Imbroglio
Agora | About | Timeline | Keywords |
Thinking sciences from their middle
Penser les sciences par leur milieu
Sunday 30 March 2003 by Stengers, Isabelle

Preliminary version of a text published in A quoi sert la philosophie des sciences ?, Rue Descartes n°41, 2003 p. 41-51.

The text tries to answer a challenge : starting from Marx claim that it is time for philosophy to stop trying to understand the world in order to try and transform it.
Can we replace "the world" by "the sciences" ? And what would mean "transform the sciences" ?

Ne pas interpr?ter le monde, en viser la transformation : reprendre ce mot de Marx adress? aux philosophes et l’adresser aux philosophes des sciences ? propos de la transformation du ? monde des sciences ? d?signe certainement une t?che cruciale. Mais surtout une t?che p?rilleuse.

P?rilleuse, elle l’a toujours ?t?. Car elle invite le philosophe ? se m?ler de ce qui, c’est bien entendu, ne le regarde pas. Et cela depuis le d?but de ce que l’on appelle les sciences modernes, depuis l’autonomie territoriale revendiqu?e par Galil?e. Car la mani?re dont Galil?e pr?sente la diff?rence entre ? le monde des faits ? qu’il repr?sente et le ? monde de papier ? qu’il s’agit de faire basculer dans un pass? d?pass? n’a rien perdu de son pouvoir. On a beau compliquer les choses, rappeler la pens?e esth?tique de Kepler, l’h?ritage alchimique de Newton, la brutalit? du jugement galil?en est encore et toujours ce qui revient aux moments de tension. Ou lorsque l’apparition d’un nouveau champ scientifique est annonc? : le contraste est toujours affirm? entre les questions ? avant ?, questions de philosophes ou questions contamin?es par la philosophie, et ce qui commence, les philosophes ayant ?t? chass?s du territoire avec leurs questions mal pos?es. Ainsi, Fran?ois Jacob annon?a triomphalement dans La Logique du vivant que l’on interroge plus aujourd’hui ? la vie ? dans les laboratoires. Qu’importe que des g?n?rations de biologistes avant lui aient pens? que leur science avait ? interroger la vie : ils posaient sans le savoir une question de philosophe, une question ? laquelle une vraie science se doit de ne pas r?pondre. Pr?cis?ment comme la physique galil?enne se devait de ne pas r?pondre ? la question de savoir ? pourquoi ? les corps tombent de telle mani?re, question ind?cidable, juste bonne ? faire parler les bavards...

Quoi d’?tonnant, ? ce que la plupart des philosophes se bornent soit ? caract?riser (et parfois d?noncer) ? la science ? en en acceptant l’autonomie territoriale, soit ? proposer en exemple g?n?ralisable les deuils qu’elle impose : les sciences constituent alors le mod?le enfin advenu de connaissance rationnelle, et il s’agit d’en d?gager avec respect les normes applicables ? toute pr?tention de savoir.
Mais la t?che est aujourd’hui plus p?rilleuse que jamais, car d’autres ont entrepris, avec les moyens qui leur sont propres, de transformer ce monde des sciences. L’Age d’Or des politiques keyn?siennes, o? l’Etat subventionnait g?n?reusement la recherche acad?mique, d?finie comme source des innovations technico-industrielles qui g?n?reraient un progr?s ?conomique, et donc social, est r?volu. Mais la plupart des scientifiques ne veulent pas savoir qu’ils partagent le destin de tant d’autres, pas plus que leurs pr?d?cesseurs n’ont voulu savoir l’association entre la d?finition de la recherche pure, d?sint?ress?e comme ? poule aux œufs d’or ? qu’un Etat ?clair? doit se borner ? nourrir sans condition, et une d?finition apolitique, voire m?me anti-politique, du progr?s social (retomb?e automatique de l’initiative industrielle). Ils pr?f?rent se lamenter ? propos de la mont?e de l’irrationalit?, ou d?noncer une soci?t? ? mat?rialiste ?, aveugle ? l’effort de recherche d?sint?ress?, avec des accents que Jean Paul II ne renierait pas. Et la douleur peut rendre dangereux. Malheur ? qui peut ?tre suspect? de contribuer ? affaiblir la confiance que le public devrait nourrir envers les sciences. Malheur ? qui le d?tourne de ce qui devrait ?tre l’?vidence : si notre monde a des probl?mes qui ont partie li?e avec les innovations technico-scientifiques, ce n’est pas la faute des scientifiques, mais de ceux qui ont exploit? leurs recherches ; et une chose est s?re : pour en sortir il faut plus de sciences, plus d’innovations. Ce avec quoi G. W. Bush est bien d’accord : ? quoi bon bouleverser aujourd’hui les modes de vie et de production des Am?ricains, puisque, d’ici vingt ans, la science aura certainement trouv? la solution au r?chauffement climatique. Il faut ?tre irrationnel - ou ne pas croire que Dieu b?nit la r?ussite am?ricaine - pour en douter.

