?ductible ? l’objectivation est aussi celui qui a ?t? arrach? ? ses illusions.
C’est ici que je rejoins enfin la question de notre rencontre, ? De la transe ? l’hypnose ?, car l’opposition entre pass? et futur se retrouve ? chaque tournant de l’histoire que d?signe cette question.
Le mod?le qui hante cette histoire est clair, hant? par l’imp?ratif de purification. Au d?but ?taient des techniques surcharg?es de croyances parasites (en Dieu, diable, divinit?s, etc.) Puis intervint la vraie science, qui d?finit ce que la technique en question mettait en œuvre sans le savoir. Ce qui a pour corr?lat que la technique, enfin purifi?e de ses parasites, entre en rapport de progr?s symbiotique avec l’avanc?e de cette science. A ce mod?le a r?pondu le magn?tisme animal ? ses d?buts. Le ? fluide magn?tique ? expliquait les crises et leur efficacit? th?rapeutique. Il ?lucidait de mani?re enfin scientifique les possessions r?put?es diaboliques et la pratique des exorcistes croyant mobiliser le pouvoir de la vraie foi. Ceux qui propos?rent l’hypnotisme contre le magn?tisme, convaincu d’?tre parasit? par des croyances ? irrationnelles ?, ont suivi le m?me mod?le. La psychanalyse continua le m?me geste lorsqu’elle s’est d?finie contre l’hypnose, et l’a m?me doubl? d’une condamnation ?thique : les lacaniens nous ont serin? tant et plus la fable de l’hypnotiseur qui c?de ? la tentation d’adopter la position de toute puissance propre au faiseur de miracle. Et ? chaque fois, l’opposition entre pass? et avenir s’est traduite par une condamnation de ceux qui se laissent tenter par un retour r?gressif, voire r?actionnaire, au pass? d?pass?. La voie de r?sistance que je propose passe par la r?sistance ? ce mod?le.
Transe et hypnose : les mots sont n?tres. Certes le terme ? transe ? est beau et fait allusion au pouvoir de ce qui, de l’amour ? la terreur, est capable de ? transir ?, de faire sortir de soi-m?me. Mais j’ai appris de Tobie Nathan ? me m?fier des mots, aussi beaux qu’ils soient, car ce qui importe est l’acte de nommer, de conf?rer le m?me nom. J’ai appris ? me m?fier de toute nomination qui implique la pr?tention, ou m?me la possibilit?, de ramener au m?me, sans n?gociation, ce qui ne s’est pas reconnu comme tel. Le nom devenu commun ouvre un acc?s permettant, le cas ?ch?ant, de pr?tendre mieux savoir ce qu’ils font que les praticiens, sans m?me avoir besoin de soumettre cette pr?tention ? leur ?preuve. Il s’agit peut-?tre, comme l’affirmeront beaucoup d’ethnologues, de ce qu’exige une science - comment faire science sans comparer, et comment comparer sans rassembler - mais c’est ici que la puce vient ? l’oreille : voici une diff?rence qui compte, car les sciences exp?rimentales ne ? nomment ? pas sans qu’un dispositif ne v?rifie que le nom communique en effet avec une prise effective.
En l’occurrence, nommer du m?me nom, transe, ce qui figure dans des pratiques diff?rentes, ne signifie ?videmment pas, pour tous les ethnologues, consid?rer que ce dont le pouvoir se manifeste lors de la transe est secondaire. Mais il s’agit ici d’apprendre ? r?sister, c’est-?-dire ? prendre en compte que les bonnes intentions ou les intimes convictions ne suffisent pas. La nomination est vectrice de tentation, toujours la m?me tentation : purifier. L? o? les praticiens savent reconna?tre la signature de tel ou tel ?tre, qu’il s’agit de pouvoir nommer pour s’adresser ? lui, entrer en commerce, le leurrer ou l’apaiser, celui qui ? sait ? par avance que c’est un cas de transe sera, m?me s’il respecte parfaitement les convictions de ses interlocuteurs, tent? de faire le tri, de renvoyer l’?tre ? l’anecdote, ? la ? croyance culturelle ?. Et s’il ne le fait pas, d’autres le feront pour lui. Les descriptions ethnologiques de la transe donnent leur mat?riau ? ceux qui utiliseront ces descriptions pour introduire ? un article traitant de la transe comme ? ?tat modifi? de conscience ?, qu’il s’agit d’expliquer qui par la s?rotonine, qui par l’activation corr?l?e de certaines r?gions c?r?brales.
Que signifierait en revanche s’int?resser aux techniques en tant que telles, en r?sistant d?lib?r?ment ? toute possibilit? d’ouvrir la porte au jugement qui s?pare, qui fait le tri entre efficacit? ? expliquer et croyance culturelle en surcharge ? De s’y int?resser avec la m?me attention, par exemple, que les physiologistes et les ?thologistes sont capables, lorsqu’ils sont int?ressants, de pr?ter ? la multiplicit? positive des corps et des ethos. Pour ceux-l?, chaque corps, chaque ethos est, en tant que tel, invention incomparable d’une mani?re d’? exister pour un monde ?, c’est-?-dire aussi de se lier ? des ? forces ? auxquelles leur invention conf?re une signification effective. Comme le dit Stephen J. Gould, ? le monde ? l’ext?rieur passe ? travers une fronti?re en une vitalit? organique int?rieure. ?. Les plantes ont ? invent? ? la lumi?re comme telle, les oiseaux la portance, et les animaux territoriaux le contraste puissant entre chez moi et pas chez moi. De telles inventions se c?l?brent, elles permettent ? beaucoup de biologistes de r?sister ? la farce adaptationniste qui ram?ne l’histoire des vivants ? la morale monotone des g?nes ?go?stes. Mais le prix qui donne sa signification ? cette d?marche est la dissociation avec une pens?e capable de juger sans avoir ? rencontrer, une pens?e capable de ramener au m?me les ?v?nement par o? le monde passe dans le vivant (le transit).
Tenter de penser les techniques, et de rencontrer la pens?e des techniciens, c’est donc peut-?tre apprendre ? r?sister au geste de purification qui fait la diff?rence entre le pass? pesant et l’avenir lumineux, tout en r?sistant aussi bien ? ceux qui d?noncent ce geste comme dissimulant une prise en main technoscientifique. C’est apprendre ? r?sister en amont de la grande bifurcation moderne : techniques ? objectivantes ? d’une part et, de l’autre, voie de l’authenticit?, culture du rapport ? soi, responsabilit?, libert?, respect contemplatif, retrouvailles avec les choses elles-m?mes, critique de l’artifice, m?ditation quant au sens....