George W. Bush n’a rien invent?. C’est pourquoi il me faut prendre le risque d’aller un tout petit peu plus loin : il y a, me semble-t-il quelque chose qui est en train de tourner assez mal en ce qui concerne le th?me du progr?s scientifique lui-m?me. Est-ce seulement parce que des scientifiques ambitieux doivent aujourd’hui int?resser les ? d?cideurs ? que se multiplient de mani?re si inqui?tante les paris sur la com?te ? Que l’on voit des t?nors de la science articuler leur position avec la perspective d’une r?volution scientifique ? venir. Ainsi le physicien Penrose a-t-il annonc? que la future r?volution physique qui articulerait l’interaction gravitationnelle avec les autres interactions r?soudrait la question de la mesure quantique et, dans la foul?e, permettrait de comprendre la mani?re dont, dans le cerveau, les ph?nom?nes quantiques sont responsables de ce que nous appelons l’esprit . Les r?volutions sont d?sormais annonc?es, non plus inattendues mais anticip?es, et on mise sur elles ? comme si c’?tait fait ? pour r?soudre les probl?mes aujourd’hui sans r?ponse. Et cela, depuis les ordinateurs quantiques jusqu’? la conscience d?finie comme ? nouvelle fronti?re ? par les neuro-cognitivistes. En passant bien s?r par les prodiges futurs de la biologie g?n?tique, devenue biotechnologie (voil? une science qui a, ? merveille, pris le tournant d’une science m?ritant ses cr?dits de recherche, avec ses spin off et autres start up).

Un autre texte de Marx vient ici ? l’esprit : Le Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte, o? le coup d’Etat de l’aventurier Bonaparte ?tait impitoyablement caract?ris? sur le mode de la double r?p?tition. Il r?p?terait sur le mode d’une sinistre farce ce que d?j? la r?volution fran?aise avait r?p?t? sur le mode de la trag?die, l’histoire romaine qui vit la chute des Rois, la R?publique, puis l’Empire.
Cela ne veut pas dire que les scientifiques ne continuent pas ? travailler, ? faire certainement de l’excellent travail de recherche. Mais qu’en est-il de la mise en sc?ne tragique de la ? r?volution scientifique ?, de l’opposition rituellement construite entre ce que chacun croyait et ce que l’on sait d?sormais ? Plut?t que de d?plorer le contraste entre les ? vraies ? r?volutions qui traduisaient un ? vrai ? progr?s et les annonces m?diatiques, ne pourrions nous pas nous demander si le public, ? qui l’on annon?ait que ce qu’il avait ? toujours cru ? ?tait d?sormais renvoy? ? la simple croyance, n’?tait pas d?j? convoqu? ? jouer le r?le de chœur sur une sc?ne r?p?titive. Aujourd’hui encore, lorsqu’est annonc?, rappel?, re-rappel?, le choc que constitue ? pour tous ? la d?couverte, par la physique quantique, de ce que le ? r?el est voil? ?, il faut d’abord rassembler ce ? tous ?, c’est-?-dire convaincre tout un chacun que les humains ont ? toujours cru ? que la r?alit? ?tait constitu?e de petits corps dont le comportement pouvait ?tre caract?ris? (par les physiciens) tel qu’il serait ? en lui-m?me ?. Afin que la r?volution nous concerne tous, il faut d’abord que nous nous reconnaissions tous dans le portait d’un physicien na?vement m?caniste et que nous oublions de surcro?t que la ? physique classique ? avec laquelle est c?l?br?e la rupture n’a jamais ?t? caract?ris?e par la touchante unanimit? dont a besoin la mise en sc?ne tragique. Ce qui est r?p?t? l? n’est autre que l’histoire m?me de l’hominisation. La science y prend le r?le d’une esp?ce de t?te pensante de l’humanit? osant se dresser sur ses deux pattes et affronter l’univers inqui?tant avec les seules ressources de sa raison insoumise .