Une telle approche permet de reformuler autrement le contraste entre ? r?volution scientifique ? et ? farce ?. Car les sciences exp?rimentales seront comprises alors non pas ? partir d’un r?gime de v?rit? ou de connaissance ad?quate mais par ce qui les singularise effectivement : leur symbiose avec des techniques qui, comme disaient Marx, lib?rent les forces productives. D’autres scientifiques, comme Stephen Gould biologiste-historien de l’?volution, pratiquent une science qui exige la rencontre avec un terrain sem? d’indices souvent trompeurs. On pourra dire que ce qu’ils prolongent en les r?inventant sont les anciennes techniques des ? limiers ?, pisteurs et enqu?teurs. Dans ces deux cas, le ? pouvoir ? qui signale l’efficace de la technique n’a pas ?t? purifi? par un savoir qui l’expliquerait, il est rest? inaugural, et tous les savoirs s’expliquent ? partir de lui. Mais il a ?t? r?invent? par ce qui lui est d?sormais demand? : conf?rer ? ce ? quoi nous nous adressons le pouvoir de ? prouver ?, de faire la diff?rence entre ce qui est autoris? par le lien cr?? et ce qui n’est que fiction.
En contraste, l’histoire du magn?tisme, puis de l’hypnose est marqu?e par ce que l’on pourrait appeler une anti-symbiose : le savoir proc?dant au nom de la preuve s’est traduit par un d?membrement de l’efficace associ?e, sur un mode ou sur un autre, ? ce que nous appelons ? transe ?, et par la production ? r?p?tition de ce que j’appelle des ? jugements fourre tout ?. Ce fut le cas avec le verdict ? ce n’est que de l’imitation ? des commissaires de 1784, avec le ? ce n’est que de la suggestion ? qui a condamn? les hypnotistes du 19?me si?cle et que redoutait Freud par dessus tout, et avec le ? ce n’est qu’un jeu de r?le ? qui hante les laboratoires de psychologie exp?rimentale au 20?me si?cle . Aucune once de ce pouvoir ne subsiste plus lorsque l’on parle d’? ?tat modifi? de conscience ?.
Corr?lativement, ce sont, au cours de cette histoire, les ? vaincus ? qui nous parlent, qui disent qu’il y a d?membrement, et non purification : le malheureux Deslon qui avait accueilli les commissaires autour de son baquet ; les magn?tiseurs qui protest?rent que la pratique des hypnotistes allait vider le ? rapport ?, s’adressant ? des personnes qui ne seraient plus ? voyantes ? mais ? cas ? soumis ? d?monstration d?gradante, analogue au spectacles de foire . Delbœuf, qui avait appris les ambigu?t?s de l’hypnose , est mort trop t?t pour rire de la mani?re dont Freud entreprenait, pour faire valoir sa propre technique analytique, de la disqualifier, de la renvoyer ? l’ordre du sympt?me (l’hypnotiseur est identifi? par sa place, c’est-?-dire celle que lui donne la personne hypnotis?e). Et aujourd’hui, ce sont les usagers des drogues (Indiens d’Amazonie ou Europ?ens bien de chez nous) qui protestent contre l’attribution ? la mol?cule et ? son intervention dans les interactions neuronales des effets dont ils cultivent les pouvoirs transformateurs.
Une autre mani?re d’approcher ce contraste est de souligner que, contrairement aux sciences exp?rimentales, marqu?es par une symbiose innovante, les sciences arm?es de jugements fourre-tout abaissent leur objet : le jugement en question signifie en effet que le scientifique sait mieux, qu’il est celui qui pose les questions, celui qui est capable de d?finir ce que pense et sent son sujet, et ne sera pas oblig? ? penser et ? sentir par lui. Ceci ne signifie pas le moins du monde une mise en cause de l’honorabilit? des scientifiques concern?s, plut?t la mise en question de ce que leur science leur fait ? eux aussi bien et peut-?tre m?me d’abord. Ce que George Devereux avait d?j? soulign? en affirmant que les sciences qui mutilent mutilent d’abord le scientifique qui doit, au nom de la m?thode, devenir insensible ? la signification de ce qu’il fait et apprendre ? m?priser les questions sur lesquelles il doit faire l’impasse.
Je mettrai ce contraste sous le signe d’une pens?e de la preuve comme puissance pharmacologique, susceptible aussi bien d’?tre rem?de ou poison.
La preuve, dans les sciences exp?rimentales, est une r?ussite, et la possibilit? de cette r?ussite fait agir, inventer, cr?er. Corr?lativement, on peut associer les op?rations gr?ce auxquelles ce ? quoi s’adresse l’exp?rimentateur peut devenir un ? fait qui prouve ?, un ? t?moin fiable ? ? des verbes positifs : magnifier, ?lever, rendre important, faire importer, savoir convoquer... Ou instaurer un ? faitiche ?, comme le propose Bruno Latour qui reprend ? propos de l’? ?tre ? des faits exp?rimentaux l’?nigme qu’oppos?rent les f?tichistes aux missionnaires. Oui, bien s?r, nous fabriquons les faits, l’activit? exp?rimentale n’est pas une cueillette de faits observables, c’est une cr?ation d’observable. Mais non, ils ne sont pas ? notre ? fabrication, humaine seulement humaine ; leur pouvoir est ce qui nous fait penser et cr?er...
Pour suivre la transformation du pouvoir de la preuve de rem?de en poison, je prendrai l’un des termes par lesquels j’ai caract?ris? la r?ussite exp?rimentale : savoir convoquer, auquel correspond le dispositif exp?rimental comme dispositif de convocation. Le terme ? convoquer ? d?signe bien le r?le humain : l’initiative de la convocation et son apprentissage renvoient ? ceux qui convoquent. Et la convocation n’est pas un terme neutre, elle d?signe le risque qui accompagne l’initiative. Si un malfrat est convoqu? au bureau de police et vient arm?, accompagn? de ses complices, et tue tout ce qui bouge, on ne peut parler de convocation r?ussie. Lorsqu’il s’agit d’exp?rimentation, les exigences d?finissant la r?ussite peuvent se dire ? quelque chose doit venir au rendez-vous exp?rimental ? et cette venue doit permettre la cr?ation d’un rapport, d’un logos : ? la fois lien intelligible (ce qui vient se manifeste comme partie prenante d’effets que le dispositif avait pour finalit? de susciter), pouvoir dire (ce qui vient est nomm? par l’op?ration qui le convoque, et ce nom n’est pas une simple mani?re de classer ou de comparer, il d?signe un ?tre ) et pouvoir prouver (la nomination est v?rifi?e par des cons?quences faites pour la mettre ? l’?preuve).
Par contraste, lorsqu’il s’agit des sciences dont la d?marche abaisse leur objet, la convocation n’est pas con?ue comme risqu?e. Le scientifique compte bien que le sujet sera dispos? ? r?pondre aux questions les plus mal ?lev?es, sous-tendues par la diff?renciation entre lui qui croit et celui qui sait. Mais la bonne volont? de celui qui se rend ? la convocation est une facilit? empoisonn?e, comme l’a encore et encore montr? l’histoire de l’hypnose. Lorsque le scientifique, qui croyait avoir affaire ? un t?moin fiable, est convaincu de s’?tre laiss? renvoyer l’?cho de ce qu’il voulait par un sujet serviable, c’est la catastrophe. Et en psychologie sociale, o? l’on a pris l’habitude de mettre en sc?ne des situations qui fonctionnent ? ? l’insu ? des sujets, les ? faits ? ont une dur?e de vie assez courte, li?e ? une pr?caire solidarit? entre coll?gues comp?tents ? l’encontre de l’objection : peut-?tre vos sujets n’ont-ils pas compris exactement ce que visait la situation, mais ils savent tr?s bien que qui entre dans vos laboratoires sera tromp? ; ils ont jou? le jeu de la cr?dulit?, et ce jeu contamine l’ensemble de leurs r?ponses. Bref, l’imp?ratif de la preuve, qui met en drame la diff?rence entre t?moins fiables et sujets serviables produisant des t?moignages ? complaisants ?, transforme ici la preuve en poison : il impose de faire ? comme si ? la convocation s’adressait ? ce qui devrait pouvoir ?tre d?fini comme t?moin fiable, et expose le scientifique ? une hantise paralysante : et si le sujet convoqu? ? me ? r?pondait au lieu de se comporter sur un mode qui r?ponde ? ma question ?
On conna?t la strat?gie d?fensive mise en place par les sp?cialistes de l’hypnose exp?rimentale, qui a nom ? paradigme de la simulation ?. Toute mise en sc?ne exp?rimentale doit pouvoir ?tre ?galement propos?e ? des simulateurs, et ce qui peut ?tre simul? devra ?tre ?limin? comme n’appartenant pas en propre ? l’hypnose. Ce qui signifie, de fait, que la convocation, loin de ? magnifier ? ce qui doit venir au rendez-vous, l’affaiblit deux fois : d’abord, en se cantonnant ? des situations qui peuvent ?tre ?galement propos?es ? des simulateurs, ensuite en d?finissant ce qui sera identifi? comme r?ponse significative ? un ? r?sidu ?, ce qui subsiste lorsqu’a ?t? ?limin? tout ce qui pouvait ?tre simul?. Alors que le ? rapport magn?tique ? supposait l’?tablissement d’une relation longue, cultiv?e, entre le magn?tiseur et son ? sujet lucide ?, la mise en sc?ne exp?rimentale renvoie ? l’anecdote ? inv?rifiable ? tout ce qui ne peut ?tre mis sous le signe du ? n’importe qui ?. Une telle mise en sc?ne, r?gie par l’imp?ratif de la preuve, exclut a priori la possibilit? de s’adresser en tant que telle ? l’? expertise ? de ceux qu’elle prend pour sujet, car la convocation doit pouvoir ?tre adress?e ? ? n’importe qui ?, non ? des sujets ? dou?s ?, et/ou ayant cultiv? une pratique. Et ce ? n’importe qui ? sera soumis aux r?gles assurant sa soumission ? la m?thode. Car au paradigme de la simulation r?pond une transformation de la sc?ne exp?rimentale. Aucun des cas ?tudi? n’a de signification par lui-m?me, puisque ce qui importe sera une mise en comparaison entre les groupes des ? simulateurs ? et des sujets ? na?fs ?, et pour que cette comparaison soit possible, il faut que cette diff?rence soit la seule ? compter, c’est-?-dire que le traitement de chaque cas soit r?gi par un imp?ratif d’homog?n?it? maximale. Le ? rapport ? est donc finalement r?duit ? une mise en pr?sence de deux termes, dont chacun est r?gi par un id?al d’interchangeabilit? : deux ? n’importe qui ?. Ce qui importe est ce qui peut se d?gager de s?ries de cas homog?nes, d?nu?s de signification en eux-m?mes. En d’autres termes, la signification est attach?e aux statistiques, ce sont les statistiques qui commandent la sc?ne.
Telle est donc ma version du ? 18 brumaire du progr?s scientifique ?. Selon cette version, ce n’est pas ? partir d’un jugement port? contre les scientifiques qu’il convient d’opposer les ? vraies sciences qui progressent ? ? celles qui demandent la soumission et d?pendent de la soumission, mais ? partir d’un probl?me. Ce probl?me est que l’imp?ratif de la preuve, d’obligation positive, devient poison lorsqu’il pr?vaut dans une situation o? ce qui est interrog? est capable de ? complaisance ?, c’est-?-dire, de fait, d’int?grer dans son comportement un rapport interpr?tatif ? la situation (ce qui est d?j? le cas en ?thologie animale). Cette version a une dimension ? politique ? car une question se pose imm?diatement. Si nous vivions dans une soci?t? o? importe, au moins autant que le ? d?veloppement des forces productives ?, le devenir-capable de penser, de sentir et d’agir des personnes, il importerait peu que quelques farfelus identifient ? de la ? vraie science ? les situations qui affaiblissent, voire insultent, ceux qui sont convoqu?s : jamais cette d?finition ne se serait impos?e, et les sujets eux-m?mes, loin de se soumettre, de penser que le scientifique sait mieux, auraient ri et claqu? la porte du laboratoire. La soumission des personnes, la disqualification de ce qu’elles pensent et sentent au nom de la science, conviennent aussi bien pour caract?riser notre soci?t? que le d?veloppement des forces productives. Et cela jusqu’? la farce pleinement d?ploy?e : jusqu’? la question de la conscience d?finie comme derni?re fronti?re, ce qui reste lorsque plus rien de ce que font les hommes et de ce que leurs techniques leur font faire ou les rendent capables de faire n’est sens? poser probl?me. La conscience mise sous le signe du ? n’importe qui ?, posant le probl?me de sa pure existence au sein d’une r?alit? r?duite ? des fonctionnements objectivement intelligibles.