L’importance prise par les mises en sc?ne d’un progr?s d?pendant d’une science pure, et dont la puret? est d?montr?e par sa rupture avec les questions humaines vulgaires, peut ?tre dat?e. On la voit monter en puissance au d?but du si?cle pr?c?dent, et sa fonction est d?j? pol?mique et d?fensive : elle mobilise les chercheurs inquiets, d?j?, du possible asservissement des sciences aux int?r?ts sociaux et ?conomiques. N’est-ce pas ? l’anniversaire de Max Planck, celui qui traita Mach de ? faux proph?te ?, mena?ant la science de st?rilit? parce qu’il la situait dans la continuit? directe des travaux des artisans et des techniciens, qu’Einstein pronon?a son c?l?bre discours sur le Temple de la science. Ce Temple dont l’Ange du Seigneur chasserait ceux qui n’y ?taient pas venus dans le d?sir d’?chapper au monde, de parvenir ? une vision purifi?e de toute attache...
Il est donc p?rilleux de r?pondre au d?fi de Marx. Comment non pas seulement r?ver ? une transformation mais fabriquer les mots pour la proposer, sans attirer les foudres de ceux qui, traumatis?s, d??us, incompris, ne demandent que cela : foudroyer, comme Planck le fit d?j? avec Mach, le responsable, celui (ou celle) qui empoisonne l’esprit du public.

Le fait de prendre cette question au s?rieux traduit une distance par rapport ? la position de Marx, et plus pr?cis?ment ? la position que son ?poque a propos?e ? Marx. Dans Le Dix-huit Brumaire, la double r?p?tition, sur le mode de la trag?die puis de la farce, dissimule une diff?rence radicale d’avec l’?poque romaine. A cette ?poque, ?crit-il, la lutte des classes ?tait restreinte ? une minorit? privil?gi?e : libres citoyens riches et libres citoyens pauvres. Au 19?me si?cle, cette lutte est g?n?ralis?e, et c’est elle qui doit commander la pens?e de l’avenir. ? La r?volution sociale du 19?me si?cle ne peut tirer sa po?sie du pass?, mais seulement de l’avenir. Elle ne peut pas commencer avec elle-m?me avant d’avoir liquid? compl?tement toute superstition ? l’?gard du pass?. Les r?volutions ant?rieures avaient besoin de r?miniscences historiques pour se dissimuler ? elles-m?mes leur propre contenu. La r?volution du 19?me si?cle doit laisser les morts enterrer les morts pour r?aliser son propre objet. Autrefois la phrase d?bordait le contenu, maintenant c’est le contenu qui d?borde la phrase. ?

La phrase d?bordait le contenu : la phras?ologie des r?volutionnaires jouant aux romains, comme celle des r?volutions scientifiques, conf?re ? ce qui est en jeu une port?e et un sens qui a assez peu ? voir avec ce qui est en train de se produire. Et en effet, l’exemple de la physique quantique devenue synonyme du deuil que les humains doivent consentir afin d’accepter que le ? r?el est voil? ? est ?loquent ? ce sujet. Mais que le contenu soit appel? ? d?border la phrase affirme la position de Marx que je ne peux reprendre car elle d?signe le prol?tariat comme force de l’avenir, appel? ? d?border l’ensemble des vieilles syntaxes ; leurs mots, ? eux qui n’ont jamais eu la parole, sont inou?s, inimaginables. Et c’est ce qui permet ? Marx de ne pas se pr?occuper le moins du monde du scandale, du d?sarroi, de l’incompr?hension de ceux dont il tourne en d?rision les espoirs et les id?aux, de d?crire les illusions dont ils sont dupes avec une cruaut? impitoyable. A suivre cet exemple, qui propose de faire l’?conomie de penser ? avec ? ceux qui sont dupes, il serait facile de ricaner des scientifiques qui se d?couvrent "instrumentalis?s" comme tout le monde - qui se r?veillent de leurs illusions et doivent se rendre compte que, comme tout le monde, ils sont asservis ? la logique capitaliste. Mais l’?poque a chang? au sens o? nous ne pouvons plus penser avec confiance ? partir de la ? r?volution sociale ? qui renverrait ? l’anecdote les convictions d??ues des ? dupes ? qui croyaient transcender la lutte des classes. Plut?t que l’alternative propos?e par Marx entre s’ent?ter ? ?tre dupe ou s’allier ? la force irr?sistible de la r?volution en marche, les scientifiques ? d?moralis?s ? sont face ? une alternative dont les deux termes sont n?gatifs : ha?r ce monde qui m?prise ses scientifiques ou devenir cynique et accepter de jouer le jeu demand?.

On peut d?plorer le changement d’?poque, maintenir vaille que vaille l’ancienne perspective. Mon choix est de tenter d’explorer ce ? quoi oblige le mot de Marx, ne pas interpr?ter mais viser la transformation (et une transformation qui accepte le diagnostic marxiste quant au pouvoir de red?finition et de truquage capitaliste) ? une ?poque o? la future r?volution sociale ? n’autorise plus la moindre ?conomie de pens?e. Ce refus de toute ?conomie correspond ? ce que, il y a dix ans, j’ai baptis? la ? contrainte leibnizienne ?. Leibniz avait affirm? que la philosophie ne doit pas se donner pour id?al de renverser les sentiments. ? Le probl?me que d?signe la contrainte leibnizienne lie v?rit? et devenir, assigne ? l’?nonc? de ce que l’on pense vrai la responsabilit? de ne pas entraver le devenir : ne pas heurter les sentiments ?tablis afin de pouvoir les ouvrir ? ce que leur identit? ?tablie leur impose de refuser, de combattre, de m?conna?tre. ?

La contrainte leibnizienne ne concerne pas seulement le ? monde des sciences ? mais l’ensemble de ce que j’appelle des ? pratiques ?, c’est-?-dire en fait les activit?s qui n’ont pas ?t? red?finies int?gralement en termes de rapport salari?, rapport social o? le travailleur ? vend sa force de travail ? et n’est pas socialement habilit? (m?me s’il n’en pense pas moins) ? prendre position quant ? son utilisation. D’une mani?re ou d’une autre, le praticien est engag? par ce qu’il fait, ce que l’on peut traduire par ? sa pratique l’oblige ?, et il exige de son milieu, de la soci?t? dont d?pend sa pratique, qu’elle respecte ces obligations. Cela peut se traduire par le respect du secret m?dical, la d?ontologie des journalistes, la question de la (d?)motivation des enseignants, la tristesse des agriculteurs. Dans le cas des chercheurs scientifiques, ce qui est exig? tourne le plus souvent autour d’une autonomie relative , c’est-?-dire le souci des distances entre l’activit? de recherche et l’instance dont le chercheur d?pend financi?rement.

Respecter la contrainte leibnizienne ne signifie pas respecter la mani?re dont les praticiens pr?sentent leur pratique, ce que cette pratique exige et surtout ce ? quoi elle pr?tend. Les praticiens ont une certaine tendance ? donner ? leurs pr?tentions et ? leurs exigences la formulation et la port?e que rend possible leur milieu, ? chaque ?poque, et cela depuis que Galil?e a transform? la nouveaut? dont il ?tait porte-parole - la cr?ation d’un dispositif exp?rimental conf?rant ? la chute des corps le pouvoir de t?moigner quant ? la mani?re dont elle doit ?tre mise en fonction - en machine de guerre contre la philosophie (scolastique) et la th?ologie jusqu’aux discours sur la science d?sint?ress? vecteur de progr?s humain. Le respect ne doit pas ?tre adress? aux formulations comme telles, mais doit plut?t s’adresser aux possibilit?s de devenir des praticiens, sachant qu’ils ne seront capables de devenir que si les contraintes qui d?finissent leur appartenance sont reformul?es, certes, mais non pas ni?es ou d?finies comme secondaires au nom d’un int?r?t plus ?lev? .
Corporatisme, pourrait-on dire, et en effet les praticiens sont susceptibles de faire corps quand ils se sentent menac?s (? moins de sombrer dans la tristesse ou la d?motivation). Mais l’accusation en question se base sur un id?al d’humains d?tach?s assez inqui?tant, car traduisant la convergence entre la catastrophe que constitue le rapport salarial (le travailleur est d?tach?, il ne peut s’opposer ? ceux qui ach?tent sa force de travail) et l’id?al abstrait d’une d?mocratie ?lectorale o? chaque ?lecteur est cens? mettre de c?t? ses attaches pour exprimer sa position quant au bien commun. Il appartient ? Bruno Latour d’avoir mis en question cette figure de l’humain ? nu ?, d’avoir soutenu que l’on ne pourra mettre les sciences en politique sans en m?me temps transformer le sens du terme politique, sans lui faire d?signer la question de la vie-ensemble d’associations multiples d’humains et de non humains, d’humains attach?s aux non humains qui les font penser et agir. Respecter les pratiques en tant que telles, dans la diversit? des modes d’attachement qu’elles font exister, et qui les font exister, c’est la mani?re dont je propose de penser notre ?poque en contraste avec celle de Marx, pour qui la force du prol?tariat ?tait ne n’avoir rien ? perdre que ses cha?nes. C’est penser ? partir de ceux qui ont ? perdre, et ? perdre ce qui donne sens ? leur vie, ? leur pens?e, ? leur activit? . C’est refuser au Capitalisme le compliment de d?truire ce qui faisait obstacle au socialisme. De m?me que les naturalistes reconnaissant que la disparition d’esp?ces animales est in?vitable, mais ne la d?finissent pas moins comme perte et d?noncent les modes d’exploitation qui la syst?matisent, on peut accepter la disparition de certains modes d’attachement entre humains et non humains, mais non pas la c?l?brer comme ? allant dans le sens du progr?s ?.