Contrairement ? la d?nonciation de la technoscience, la version que je propose n’identifie pas du tout ? technique ? et ? prise en main qui asservit ?. Bien au contraire, on pourrait dire : non, ? malheureusement ?, la psychologie n’a rien ? voir avec une ? technique ?, car elle tourne le dos ? qui n’est pas r?ductible au ? n’importe qui ?, ? ceux qui t?moignent pour les devenirs divergents dont les humains peuvent devenir capable, et aux techniques qui font diverger. Alors que les sciences exp?rimentales ont r?ussi une symbiose originale entre savoir et technique, les pratiques qui sont victimes du poison de la preuve sont peupl?es de notions fourre tout (suggestion, jeu de r?le, motivation, information, etc.) qui renvoient toute cr?ation divergente au ? m?me ?.
Enfin, la version que je propose peut ouvrir ? une pens?e qui r?siste. Ce que je vais maintenant tenter d’explorer. Je d?crirai bri?vement une premi?re piste, que j’ai emprunt?e d?j? et qui met l’accent sur l’opposition entre t?moins ? complaisants ? et ? r?calcitrants ?. Cette piste conserve pour fil rouge le ? pouvoir v?rifier ? tel qu’il a ?t? associ?e ? la preuve exp?rimentale, c’est-?-dire au sens o? il d?signe un savoir produit par un scientifique ? propos d’une situation. Je m’attarderai ensuite un peu plus sur une seconde piste, plus directement connect?e ? la symbiose entre savoir et technique et qui, elle, fait rimer v?rification et devenir.
Le contraste r?calcitrant/complaisant est d’abord critique. Il n’est pas du tout assimilable au contraste rebelle/? voulant faire plaisir ?. Est r?calcitrant ce qui est indiff?rent au sens et aux enjeux de la convocation. Est complaisant celui qui accepte le r?le qu’on lui propose, et dont le comportement sera indissociable de la mani?re dont il interpr?te ce r?le, dont il l’endossera. On l’a vu, c’est lorsque les t?moins sont complaisants que les situations cherchant ? fabriquer une ressemblance, ? produire un sujet r?pondant ? une question dont, comme un ?lectron ou une r?action chimique, il ignore le sens, sont tout enti?res organis?es autour de la n?cessit? de ? ruser ?, d’amener le sujet ? se tromper sur son r?le ou de faire intervenir des simulateurs endossant d?lib?r?ment ce r?le. D’o? un ?tonnant contraste. D’une part, la situation est close sur elle-m?me, referm?e autour de sa propre ruse. Certaines ne pourront ?tre r?p?t?es que si la publication dont elles ont fait l’objet est rest?e discr?te (nul ne pourrait ? refaire Milgram ?) et, en tout ?tat de cause, ce qu’elles montrent ne pourra ?tre ? v?rifi? ? au sens exp?rimental de l’art des cons?quences, de la mise en sc?ne d’autres situations qui, si la premi?re a r?ussi ce qu’elle pr?tend, devraient produire tel ou tel r?sultat. Chaque mise en sc?ne constitue en ce sens une fin en soi : non pas un cha?non risqu? dans l’aventure des ? mais si ?, des ? et donc ? et des ? alors ?, mais une pierre inerte cens?e s’ajouter ? l’?difice des savoirs enfin rationnels. D’autre part, ce que chaque situation ? rus?e ? vise est le triomphe d’une g?n?ralit?, celle qui autorisait la question scientifique : la situation r?alis?e a d’abord valeur d’illustration particuli?re, ? prouvant ? l’autorit? d’un ? jugement fourre tout ?. Son caract?re clos importe donc peu, car la g?n?ralit? n’a pas pour vocation d’?tre v?rifi?e par des cons?quences in?dites mais d’armer une interpr?tation ? enfin scientifique ? tout terrain, et notamment de juger, sans m?me les avoir rencontr?s, les protagonistes d’une situation concr?te et les interpr?tations illusoires qu’ils peuvent offrir de leur propre comportement.
A cette d?marche, qui conf?re ? un savoir la valeur d’une r?f?rence pour un jugement, qui fait de ce savoir la condition d’un pouvoir juger, pourrait s’opposer, et c’est la premi?re piste, une d?marche qui maintient le lien entre savoir et r?calcitrance et retrouve de ce fait l’un des traits remarquables de la d?marche exp?rimentale : le caract?re s?lectif de la r?ussite, le pouvoir comme ?v?nement dont d?rive des savoirs. Mais ces retrouvailles ont pour prix l’abandon de la ressemblance entre l’?lectron et le t?moin ayant le pouvoir de t?moigner sans complaisance. L’?v?nement ne renvoie plus d’abord au scientifique qui a r?ussi ? conf?rer ? un ph?nom?ne le pouvoir de t?moigner de mani?re fiable, il renvoie ? la capacit? de ceux ? qui s’adresse ce scientifique de ne pas se soumettre, c’est-?-dire de mettre en risque la pertinence des questions qui lui sont pos?es. Un ? sujet r?calcitrant ? est le contraire du ? n’importe qui ?. La r?calcitrance est ici ins?parable d’un devenir qui a rendu ce sujet capable de ne pas ?tre complaisant alors m?me qu’il n’est pas le moins du monde indiff?rent aux questions qui lui sont pos?es : tout rapport avec l’?lectron ou la r?action chimique est nul et non avenu. On peut le dire ? expert ? au sens o? sa culture ou le mouvement social-culturel-politique auquel il appartient le rend capable d’?valuer la mani?re dont le scientifique s’adresse ? lui et de refuser ce qui l’? abaisse ?, m?me si c’est ? au nom de la science ?.
Parler ici d’expertise ne signifie pas du tout que le ? sujet r?calcitrant ? a titre ? dicter au scientifique la mani?re dont il doit ?tre caract?ris? : la r?ussite, ici, est ? nouveau la cr?ation risqu?e d’un rapport, et sa v?rification met ? nouveau l’entreprise scientifique sous le signe de l’innovation. Ainsi, c’est parce que les mouvements f?ministes ont ?t? capables de produire des ? femmes r?calcitrantes ? que l’ensemble de la litt?rature accumul?e sur ? les femmes ? a d? ?tre relue sur un mode nouveau, devenant t?moignage de la mani?re dont des jugements ? neutres ? traduisent en langage savant ce que leurs auteurs admettaient comme normal et allant de soi. Et c’est dans la mesure o? des scientifiques ont appris de l’aventure f?ministe qu’ils sont entr?s dans une aventure de ? mais si ?, ? et donc ? et ? alors ?, devenant capables de discerner dans des situations chaque fois particuli?res la mani?re dont est produite et reproduite la d?finition de l’homme comme ? normal ? et de la femme comme ?cart plus ou moins accentu? ? la norme.
J’en viens maintenant ? la seconde piste, qui prolonge, quant ? elle, plus directement le th?me de la convocation r?ussie, et qui ne peut ?tre r?ussie que parce qu’elle est risqu?e. La premi?re piste, parce qu’elle suivait la relation entre question pertinente et r?calcitrance, nous menait loin de la sc?ne de la convocation qui est celle du laboratoire : a priori, qu’une femme, f?ministe ou non, accepte de r?pondre ? des questions n’est pas un haut fait. Il va s’agir ici de prolonger cette sc?ne, et de la lib?rer des enjeux de la preuve, c’est-?-dire de la v?rification ax?e sur une ambition de connaissance s’imposant contre les apparences.
Le fait que ce dont t?moigne le lien intelligible cr?? par une convocation r?ussie et associ? ? un pouvoir ? nommer ?, soit dissoci? ici du ? pouvoir mettre ? l’?preuve ? n’est pas le signal de ce que nous nous adresserions ? des pratiques hi?rarchiquement ? inf?rieures ?, mais que nous changeons d’enjeu. L’enjeu n’est plus une production de connaissance ? ? propos de ?, il ne s’articule plus autour d’une sc?ne mettant en pr?sence le producteur de connaissance et ce dont il parle. C’est parce que les humains, civils, r?pondent en g?n?ral ? une question qui leur est adress?e dans une langue qu’ils comprennent, quitte, s’ils sont r?calcitrants, ? en contester les implications ou la vis?e, que les sciences dites humaines ont pu se penser ? tout terrain ?, capables en droit de produire de la connaissance ? propos de toute situation humaine. Il s’agit ici de plonger les pratiques exp?rimentales dans le spectre des pratiques ? techniques ? risquant la cr?ation d’une mise en rapport en tant que telle. Ce avec quoi il s’agit d’entrer en rapport d?signe donc, par d?finition, ce qui ?chappe ? la civilit? langagi?re usuelle.
Il existe un dicton chinois selon lequel lorsque le sage d?signe la lune, le fou regarde le doigt qui d?signe. Ce dicton pr?suppose ce qui, ici, est en question car il table sur la pr?existence de ce que l’on appelle les comportements sensori-moteurs, la communication entre l’espace visuel, o? brille cet ?tre lointain qu’on appelle ? lune ?, et l’espace des gestes, du doigt qui pointe. Lorsqu’il s’agit de convocation risqu?e, le doigt importe autant que la lune. Les deux sont ins?parables, car ils sont partie prenante de la production de l’espace qui les articule. Le dispositif exp?rimental effectue une telle mise en rapport, un rapport exhibant dans ce cas l’imp?ratif de la preuve. Le rapport doit permettre de ? rendre compte ?, l’articulation produit le registre des comptes, des mani?res dont ce qui est convoqu? peut ? compter ?. Mais ? rendre compte ? n’est pas la seule pratique qui importe. Qu’il s’agisse de transe ou d’hypnose, chaque fois qu’un rapport a ?t? d?membr?, abaiss?, r?duit ? un r?sidu, c’?tait au nom du compte ? rendre. R?sister ? la transformation de la preuve en poison passe donc ici par la question des pratiques de convocation, multiples et de finalit?s multiples, en tant que telles.
Cela signifie : r?sister ? l’id?e qu’en dehors de la preuve, il n’y a que convictions arbitraires, mais aussi r?sister ? l’opposition science technicienne/ph?nom?nologie m?ditative ou respectueuse. La convocation est une pratique technique. M?me le ph?nom?nologue apprend ? convoquer ses propres exp?riences (pratique de l’?pagog? husserlienne). Et cela signifie aussi et surtout r?sister aux habitudes qui disqualifient. Il s’agit, par exemple, d’accepter la magie sous son beau nom anglais, ? Craft ?, un savoir qui n’implique pas sp?cialement une ? croyance ? mais d’abord un efficace, et un efficace ins?parable d’une pratique fabricatrice, qui plus est. Ce qui implique enfin de r?sister au poison d’une alternative plus vieille que les sciences modernes, peut-?tre solidaire de la lutte monoth?iste contre les faiseurs de miracle, ? savoir la disjonction entre ? naturel ? et ? surnaturel ? ou miraculeux.
En effet, la cat?gorie de ? surnaturel ? en tant qu’oppos?e ? ce qui sera dit ? naturel ? est partie prenante des pratiques de d?membrement de l’efficace propre ? une technique de convocation. Pour ?tre reconnu comme ? surnaturel ?, ce qui r?pond ? la convocation doit ?tre capable de r?sister aux ?preuves pol?miques qui exigent que l’efficace r?siste ? la possibilit? de s’expliquer ? naturellement ?. Quant ? la nature, elle n’a pas de sens positif, mais traduit en retour que le ? pr?tendu surnaturel ? (par exemple les dons extra-lucides des magn?tis?es) n’a pas r?sist? ? l’?preuve. Elle devient ainsi une ? notion fourre tout ?, signalant que ceux qui pratiquent sont des dupes, ou des tricheurs... Contrairement aux pratiques de convocation exp?rimentale, l’explication ? naturelle ? n’est donc pas ici un haut fait, seulement un synonyme de disqualification. Elle ne demande aucune v?rification, sa possibilit? suffit.