Ce que je propose de penser est donc la question de la transformation des praticiens en tant que praticiens, c’est-?-dire la distinction (toujours risqu?e) entre celles de leurs habitudes qui pourraient changer et ce qui fait d’eux des praticiens, ce ? quoi ils ne peuvent renoncer sans trahir leurs obligations. Une telle distinction n’est pas ?vidente, d’autant moins que les (mauvaises) habitudes des scientifiques les poussent ? l’amalgame. Les exigences de certains t?nors se font sans limite, et beaucoup d’autres jouent au jeu du ? hou, fais moi peur ? (se confient par exemple les uns aux autres avec effroi que Bruno Latour ? ne croit pas ? la r?alit? ? ). Lorsque Steven Weinberg r?clame que l’on reconnaisse aux lois de la physique ? peu pr?s la m?me r?alit? que celle des cailloux dans un champ , il s’agit bel et bien de rendre toute distinction impossible. C’est comme cela, et c’est ? prendre ou ? laisser. Les protagonistes sont somm?s de se mobiliser sur un mode binaire, permettant une opposition frontale : ceux qui acceptent que les physiciens ne font que d?couvrir les lois (non humaines) auxquelles la nature ob?it, et ceux (les irrationalistes) pour qui ces lois sont des simples conventions humaines, analogues aux r?gles du jeu de base-ball. On retrouve le m?me type de binarisation, tout ou rien, autour de la question de l’autonomie. Les scientifiques qui d?fendent la recherche ? pure ? sont tr?s peu solidaires des conditions de travail de ceux qui vivent sur contrat. Ils ont laiss? ceux qui travaillent dans le priv? sous le pouvoir de clauses de confidentialit? qui leur interdisent de faire ?tat de ce qu’ils savent. Ils n’ont pas non plus utilis? leur prestige pour affirmer la n?cessit? d’une d?ontologie de l’expertise et d’une responsabilit? (accountability) de l’expert. D?s lors que le praticien ne peut plus ?tre caract?ris? par ses obligations envers l’avancement du savoir disciplinaire, tout semble sinon permis, du moins tol?r?.
S’adresser aux pratiques comme telles, c’est reconna?tre la l?gitimit? de certaines de leurs exigences, car celles-ci correspondent ? la possibilit? de satisfaire les obligations sans lesquelles la pratique ne ? tiendrait ? plus. Toute pratique craint son instrumentalisation, et r?siste comme elle peut. C’est ?galement reconna?tre le bien fond? du scandale que peut susciter une description qui insulte, que ce soit celle qui assimile purement et simplement la justice aux int?r?ts de classe ou celle qui assimile les lois de la physique aux r?gles du jeu de base-ball, lois et r?gles proc?dant pareillement d’une d?cision humaine unilat?rale. Dans tous les cas, l’insulte traduit le d?ni de ce qui oblige la praticien : la fureur du physicien n’est pas essentiellement diff?rente de celle qui prendrait les amateurs de base-ball si une description assimilait les victoires remport?es gr?ce au talent des joueurs et gr?ce ? la corruption de l’?quipe adverse. Apr?s tout, la premi?re obligation, dans une science th?orico-exp?rimentale comme la physique, est la diff?rence ? faire entre fait exp?rimental fiable et artefact. L’assimilation nie donc ce qui importe, ce qui r?unit les chercheurs : la possibilit? de distinguer entre la cr?ation r?ussie d’un lien ? partir duquel il est possible de caract?riser ce avec quoi le lien a ?t? cr??, et la production d’une caract?risation qui m?nerait les physiciens ? se mettre d’accord sur un mode unilat?ral, la r?alit? ? propos de laquelle il y a accord ?tant, elle, incapable de faire la moindre diff?rence.

A partir de cette double reconnaissance, peut ?tre pourrait-il en retour ?tre exig? des praticiens qu’ils ne proc?dent plus par amalgames mobilisateurs, ceux-ci r?pondant d’abord ? la conviction que l’? opinion ? doit ?tre maintenue ? distance, somm?e de respecter, parce qu’elle est incapable de comprendre ce qui oblige les praticiens.
Transformer une pratique doit se penser, me semble-t-il, ? partir des exigences que le milieu dont elle d?pend peut faire peser sur cette pratique, et ces exigences imposent un diagnostic portant sur la distinction entre celles des habitudes qui pourraient changer et ce ? quoi les praticiens ne peuvent renoncer sans trahir leurs obligations. Une telle distinction n’est bien entendu ?crite nulle part. On peut la dire sp?culative, mais ? condition de reconna?tre que la situation qui appara?t aujourd’hui comme ? normale ? est elle aussi issue de ce genre d’op?ration sp?culative. Le milieu industriel et ?tatique n’a cess?, depuis le 19?me si?cle au moins, d’exp?rimenter quant aux possibilit?s de donner aux chercheurs le type d’habitude qui convienne ? leur r?le. Ainsi, le type d’?ducation-formation que re?oivent les scientifiques dans nos universit?s traduit-il ce que l’on ne savait pas possible auparavant, ? savoir la possibilit? d’exacerber une certaine cr?ativit? disciplinaire sans avoir ? redouter que les scientifiques se m?lent de ce qui, d?sormais, est cens? ne pas les regarder. La plupart des scientifiques (pas tous, mais il suffit que la minorit? soit jug?e ? anormale ?) ont accept? la neutralit? de ce qu’ils proposent, la distinction entre fait et valeur, et donc le fait qu’un ? vrai ? scientifique n’a pas ? s’int?resser ? ce qui regarde ? la politique ?. Il est suspect de trop s’int?resser ? la mani?re dont les possibles cr??es par des chercheurs ? d?sint?ress?s ? changent de nature d?s lors que ces possibles quittent le r?seau des laboratoires de recherche, c’est-?-dire int?ressent d’autres protagonistes que ces chercheurs. Nous avons l? une belle illustration de la th?se de Michel Foucault selon laquelle le pouvoir s’exerce aussi bien (et m?me mieux) par incitation positive que par r?pression. Il suffit pour faire surgir un app?tit n?gatif pour tout ce qui sera qualifi? de ? question non scientifique ? de cultiver l’int?r?t pour les seules questions ? vraiment scientifiques ?. Face ? une question de type un peu diff?rent, une l?g?re grimace ou un petit haussement d’?paule et le tour sera jou? : n’importe quelle raison suffira, l’essentiel ?tant l’absence d?termin?e d’app?tit.

Le comble de la r?ussite ? cet ?gard est l’habitude de pens?e si r?pandue selon laquelle un int?r?t pour les questions ? non scientifiques ? mettrait en danger la cr?ativit? du chercheur, ce que d?signe la m?taphore du somnambule sur le fa?te du toit : s’il se r?veille et voit o? il est, il tombe. Les scientifiques traiteront alors comme des ennemis, mettant en danger leur pratique, ceux qui veulent ? les r?veiller ?. Et ils honoreront comme pratiquant une ? l?gitime d?fense ? ceux d’entre eux qui n’h?sitent pas le moins du monde ? ? r??tiquetter ? leurs projets de recherche pour d?tourner ? leur profit les ressources financi?res consacr?es ? des probl?mes qui devraient obliger les scientifiques ? penser un tant soit peu ? hors discipline ?.