Mettre ce que nous appelons transe et ce que nous avons invent? sous les noms de rapport magn?tique, puis d’hypnose, sous le signe de pratiques techniques de convocation, signifie une divergence active par rapport ? nos habitudes. Il ne s’agit plus de demander ? ces pratiques ce dont elles t?moignent (pour nous, c’est-?-dire abstraction faite des ? croyances ? des praticiens quant aux ?tres qu’ils convoquent). Il s’agit de d?placer la diff?rence qui passe usuellement entre savoir rationnel et croyance, et de la faire passer entre la multitude des choses qui ? peuvent arriver ? et ce qu’une technique, c’est ? dire une mise en culture, ? fait arriver ?. Nous avons pris l’habitude de penser que ce que le laboratoire ? fait arriver ? est la voie royale vers tout ce qui ? peut arriver ?. Il s’agit de r?sister ? cette habitude en plongeant les pratiques exp?rimentales dans l’ensemble de toutes les autres pratiques qui ? font arriver ?, et en affirmant que le ? faire arriver ? est premier, ce ? partir de quoi nous apprenons ? nommer, ? discriminer, ? caract?riser, ? penser. Ce que nous ? savons ? ne nous autorise donc pas ? opposer ce qui ? peut arriver ? et ce qui serait impossible (ou miraculeux), car ce savoir porte sur ce avec quoi nous avons appris ? entrer en rapport. Ceci ne signifie pas pour autant que tout apprentissage soit synonyme de ? progr?s ?. Les techniques sont redoutables, capables du meilleur et du pire, et doivent ?tre pens?es comme telles. Mais il y a plus de sagesse dans la pr?occupation des peuples qui apprennent ? faire la diff?rence entre un gu?risseur et un sorcier que dans la condamnation courante de l’hypnose en g?n?ral comme ? rite fasciste ?.
L’art des convocation risqu?es commence avec le plus anodin, et magnifie le plus anodin. Prenons l’exemple de ce qui m’arrive, face ? cet ?cran, de ce que ma situation, ?crivant, ? fait arriver ?. Ce n’est pas le moins du monde une production spontan?e : la sc?ne me d?signe comme appartenant ? ceux et celles pour qui l’?criture est une convocation, qui savent l’exp?rience d’une phrase r?tive, que pourtant demande le texte, du mot qui fuit et dont on sait qu’il d?bloquerait une id?e, ou d’une id?e qui se refuse, mais dont on sent la pr?sence, qu’il s’agit d’amadouer, de faire venir. On peut abaisser la chose en parlant de ? probl?mes psychologiques ?, on peut la porter au sublime en parlant de l’angoisse de la feuille blanche. Je propose de la magnifier sur un mode technique et non pas existentiel. Qui cultive l’?criture a appris ? ? faire arriver ? ce qui n’existait pas encore. L’?criture engage un devenir, un mode de passage ? l’existence qui ne d?pend pas des intentions de l’?crivain mais du dispositif de convocation qu’elle met en jeu. Et ce dont la pr?sence est sentie comme telle, insistante quoique parfois fuyante, n’est ni le mot, ni la phrase, ni l’id?e, c’est une modalit? d’existence qu’Etienne Souriau et Gilles Deleuze appellent ? virtuelle ?, dont mot, phrase ou id?e, s’ils arrivent, constitueront une actualisation .
Je proposerai, ? titre de parti pris indissociable d’une pens?e de r?sistance au poison de la preuve que toute convocation risqu?e engage un ?tre, ce qui peut, ou non, se pr?ter ? un mode de convocation. Certains modes de convocation pr?supposent le caract?re intentionnel de ce qui est convoqu?, d’autres non. Mais cette diff?rence n’est pas une opposition. Comme ?crivain, je sais que m?me si ce dont il s’agit de produire une actualisation, le ? virtuel ?, n’est pas ? intentionnel en lui-m?me ?, l’id?e que la situation ? me veut ? quelque chose est plus pertinente que celle qui me d?signerait comme auteur libre et seule ma?tresse du jeu. Je sais que si je n?glige la pr?sence fuyante et insistante, si je passe outre avec impatience, si je me dis, ? c’est mon texte, j’ai bien le droit ?, j’aurai ? rat? ? ce qui importait. Et la victime de ce ratage, de cet abus de pouvoir, sera aussi bien moi que le monde lui-m?me, appauvri, qui se referme : ? occasion manqu?e ?, ce qui aurait pu ?tre mais ne sera pas. On retrouve ici, oppos?e ? la psychologie qui abaisse (quel beau sympt?me je viens d’avouer !), la magnification associ?e ? tout art de la convocation.
On peut certes parler dans ce cas d’une transe, ou d’un ?tat modifi? de conscience, et je ne doute pas que l’imagerie c?r?brale d?signera, ou finira un jour par d?signer, des zones du cerveau sp?cifiquement actives en ces circonstances. Mais on ne pourra les d?signer que parce que ce que je viens de caract?riser, ou d’?voquer, appartient ? une pratique, en l’occurrence une pratique de l’œuvre, sans doute la seule des cultures de la convocation risqu?e qui ait r?sist? chez nous ? l’alternative destructrice nature/surnaturel. Il n’est donc pas ?tonnant que ce soit ? propos de l’ ? œuvre ? faire ? qu’Etienne Souriau a d?ploy? la distinction entre ce qui est actualis? et l’?tre qui oblige l’œuvrant. Un mot, un geste du pinceau, une tournure syntaxique, un coup de burin, une note, sont ce qui passe ? l’existence, mais Souriau appelle ? Ange de l’œuvre ? ce qui met l’œuvrant ? la question. Mot, geste, tournure... se risquent comme r?ponse non pas ? une question formulable mais ? une insistance ?nigmatique : devine ou tu seras d?vor? .
D’autres cultures, o? il s’agit de gu?rison par exemple, font exister autrement le risque, savent convoquer d’autres modes d’existence, avec d’autres dispositifs, d’autres fabrications . Une psychologie qui prendrait le risque de rompre avec le mod?le d’une connaissance ? ? propos ? pour appartenir, comme les sciences exp?rimentales, aux pratiques de production de savoir en rapport de symbiose avec les techniques, devrait apprendre ? nouer ce rapport de symbiose avec ces techniques de la convocation en tant qu’irr?ductiblement plurielles. Elle tenterait d’apprendre ? partir de ce qui n’est pas ? expliquer mais s’explique d’ores et d?j?, souvent ? la mani?re d’un ensemble de recettes (? comment convoquer ?). Et cela sans les r?duire, mais peut-?tre en les caract?risant par un trait g?n?rique : un trait auquel chaque ? recette pratique ? conf?re une forme singuli?re, et qui n’existe que dans ces formes singuli?res, sans au-del? et sans que l’une puisse en expliquer d’autres Car un tel trait n’ouvre ? aucune purification, ne permet ni ne suscite aucune hi?rarchie, aucune diff?renciation entre ceux qui croient et ceux qui savent. Mais il peut n?anmoins rassembler, en l’occurrence en proposant d’adresser les m?mes questions ? chaque mode de convocation. Ces questions pourraient ?tre : quel risque, quelle protection, quelle actualisation, quel efficace ?
Pour dire ce trait, je propose un terme am?ricain d?sormais important mais mal traduisible en fran?ais, car chaque traduction l’ampute de certaines de ses composantes : empowerment (devenir capable, entrer en pouvoir, entrer en relation avec un pouvoir, etc.). Le terme est associ? aux pratiques activistes non-violentes contemporaines, et notamment aux sorci?res n?o-pa?ennes cr?atrices de techniques susceptibles de faire converger lutte politique et spiritualit? . Malheureusement, il est d’ores et d?j? compromis, devenu un mot d’ordre signalant la fin de toute conflictualit? politique, la mani?re dont chacun est appel? ? assumer son r?le pour g?rer une situation, en assurer une ? bonne gouvernance ?. Ce pourquoi, il a pu ?tre traduit en fran?ais par responsabilisation et associ? ? l’ensemble des entreprises moralisatrices par o? l’on demande ? des sujets de se ? sentir responsables ?, de participer de mani?re responsable... Mais il faut oser d?fendre les mots, au moins quelques mots, contre le d?shonneur, ils sont trop rares et nous avons trop besoin d’eux. En l’occurrence, ? empowerment ? est pr?cieux en ce que, impliquant l’impossibilit? de jouer en anglais sur la distinction entre pouvoir et puissance (qui permet, le cas ?ch?ant, de disqualifier le pouvoir et c?l?brer la puissance), il restitue au pouvoir le sens neutre qui convient ? des techniques aux effets redoutables, qui demandent attention et protection. Le pouvoir n’appartient pas au sujet, au sens o? le sujet (qu’il soit responsable et intentionnel ou ? cliv? ?, ou ? manipul? par un inconscient) est le fruit des noces ? responsabilisantes ? du juridique et des pratiques de l’aveu. Le pouvoir appartient d’abord ? l’ordre de l’?v?nement, de la rencontre qui transforme et oblige. La convocation r?ussie se traduit par un empowerment, une transformation qui importe (importer est un autre terme g?n?rique) parce qu’elle engage la personne ou le groupe ? qui elle advient en conf?rant au monde un nouveau pouvoir de faire sentir, penser et agir.
Un troisi?me terme g?n?rique, propos? par Deleuze et Guattari dans Mille Plateaux, est ? agencement ?, associ? dans ce cas ? la capture d’une ? force ?. L’agencement ne s’explique pas ? partir de la force, pas plus que celle-ci n’est ? faite pour ?tre captur?e ?. Il ne faut donc pas chercher la force derri?re l’agencement, ou ind?pendamment de l’agencement. Il ne faut pas chercher de ? cause ?, dont l’agencement producteur de l’effet pourrait se d?duire. Tant la cause que l’effet peuvent ?tre nomm?s ? partir de l’agencement, et l’on peut dire aussi bien que l’agencement est ce qu’il est parce que la force est ce qu’elle est, et que la force a l’efficace qu’elle a parce que l’agencement est ce qu’il est. En cons?quence, la question n’est pas ce qu’est la force, ou ce qu’est l’?tre qu’il s’agit de convoquer mais ce que ? fait arriver ? l’agencement. L’agencement cultiv?, ou le dispositif de convocation sont ins?parables de l’apprentissage de ce dont la force captur?e rend capable et de ce ? quoi elle oblige.
Qu’il s’agisse d’empowerment ou d’agencement, ces termes conviennent car ils sont pertinents pour les dispositifs exp?rimentaux sans mettre pour autant de tels dispositifs au sommet d’une quelconque hi?rarchie, ce qui serait le cas pour tout terme ax? sur une probl?matique de connaissance et non une pratique de transformation, dont, le cas ?ch?ant, certains savoirs peuvent suivre, mais toujours des savoirs d’agencement, jamais des savoirs expliquant les agencements. Il en est ainsi des savoirs exp?rimentaux : la r?ussite d’un dispositif ne s’explique pas, elle est ce que suppose toute explication. Et le scientifique qui a r?ussi est bel et bien transform?, devenu, selon l’expression de Bruno Latour, ? appareil phonatoire ? de ce qu’il a r?ussi ? convoquer .
Une psychologie qui se risquerait ? produire de tels savoirs d’agencement, des questions symbiotiques avec les techniques de convocation devrait avoir en commun avec l’exp?rimentation les risques d’une pragmatique sp?culative. Nous ne savons pas ce qui peuple le monde, nos savoirs d?pendent des rapports que nous r?ussissons ? construire, c’est-?-dire aussi ? faire importer, des affaires risqu?es qui nous engagent et nous obligent. Ce que nous savons en revanche est que l’engagement et les obligations qui ont la preuve pour axe ne d?signent qu’un cas particulier, auto-limitatif : la pertinence de la convocation exp?rimentale implique que ce qui est convoqu? se pr?te ? la satisfaction d’exigences exhibant l’alternative pol?mique ? ou bien la r?ponse donne le pouvoir de faire taire le scepticisme, ou bien elle n’a aucune valeur ?. Sans m?me parler des divinit?s, aucun ? Ange de l’œuvre ? ne se pr?terait ? un tel mode de convocation.
Le caract?re sp?culatif de la pragmatique ? laquelle j’en appelle ne signifie pas s?parer ce qui peut ?tre convoqu? en deux classes, d’une part les ?tres qui peuvent faire taire le scepticisme, et d’autre part ceux qui seraient vou?s ? laisser exister le scepticisme et auraient donc une existence ? seulement sp?culative ?. Un tel malentendu serait catastrophique car il conserverait au scepticisme le pouvoir de dominer le champ des savoirs, de maintenir une r?partition premi?re, de type ? vraiment vrai ? et ? seulement sp?culatif ?. Il s’agit tout au contraire de mettre sur un m?me ? plan ?, sp?culatif, l’ensemble des pratiques de convocation, chacune ?tant diff?renci?e par ? ce qui lui importe ?. La r?ussite exp?rimentale, pour laquelle ? r?sister au scepticisme ? importe, est une r?ussite sp?culative. Mais le plan sp?culatif n’admet pas de rapport d’opposition, de type ? capable de r?sister au scepticisme ?/ ? arbitraire ?. C’est la r?ussite exp?rimentale qui d?signe le scepticisme comme ce dont d?pend sa propre valeur, comme son ? faire valoir ?. La r?sistance au scepticisme n’est pas un trait g?n?rique : telle est sans doute l’?preuve la plus inqui?tante que le pragmatisme sp?culatif r?serve aux ? enfants de la Renaissance ?, ? ceux qui ont ?t? si fiers de faire basculer dans un pass? d?pass? tout ce qui leur semblait superstition et croyance.