Transformer les pratiques scientifiques, au sens d?sirable d’une mise en politique de ces pratiques, n’est donc pas enfreindre une sacro-sainte autonomie. Les pratiques que nous connaissons sont d’ores et d?j? model?es par leur ? milieu ?, par les exigences des interlocuteurs traditionnels des communaut?s scientifiques, ceux qui leur allouent les ressources dont elles ont besoin et conf?rent ? certains de leurs r?sultats une importance et une port?e qui rencontre leurs propres int?r?ts. Il s’agit donc, comme disait Gilles Deleuze, de ? penser par le milieu ?. Penser ? transformer les pratiques scientifiques et le type d’?ducation qui les pr?pare en faisant appel ? une quelconque bonne volont? me semble vain. Les habitudes changent lorsqu’elle sont contraintes ? changer. Mais la diff?rence qui importe porte sur les contraintes, selon que celles-ci parient sur la capacit? ? devenir des praticiens en tant que praticiens ou exigent une soumission qui les humilie. En l’occurrence, c’est ? la capacit? de devenir que fait appel le pari selon lequel le paysage rar?fi? des strat?gies scientifiques, structur? par les pouvoirs ?tatico-industriels n’a rien d’optimal ou de rationnel. Penser les sciences par le milieu, c’est envisager leur devenir si d’autres exigences venaient compliquer ce paysage, imposer de nouvelles conditions, demander de nouveaux types de compte, sur un mode qui n?cessite que les praticiens se pr?sentent autrement, qui les incite (positivement) ? cultiver un certain app?tit pour la diff?rence entre les lieux confin?s de leurs recherches et les mondes o? celles-ci auront des cons?quences ? non-scientifiques ? .
D’o? l’int?r?t (sp?culatif, portant sur les possibles) des ? forums hybrides ?, mais si et seulement si l’ensemble du protocole de r?union a pour enjeu de forcer les scientifiques ? faire activement, douloureusement, le tri dans leurs pr?tentions ? l’?preuve de la situation concr?te (sociale, politique, ?conomique, ?cologique, etc...) par rapport ? laquelle ils affirment la pertinence de leurs savoirs. Il est, me semble-t-il, crucial de donner toute son importance ? cette pr?caire nouveaut?, ? ces interstices ouverts par les mouvements activistes qui refusent le mot d’ordre ? innovation technico-scientifique = progr?s ? ou bien ? = destin in?luctable ?, et les prot?ger activement de leur pr?visible d?tournement ? p?dagogique ? (?duquer le peuple) : les ? forums citoyens ? ne valent que dans la mesure o? les citoyens y gagnent les moyens de se m?ler effectivement de ce qui ?tait d?fini comme ? ne les regardant pas ?
On l’aura compris, contrairement ? Marx, je refuse de penser dans l’horizon d’une r?volution cens?e balayer ce qui, aujourd’hui, ? fabrique le monde ?. Il ne s’agit pas pour autant de proposer un substitut ? citoyenniste ? ? la r?volution. Il n’y a aucune illusion ? se faire quant aux limites, quant aux rapports de force. Il s’agit de travailler ? la transformation des habitudes et des app?tits de praticiens dont les r?ves, les attentes, les app?tits sont aujourd’hui model?s par leur milieu, par leurs relations exclusives avec l’Etat et les industries. Et ce type de travail, aucune perspective r?volutionnaire ne devrait autoriser ? en faire l’?conomie. Passer de la transformation ? du monde ? (domin? par le capitalisme) ? celle du ? monde scientifique ?, c’est aussi passer d’un probl?me unique (la domination du capitalisme), ? la question de la pluralit? des mondes pratiques, c’est-?-dire refuser l’?conomie de pens?e selon laquelle lorsque le contenu (r?volutionnaire) d?bordera la phrase, l’ensemble des phrases, ou syntaxes pratiques, qui aujourd’hui s’opposent, trouveront leur unit? r?concili?e. Si les pratiques sont prises au s?rieux, les op?rations d’articulation, de conciliation entre pratiques poseront toujours des probl?mes vitaux.