Les questions g?n?riques d’une psychologie prenant le risque d’une pragmatique sp?culative ne concerneraient donc ?videmment pas des pratiques d?finies par une ambition de preuve, comme l’hypnose exp?rimentale, ni des ?tudes neurophysiologiques des ? ?tats modifi?s de conscience ?, marqu?es par une ambition de g?n?ralit? qui voue le psychologue ? une position de transcendance par rapport aux particularit?s de chaque mode de convocation . On n’entre pas en symbiose avec des jugements g?n?raux. En revanche, ces questions pourraient bien viser un savoir de type ? ?thologique ?, concernant une pluralit? ouverte d’?tres en tant qu’ils r?pondent ? tel ou tel mode particulier de convocation, qu’ils se pr?tent ? tel ou tel type de rapport. On se souviendra en effet que l’?thologie, savoir du comportement, d?signe toujours une probl?matique de mise en rapport : on ne se comporte pas dans l’absolu, mais toujours en rapport avec ceci ou cela. En l’occurrence, des questions ?thologiques - notamment ? que demande un ?tre d?s lors que l’on prend le risque de tenter de le convoquer ? ?, ? quelles pr?cautions exige une mise en rapport avec lui ? ?, ? quels effets redoutables entra?nent, lorsque ce rapport se risque, l’imprudence, l’arrogance ou la na?vet? ? ? - sont vitales partout o? les devenirs sont en jeu, o? les obsessions d?vorent, o? les slogans ax?s sur le n’importe qui ou le n’importe quoi font des d?g?ts innommables .
Il est temps de conclure. Mon probl?me de d?part, le devenir farce du ? progr?s scientifique ?, d?signe d?sormais, comme la proposition de Marx, une mise en sc?ne caract?ris?e par la division entre les acteurs de ce progr?s et un public soumis, susceptible d’accepter que ce qui le fait sentir, penser et agir soit disqualifi? s’il ne peut satisfaire les exigences la preuve scientifique. Et tant les acteurs que leur public doivent d’abord ?tre d?finis comme ? victimes ? d’un pouvoir, celui de la preuve, qui n’a pas ?t? cultiv? mais affirm? avec arrogance, comme s’il appartenait en droit ? une pens?e enfin rationnelle.
A c?t? de Marx, enfant de la Renaissance, je voudrais ?voquer ici Whitehead, pour qui la Renaissance marqua une ? r?volte historique contrer la raison ?, plut?t qu’un triomphe de la raison. C’?tait la th?se de Whitehead, dans Science and the Modern World, que la ? pens?e moderne ? issue de cette r?volte est bel et bien malade d’incoh?rence : elle doit se r?f?rer ? la fois ? un monde ? objectif ?, soumis en droit ? la preuve, renvoyant ? l’illusion ce que nous sentons et vivons ? son contact, et ? des sujets d?sincarn?s, dont il faut supposer qu’ils sont libres et critiques puisqu’ils exigent des preuves, et qui sont donc radicalement ?trangers au monde qu’ils d?crivent... On ne s’?tonnera pas de ce que la psychologie ait ?t?, plus que toute autre science, marqu?e par cette incoh?rence : expliquer ? psychologiquement ?, c’est toujours expliquer une faiblesse, une soumission, et le psychologue se sentira insult? si on tente d’expliquer psychologiquement sa propre attitude .
La possibilit? qu’une science abaisse ce ? quoi elle a affaire est ins?parable, je l’ai d?j? soulign?, d’une question politique qui peut se situer au voisinage de Marx : notre histoire est caract?ris?e par un double registre, en d?calage accentu? : d?veloppement des forces productives mais non pas, surtout pas, d?veloppement de ce que j’ai appel? la multiplicit? des modes d’empowerment. A ce double registre correspond la figure que Whitehead, dans Science and the Modern World, nomme ? le professionnel ?, grande invention du 19?me si?cle. Les professionnels, attach?s au sillon de leur d?marche, disqualifiant tout ce qui pourrait leur faire obstacle, ne sont pas, souligne Whitehead, une invention moderne. Ce qui est moderne est leur association avec ce qui a ?t? appel? ? progr?s ?. Et c’est cette association que traduit la mise en trag?die des ? r?volutions scientifiques ? et la farce de leur r?p?tition tout terrain. Le psychologue ? moderne ? est un professionnel en ce qu’il renverrait ? l’anecdote, ou traiterait de mani?re superficielle et arrogante, la question de savoir comment expliquer ? psychologiquement ? la d?marche du psychologue.
Suivant les deux pistes que j’ai propos?es (la premi?re impliquait elle aussi, bien ?videmment, la question de l’empowerment, celui du t?moin r?calcitrant), on en arrive ? une question que les activistes am?ricains mettent sous le signe du ? reclaiming ?, autre terme mal traduisible qui d?signe ? la fois des pratiques de luttes revendicatrices, de r?appropriation, de gu?rison, mais en les mettant sous le signe de devenirs qui rendent lutte et spiritualit? indissociables. Lutter contre ce qui empoisonne, ici lutter contre le pouvoir qu’a sur nous la farce des jugements ? r?volutionnaires ? scientifiques, n’a rien ? voir avec r?cup?rer ce dont nous serions ali?n?s, car le pouvoir qu’il s’agit de ? reclaim ? n’est pas n?tre. C’est pourquoi le diagnostic peut bien ?tre ? marxiste ?, mais non pas le pronostic : le futur ne peut ?tre mis sous le signe d’une quelconque certitude, d’un espoir de salut lumineux lib?rant des pesanteurs du pass?. Si le pass? p?se, c’est de tout ce qui a ?t? d?truit. Si un futur se dessine, il passe par les interstices de ces destructions, par des devenirs qui tous sont pr?caires et vuln?rables. En tout ?tat de cause, contre Marx, je reprendrai la phrase de Whitehead liant l’humanit? ? la mise en aventure : le futur, que ce soit celui que nous fabriquent les professionnels ou celui qui d?couplerait aventure et professionnalisation, sera dangereux, mais ? it is the business of the future to be dangerous ? .